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Francis de Miomandre : L’« esprit » qui se trompe

dimanche 11 juillet 2021, par Denis Blaizot

Ce conte a été publié dans Le Matin du 19 juillet 1922 1922 . [1]

Francis de Miomandre Francis de Miomandre Francis de Miomandre, nom de plume de Francis Durand, né le 22 mai 1880 à Tours et mort le 1er août 1959 à Saint-Brieuc, est un écrivain et un traducteur français.
Ces œuvres ne sont donc pas encore dans le domaine public.


Il reçoit le prix Goncourt en 1908 pour Écrit sur de l’eau....
a la chance, contrairement à bien d’autres auteurs de contes des mille et un matins d’être encore édité. Je pense toutefois que ce petit conte n’a pas cette chance. Quoique ! Je n’ai pas vérifié. :-) mais la plus grande partie de son œuvre n’étant pas du genre littérature de l’imaginaire, il y a de fortes chances qu’elle ne le soit pas.

Nous avons donc affaire ici à un petit conte fantastique, et humoristique. Un « esprit » rédige un journal personnel pour s’occuper dans les limbes où les occupations sont rares. Quand sa femme le convoque lors d’une séance de spiritisme... Oh ! joie... qui ne dure pas. Je ne vais pas en dire plus. Lisez-là. Vous ne le regretterez pas.

L’« esprit » qui se trompe

7 janvier 1920 1920 . – Si l’on me demandait pourquoi je commence aujourd’hui ce journal, je serais, je l’avoue, bien embarrassé. Sait-on jamais, en effet, pourquoi on agit, dans l’au-delà aussi bien que dans l’en-deçà ? Pour ce qui est de la manie de tenir un journal, j’imagine qu’elle est propre aux personnes maniaques, qui veulent se rendre compte de ce qu’elles font. C’est déjà ce que je répondais sur Terre, à Coralie, ma femme, lorsqu’elle me taquinait là-dessus. Je lui disais : Mais, ma bonne amie, si je n’écrivais pas, le soir, ce que j’ai fait dans la journée, je serais capable de ne plus m’en souvenir. 

Et elle répliquait aussitôt, avec cette âpre clairvoyance des femmes : Puisque tu ne fais rien, ce n’est vraiment pas la peine. Et, à ce moment, je ne trouvais pas un mot à répondre. C’était tellement écrasant, son objection. Je ne faisais vraiment rien de la journée.

Pourtant, si peu que je fisse là-bas, c’était encore formidable par rapport à ce que je fais ici. Là-bas, j’avais quelques petites occupations : ma toilette, le chemin de mon bureau (aller et retour), le bureau lui-même, les trois déjeuners, et ces conversations, avec Coralie, si substantielles, comme on a vu. Ici, rien, rien, rien ! Du matin au soir, je vague dans une espèce de brouillard grisâtre où je croise d’autres fantômes aussi vagues que moi. Pas même la distraction de les heurter. Quand je les rencontre, je passe au travers, voilà tout. Et ils se reforment à dix pas derrière moi, en haussant les épaules, bêtement. Je ne sais quoi leur dire, puisque j’ignore ce qui peut les intéresser. Ah ! je m’ennuie terriblement.

8 janvier. – Ce qu’il me faudrait, c’est une occupation, quelque chose qui romprait la monotonie de mes journées. Mais je suis tellement abruti que je n’imagine pas quelle occupation ce pourrait être. Et puis, qui me la donnerait ? À qui m’adresser ? Je ne sais même pas qui gouverne ici !

10 janvier. – Je crois bien que j’ai trouvé, et sans chercher, ce qui est le mieux. Mais reprenons d’abord nos esprits, si j’ose risquer ce mot, indigne d’un esprit sérieux comme je le suis. J’éprouve une telle joie qu’il faut m’excuser, n’est-ce pas ?

