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John-Antoine Nau : Télépathie

mercredi 5 mai 2021, par Denis Blaizot

Excellent conte fantastique d’un auteur américain de langue française. Il fut publié dans La vie mystérieuse n°10 (25 mai 1909 1909 ).

Il mérite un petit détour et le peu de temps que vous aurez besoin de lui consacrer pour le lire.

À noter également que cet écrivain fut le premier prix Goncourt en 1903 1903 avec Force ennemie.

Ce soir-là, sous les grands arbres de la Savane de Fort-de-France, l’air était d’une tiédeur plus lourde, plus énervante qu’à l’ordinaire. La brise, généralement fraîche et alacre, s’alanguissait, presque chaude ; les parfums des jardins voisins s’exhalaient avec une sorte de violence fervide, et entêtaient.

Albert Deslazes, qui se sentait un peu étourdi par ces senteurs exquises mais trop insistantes, se dirigea vers la jetée toute proche. La mer était phosphorescente et les ondes de feu vert qui couraient sur les vaguelettes lentes rappelèrent au promeneur les étranges ballets des lucioles autour des hauts manguiers, sabliers et palmistes de la Savane. Quand il fut au bout de la jetée, il se retourna et il lui sembla que la ville et même l’île avaient disparu. Il lui parut qu’il était isolé de tout, abandonné sur un îlot minuscule, en plein océan. Oui, on eût dit que la vaste mer était partout, qu’il ne restait plus rien de stable que la petite jetée : « Drôle d’hallucination » , pensa Deslazes !

Sa surprise s’accrut quand il s’imagina, vraiment, apercevoir dans la direction du nord-ouest les feux de position d’un steamer : « Voyons, se dit-il, j’ai la berlue ! De ce côté-là je ne puis distinguer que de la terre. Toute l’île est devant moi avec ses hautes montagnes ; de ce que je ne la vois pas, malgré le clair d’étoiles, il ne s’ensuit pas qu’elle ait déménagé. C’est moi qui déménage, ou qui souffre d’un trouble momentané de la vision. Ma foi, tant pis ! Je discerne très bien les jeux des phosphorescences sur les flots et c’est le principal : c’est un spectacle nocturne que j’ai toujours aimé. Puis il fait presque frais ici avec la « risée » du large . Je suis très bien sur ce môle et ne vais pas retourner vers le quai pour m’assurer qu’il n’a pas disparu. Je le retrouverai bien tout à l’heure, quand je ne serai plus aussi bêtement halluciné. » Il s’assit paisiblement sur la jetée, les jambes ballantes au-dessus de l’eau, alluma l’un de ces longs et minces cigares qu’on appelle des « boutts » à la Martinique et regarda les prestes moires vertes un peu dorées jouer sur les flots. Insensiblement, il se perdit en une songerie, oublia la mer, la jetée et ses étonnements de tout-à-l’heure. Sans le vouloir, il reprit un sujet de méditation qui l’affligeait depuis des jours et des jours…

Il l’avait terriblement aimée, cette Alicia Laselve qui demeurait naguère dans le joli petit village de Bellevue, situé tout près de Fort-de-France, de l’autre côté du canal Gueydon, sur une colline aux grands bois délicieux. C’était une adorable fille, d’une beauté à la fois rêveuse et vivace, une châtaine aux yeux noirs, aux chairs mates, à peine ambrées, au long corps souple, à la fois richement et finement modelé. Elle ne lui avait pas caché qu’il lui plaisait, s’était laissée aller, avec lui, dès le début, à de ces petites coquetteries câlines, qui sont tout à fait irrésistibles quand il s’y mêle un rien de tendresse mal dissimulée. Lui, s’était follement épris d’elle et avait ressenti le plus abominable chagrin de sa vie quand le père Laselve, à la suite de pertes d’argent, avait bâclé, pour sa fille, un mariage absurde avec un entrepreneur européen assez laid, assez vieux, mais énormément riche. Alicia, d’abord réluctante, s’était résignée quand elle avait vu son père à moitié fou d’angoisse à la veille d’une vraie banqueroute. Presque aussitôt après son mariage, elle était partie pour la France, puis pour l’île Bourbon où son mari avait trouvé une grosse affaire à exploiter.

Albert Deslazes ne s’était jamais remis de la douleur qu’il avait ressentie en voyant tous ses espoirs brisés. Après une longue maladie, il était demeuré faible, veule, sans volonté, quand une parente avait voulu le marier avec une jeune fille quelconque, assez agréable mais dépourvue, pour lui, du moindre charme, il n’avait résisté que pour la forme. Bien n’était encore décidé, mais Albert savait très bien qu’avant huit jours, il serait officiellement le fiancé de mademoiselle Arthénice Hercol, jeune personne insignifiante et vaguement sympathique. Tout valait mieux que sa vie actuelle. Puis cette Arthénice était une bonne fille qui, sans l’aimer beaucoup, lui témoignait une sorte d’amitié gentille, — on eût dit : un peu apitoyée. Peut-être savait-elle, — et le plaignait-elle vraiment. Ce soupçon avait inspiré à Deslazes une vague affection pour sa future fiancée…

Mais tout bonheur était bien perdu pour lui… Alicia était partie depuis deux ans… Il ne la reverrait peut-être jamais… et la revoir accompagnée de son vieil époux, cela ne pouvait guère passer pour une joie !…

