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Maurice Level : Avec deux « T »

vendredi 9 avril 2021, par Denis Blaizot

Ce conte est paru dans le quotidien Le Matin le 23 mai 1921 1921 .

Il faisait froid, il faisait triste. Dans l’escalier sombre, les quatre étages avaient été durs à monter ; du feu de coke, il ne restait qu’une vague lueur rose au milieu d’un tas de choses grises ; la mèche de la lampe baignait comme une vieille racine dans un reste de pétrole trouble ; tout cela, à quoi s’ajoutait la fatigue d’une journée morne, acheva de décourager Garain.

Il regarda son lit qu’il lui fallait ouvrir, le réveille-matin avec sa petite aiguille immuablement arrêtée sur six heures et demie, pensa à la monotonie de sa vie, aux lendemains sans surprise, aux douze mois d’une année commençante aussi sûrement plats que les douze mois de celle qui finissait, à la fragilité des femmes, à l’égoïsme des hommes, à tout le mal qu’on se donne pour pas grand’chose, pour rien. Comparé aux ambitions de sa jeunesse, le présent lui apparut lamentable. Les sauces du restaurant avait gâté son estomac ; pas une semaine sans que sa femme de ménage mariât une nièce, enterrât un oncle ; rien n’allait plus, ni le commerce, ni la politique ; Lloyd George nous lâchait, la blanchisseuse s’entêtait à empeser le plastron de ses chemises... Des détails ? Mais de quoi la vie est-elle faite ?... Alors écœuré, dégoûté, il s’assit sa table, écrivit sur une feuille de papier à lettre mauve : « J’en ai assez de m’embêter. Je m’en vais », prit dans le tiroir un revolver, le chargea et réfléchit :

« Tirerai-je à la tempe ? Dans la bouche ? Au cœur ? »

Le cœur lui parut un lieu d’élection. Il dénoua sa cravate, ouvrit son veston, sa chemise et son gilet de flanelle dont un bouton qui ne tenait plus qu’à un fil sauta. S’il lui fût resté l’ombre d’une hésitation, cet accident, symbole d’une existence à laquelle personne ne s’intéressait, eût suffi pour le décider.

D’autres, lorsqu’ils s’en vont, brûlent des lettres d’amour, des papiers d’affaires, des photographies, une fleur fanée, une mèche de cheveux, ce pourquoi en somme ils ont vécu et meurent : lui n’avait pas cette petite formalité à accomplir ; le terme de son voyage était aussi quelconque que le voyage lui-même.

Une dernière récapitulation : "Je n’oublie rien ? Une... Deux... »

Il allait prononcer « trois », quand on sonna à sa porte. Une visite à pareille heure était si insolite qu’il ne résista pas à la tentation d’ouvrir. Une petite femme entra. D’une main, elle tenait un parapluie tout dégouttant, de l’autre, un carton de modiste :

— Mme Birot, s’il vous plaît ?

— Ce n’est pas ici, mademoiselle.

La petite femme parut contrariée.

— Ça, par exemple, c’est drôle ! C’est pourtant bien le quatorze de la rue Fromentin ?

— Oui.

— Alors, Je ne comprends plus ! Voyons...

Garain lui demanda par politesse :

— Vous êtes sûre de l’adresse, de l’étage ?

— De l’étage, oui ; de l’adresse, je vais encore regarder.

Elle tira de son sac une enveloppe. Mais ,il faisait si sombre qu’elle ne put pas lire. Garain balança s’il lui apporterait la lampe, ou s’il l’inviterait à entrer. Un vent coulis qui montait de l’escalier lui fit choisir la seconde solution. La petite femme s’approcha de la lumière, posa son carton sur le plancher, appuya son parapluie contre la commode. Tout de suite, il y eut une flaque d’eau. Garain le prit et le planta dans le seau à coke. Elle s’excusa, non pas d’avoir sali sa chambre, mais de son erreur :

— Je me suis trompée. Ça, c’est tordant. C’était bien la peine de veiller pour livrer à temps !...

Ensuite, elle jeta autour d’elle un regard circulaire :

— C’est gentil chez vous. On voit bien que c’est chez un garçon, mais c’est propre et en ordre.