Ce soir, donc, j’étais là, bien tranquille, quand tout à coup, sans aucun avertissement préalable, sans la moindre intuition pour me faire pressentir la chose, je fus pour ainsi dire happé dans un tourbillon d’une force inouïe et soudain transporté dans un endroit que je reconnus tout de suite, car c’était mon salon. Il y avait là cinq personnes assises autour d’un guéridon : mon beau-frère Victor, ma tante Ursule, le voisin du premier, un monsieur que je ne connaissais pas, et… ma femme. Ça m’a fait quelque chose de la revoir. Elle n’a jamais été bien jolie et ne l’était pas davantage. Mais elle avait un petit je ne sais quoi qui faisait briller ses yeux et animait ses joues… Au reste, je n’ai guère eu le temps de m’appesantir en remarques, car, à peine arrivé, j’entendis la voix de Victor qui me disait, impérieuse :

—  Ernest, est-ce vous ? Répondez immédiatement.

J’ai toujours eu horreur des manières de mon beau-frère. Même quand il parlait comme cela à ses ouvriers, ça m’agaçait. Mais s’adresser ainsi à un parent, à quelqu’un qui est devenu un esprit, j’ai trouvé cela d’une souveraine impertinence, et j’ai d’abord eu l’idée de lui répondre quelque insanité (comme c’est notre habitude, à nous autres esprits, quand nous voulons nous débarrasser d’un raseur). Mais, à la réflexion, j’ai trouvé plus simple de dire oui. C’était tout de même une façon d’entrer en matière.

Quand j’eus dit oui, tout le monde parut enchanté, si enchanté, ma foi, que cela me toucha, et que j’engageai très volontiers la conversation avec chacun des membres de la petite assemblée. Ce n’est pas qu’ils soient fort intelligents, mais je suis depuis si longtemps privé de toute société ! J’ai passé là une heure fort agréable, la plus charmante, ma foi, depuis mon exil dans ces limbes.

14 janvier. – La petite séance a recommencé. Tout le monde s’est mis en frais les uns pour les autres. Ce fut vraiment une réunion exquise. On a tenu à me présenter le monsieur que je ne connaissais pas. Il s’appelle Jérôme Bouvry et il est courtier en cafés. Il gagne beaucoup d’argent. Il m’a fait de grands compliments, disant qu’il savait combien j’avais rendu Coralie heureuse et « si fière d’être la femme d’un homme à ce point distingué ». Ce furent ses propres expressions.

16 janvier. – Je n’ai pas voulu être en reste d’amabilités. Et, à mon tour, je me suis montré loquace. J’ai parlé de ma vie dans l’au-delà. Bien entendu, j’ai arrangé un peu, pour la vraisemblance. Jamais ils ne croiraient qu’on pût s’ennuyer autant par ici. J’ai raconté que j’avais des entretiens philosophiques avec Napoléon, avec Renan, avec Pasteur… Je me suis fait valoir, enfin. Ils ont maintenant pour moi la plus grande considération.

19 janvier. – Aujourd’hui, au lieu de cinq, ils n’étaient que deux, ma femme et Jérôme Bouvry. Coralie m’a dit, ex abrupto : Voilà ! Je voudrais me remarier… avec monsieur. Mais je n’ose pas le faire avant de t’avoir consulté. Donne-moi un conseil. Tu es dans l’au-delà, et tu sais tout. Dis-moi si je serai heureuse !

Sur le moment, j’ai été un peu décontenancé. Mais je me suis vite repris. Il s’agissait, avant tout, n’est-ce pas, de garder mon prestige. Et puis, ça m’est tellement égal, que Coralie se remarie ! Alors, j’ai pris mon air le plus important pour déclarer : Épouse Jérôme, tu seras heureuse ! 

26 janvier. – Le mariage est officiel. C’est moi qui ai eu le plaisir de l’annoncer à la petite société.

3 février. – Que se passe-t-il ? On ne me convoque plus jamais.

10 février. – Toujours rien. Se seraient-ils dispersés ? Je commence à m’ennuyer ferme.

20 février. – Mais ce silence m’épouvante !

23 mars. – Enfin, un appel ! Mais cette fois Coralie était seule… et en larmes. Et elle m’a dit tout simplement : Misérable ! Ah ! tu t’es bien vengé… Tu le savais, dis, tu le savais, que Jérôme me battrait !

Retrouvez cette nouvelle dans Histoires de fantômes une anthologie regroupant 27 nouvelles publiées entre 1826 et 1940 1940 .

[1Voir https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k574033z/f4.item pour lire la numérisation de l’original.