Un bruit de voix interrompit sa rêverie mélancolique : ses yeux se détachèrent des phosphorescences qui pâlissaient. Il regarda vers le quai : il avait bien eu une hallucination ; les lumières de Fort-de-France brillaient entre les sombres feuillages gigantesques dont les cimes bleuissaient à la clarté des étoiles…

Une forme blanche flotta près de Deslazes. Aussitôt, il lui sembla qu’il devenait très léger, infiniment léger, qu’il montait dans l’air et planait assez haut au-dessus des vagues, qu’il suivait la forme blanche…

Il s’étonna de n’éprouver aucune émotion, de trouver tout naturel ce voyage aérien qui lui eût paru, la veille, la chose la plus ridicule du monde, une vraie histoire de da, — de nourrice, — une plaisanterie bonne tout au plus à amuser les petits enfants. Il imagina que sa vue était devenue plus perçante que d’habitude, que, malgré la nuit, il distinguait tous les détails de la côte de l’île qu’il longeait ; il constata qu’il passait très vite au-dessus de la Pointe-aux-Nègres, puis qu’il suivait de nouveau la côte, — maintenant à une certaine distance ; — pourtant il reconnut la Case-Pilote, d’autres petits bourgs, puis le Carbet et sa grande forêt de cocotiers, puis les ruines de Saint-Pierre, le rocher de la Perle… Rapidement il dépassa l’île de la Domini­que, aperçut confusément Marie-Galante. Il avançait beaucoup plus lentement, à présent ; — le côté sud de la Guadeloupe où il avait fait plusieurs voyages monta très doucement sur l’horizon, — et — les feux d’un grand steamer apparurent. Il sut, — comment ? — que c’étaient ces feux-là et non d’autres qu’il avait aperçus tout à l’heure… alors qu’il ne pouvait pas les voir, — (même-si les montagnes martiniquaises n’eussent pas existé), à cause de la grande distance — (plus de cinquante lieues !) — Et une force irrésistible le dirigea vers le gros vapeur, d’abord noir sous les étoiles de ses fanaux, puis ceint du collier de feu pâle de ses hublots de cabines, puis presque solaire dans la nuit. Il fut, une seconde, effrayé par l’énorme coque luisante qui venait sur lui si vite, si vite… mais déjà il flottait au-dessus du pont, frôlait les marches d’un escalier, fluait dans l’eau lumineuse d’un couloir violemment éclairé, passait, de façon invraisemblable, au travers d’une cloison et se trouvait dans une cabine d’un blanc de laque, éblouissant à l’éclat d’une lampe électrique. la forme blanche l’avait précédé, et, spectacle extraordinaire, s’était confondue tout à coup avec le corps d’une femme étendue sur une couchette de la cabine.

Une effroyable, une exquise émotion s’empara de Deslazes : les yeux à demi-clos, la bouche rose souriante, les splendides bras nus, le buste émergeant du drap et vêtu de blancheurs soyeuses, et comme nacrées, c’était Alicia qu’il avait devant lui. « Je suis fou ! songea-t-il ! Pourvu que cette folie dure très longtemps ! ! »

La voix d’Alicia répondit à sa pensée :

— Tu n’es pas fou ! C’est bien moi ! Je suis veuve depuis peu et suis revenue vers loi, maintenant que je suis maîtresse de ma vie. Pendant le voyage, j’ai senti que tu pouvais, que tu allais m’échapper, malgré ta volonté. Cette horrible appréhension est devenue si forte, ce soir, que mon cœur, mon esprit plutôt, n’a pu y tenir plus longtemps. Il est parti vers toi, j’en suis sûre, car je t’ai vu, oui, moi, — toi si triste, — assis sur la jetée de Fort-de-France. Et ton esprit est venu à moi. Je ne te vois pas bien mais je te devine. Et tu ne m’as pas devinée, toi !

×××

Quelques heures plus tard, Albert Deslazes se retrouva sur la jetée de Fort-de-France. Des pêcheurs nègres le secouaient violemment :

— Moin dis moun-là ’i saoul !

— Pas saoul pièce ! ’i môh !

— Ni saoul ni mort ! Endormi ! riposta malgracieusement Albert Deslazes, les yeux vagues, l’air égaré. Et puis, dites donc, je ne suis pas un sac de cassonade. Fichez-moi le camp, espèces de brutes !

Et machinalement il se leva, regarda de tous côtés. Le paquebot transatlantique s’éloignait dans la direction de l’arrière-port. Albert courut, traversa toute la Savane et arriva au quai de la C.G.T. [1] avant que les passagers n’eussent commencé à descendre à terre.

Il attendit, attendit : « Je vais avoir une rude déception ! pensa-t-il. Mais quel beau rêve ! »

Les « première classe » débarquèrent : une dame, deux dames inconnues, un vieux monsieur, un gamin, — puis, vraiment, vraiment !… Alicia !

— Non ! Tu vois bien que ce n’est pas un rêve ! Et n’aie pas peur, homme trop correct ! Qu’est-ce que cela fait qu’on nous voie nous embrasser, puisqu’à présent nous serons toujours l’un à l’autre !

John Antoine Nau.


[1Compagnie Générale Transatlantique.