L’ayant ainsi remercié de son obligeance, elle s’apprêtait repartir. Il ne la retint pas, mais s’apercevant que, par sa chemise ouverte, on voyait sa poitrine, il croisa son veston. La petite femme inventoriait toujours des yeux :

— Vous avez une belle armoire à glace, des chaises comme je les aime, et votre abat-jour aussi.

Quand elle eut fini d’inspecter le mobilier, elle passa au maître du logis :

— Ça ne vous fera pas d’ennuis, au moins, qu’il y ait eu une dame chez vous ?

— Grand Dieu non ! répondit-il avec un sourire qui n’était éloquent que pour lui.

Rassurée, et déjà camarade, elle risqua :

— Vous avez l’air drôle... On dirait que je vous dérange ?...

— Déranger n’est pas le mot, dit-il en posant la main sur son revolver.

Le canon dépassait ses doigts ; elle le vit, et vit aussi la feuille placée en évidence ; il baissa la tête et rougit ; elle dit :

— C’est pas possible... Quoi... Vous alliez ?...

Il répondit : « Mais oui. » sans emphase. Et, comme elle demeurait bouche bée, prise soudain d’une grande frayeur, il lui expliqua :

— Que voulez-vous, quand on n’a rien à faire dans la vie, le mieux est d’en sortir. Elle hocha la tête :

— Ce n’est pas une raison tout de même !...

— Vous ne pouvez pas comprendre ; la chose est simple, cependant...

Il lui exposa les raisons de sa lassitude, la bêtise d’une existence creuse, tout ce pour quoi il avait résolu d’en finir. Tant de calme lui fit croire qu’il plaisantait. Il assura que sa décision était prise, qu’il s’en était fallu d’une seconde qu’elle entendit le bruit de la détonation, et que dans cinq minutes...

Elle confessa qu’elle-même était neurasthénique, parfois ; qu’après tout, chacun était libre, mais, néanmoins, tenta de le faire renoncer à son projet. Il la remercia de son zèle, mais affirma qu’elle se donnait un mal bien inutile, et pour lui faire comprendre qu’elle l’obligerait en n’insistant pas, lui tendit son parapluie. Elle le prit, ramassa son carton, se dirigea vers la porte, puis la main sur le bouton fit résolument volte-face. Il s’aperçut qu’elle avait une petite figure gentille, réfléchie et demanda :

— Vous avez oublié quelque chose ?

— Non, dit-elle. Je voudrais vous demander un service. Je ne le demanderais pas à n’importe qui... Mais, puisque vous êtes décidé tout de même à vous suicider. Est-ce que ça ne vous ferait rien, au lieu de dire comme vous l’avez marqué là : « J’en ai assez de m’embuer. Je m’en vais », d’écrire que c’est rapport à moi que vous vous donnez la mort ? J’ai jamais eu de chance. Deux amis : ils m’ont quittée tous les deux. Une ouvrière modiste, n’est-ce pas, ça ne flatte pas... Le tout, c’est d’être connue... On viendrait à parler de moi dans les journaux, si bien que je suis sûre que l’aurais une position tout de suite ! Ça peut paraître drôle, mais c’est comme ça. Notez que ce n’est pas pour vous y obliger ce que j’en dis... Même je préférerais que vous ne vous fassiez pas de mal... Mais, si toutefois vous persistez...

Il s’était assis et roulait le coin de sa feuille entre ses doigts ; elle murmura d’une voix câline :

— Rose Chottard.

— C’est bien, dit-il en se levant.

Elle lui tendit la main :

— Vous ne m’en voulez pas, au moins ?

— Non, mon enfant, prononça-t-il d’une voix grave.

Elle sortit ; il trempa sa plume et écrivit : « Je meurs pour Rose Chotard. »

Deux coups précipités frappés à la porte le firent sursauter, puis une gentille petite voix cria à travers la porte :

— Ne vous dérangez pas ! C’est pour vous dire Chottard avec deux « t ».

Et ce souci lui parut si plaisant qu’il se trouva réconcilié avec la vie.

Maurice Level Maurice Level Maurice Level, né le 29 août 1875 à Vendôme et décédé le 14 avril 1926 à Rueil, est un écrivain, journaliste et dramaturge français.

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