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R. Blanco-Fombona : Le cadavre de Don Juan (conte vénézuélien)
jeudi 6 mai 2021, par
Mon ami don Pablo et moi nous avions coutume de nous promener ensemble chaque après-midi dans les environs de Caracas. Bien qu’il eût plus d’âge et d’expérience que moi, nous aimions nous trouver ensemble, non pas à cause d’une affinité de caractère, mais cause de notre prédilection commune pour les vieilles chroniques de l’époque bolivienne où étaient mentionnés par le menu les faits et gestes de ses aïeux et des miens.
Don Pablo était l’homme le plus agréable du monde et le plus délicieux causeur.
Nous allions un jour vers le nord de la ville. Nous passons d’abord le pont de Guanabano. Nous laissons derrière nous les dernières maisonnettes mal bâties de Caracas et nous nous dirigeons vers les premiers contreforts du mont Avila. De cette plaine surélevée, au pied de la majestueuse chaîne de montagnes qui sépare Caracas de la mer, nous regardons la ville entière s’épanouir entre le Catuche et le Guaire, depuis le pont de Guanabano (nord) jusqu’à celui de Hierro (sud).
Les toits de la capitale rougissaient sous la lumière suave de l’après-midi ; mille jardins étalaient la coupe verte de leurs acacias et l’élégante architecture végétale de leurs araucarias, au milieu des coupoles de plomb et des tours blanches, parmi les maisons qui semblaient vêtues de pourpre. Nous montons un peu plus. Bientôt nous rencontrons une muraille écorchée et lépreuse dans laquelle étaient scellés, de distance en distance, des grillages couverts de rouille.
C’était le cimetière, antique et abandonné, dit des « Fils des dieux ».
L’herbe croissait entre les tombes. Les croix de fer, oxydées, gisaient lamentablement. Sur les marbres empoussiérés, les inscriptions n’étaient plus lisibles.
— Quelle incurie ! observa mon compagnon. Et penser que les petits-fils de tous ces morts rient ou pleurent, c’est-à-dire vivent, à quelques pas des tombes de leurs anciens, sans se soucier le moins du monde de ces défunts auxquels les uns doivent le miel de la vie et les autres la ciguë !
Don Pablo conclut que cet oubli était inévitable et il ajouta :
— Je vais vous citer à ce sujet un cas très curieux.
Nous nous étions assis sur des bancs de pierre qui avaient souvent servi pour les funérailles, à l’ombre des cyprès. Le soleil descendait à l’horizon. La cité, à nos pieds, s’enveloppait d’un crépuscule doré. Don Pablo reprit :
— Quand j’étais préfet de Caracas, voici quelques années, se présenta un jour dans mon cabinet une gracieuse femme, vêtue de noir. Elle me dit « Monsieur le préfet, je viens vous faire connaître une affaire grave. Au cimetière, on a enlevé un cadavre de sa fosse. » C’était, en effet, une chose grave. Je demandai des explications ; celles de la dame ne me suffirent pas ; et, une heure après, je pris une voiture et me rendis au cimetière.
— L’enlèvement était-il évident ?
— Vous allez le savoir. Un cadavre avait bien été soustrait. C’était celui d’un homme de la classe moyenne, ni très jeune, ni très beau, mort de phtisie galopante quelques mois auparavant. Cet homme avait deux maîtresses, la plaignante, Marcelle X*** et une nommée Anne-Louise.
— Je comprends, m’écriai-je.
— Eh bien, moi, je ne compris pas... Pour savoir la vérité, je fis venir les deux femmes à mon bureau. Je procédai à la confrontation. L’interrogatoire m’apprit deux choses : c’est que ce monsieur vivait avec Marcelle X***, la dénonciatrice, et que, se sentant malade, il l’avait abandonnée pour aller mourir dans la maison d’Anne-Louise. Elle ne se plaignait pas, du reste, de la façon de faire de son ami ; elle le disculpait même.
« — Il fit cela parce que ma rivale jouissait de plus d’aisance que moi. Sa maladie l’y contraignait. Aussi lui ai-je pardonné. »
« — Non, rugit Anne-Louise. Il vint vivre avec moi parce qu’il me préférait, parce qu’il m’aimait, comme je l’aimais et comme je chérirai toujours sa mémoire. »
Mon ami vit quelle impression profonde produisait sur moi ce récit. Il continua en me racontant comment il interrompit ces fureurs passionnelles par des questions claires et précises sur l’enlèvement du cadavre. Alors Anne-Marie, la plus riche des deux énamourées, avoua la vérité :
« — Mon ami était dans une tombe que la dénonciatrice connaissait ; c’était moi qui en avais fait les frais et qui l’ornais. Tous les dimanches, j’allais au cimetière et trouvais sur la fosse un bouquet de fleurs. Chaque fois j’arrachais ces fleurs étrangères et chaque semaine je les voyais reparaître. Dès le début, j’ai soupçonné cette personne ; mais j’ai voulu m’en assurer et j’y suis arrivée. Alors, jalouse ou folle, j’ai suborné un employé du cimetière qui a mis le cadavre dans une autre tombe. C’est pour cela que cette dame, jalouse et amoureuse aussi, est venue dénoncer la disparition du corps. »
Quand mon ami don Pablo eut terminé son histoire, je ne pus que m’exclamer, avec un sourire sarcastique :
— Quel charme possédait ce diable d’homme pour se faire aimer frénétiquement par de belles et jeunes femmes !
Cependant la nuit tombait lentement.
À nos pieds, Caracas s’illuminait. Lorsque nous commençâmes à descendre, mille feux électriques ouvraient leurs yeux dans l’ombre. De la cité montait comme une immense vapeur de lumière.
R. Blanco-Fombona [1]
(Traduit de l’espagnol par A. Songeon.)
[1] Rufino Blanco Fombona, né le 17 juin 1874 à Caracas au Vénézuela et mort le 16 octobre 1944 à Buenos Aires en Argentine est un écrivain et politique vénézuélien. Il est enterré au Panthéon national du Vénézuela.