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Abel Hermant : Guignol et le commissaire
dimanche 27 décembre 2020, par
C’est environ l’année cinq cent soixante-dixième avant notre ère que Solon visita le delta du Nil, et « feut quelque temps, dit Plutarque (traduit par Amyot), conférant et estudiant avec Psenophis Heliopolitain, et Sonchis Saitain, les deux plus sçavants prebstres qui pour lors feussent en toute l’Ægypte, desquels ayant entendu le conte de l’isle. Atlanticque, ainsy comme Platon l’escript, il essaya de le mettre en vers, et le publier entre les Grecs ».
La perte de ce poème est un coup pour les ennemis de M. Pierre Benoît. Il eût été plaisant de prouver sur pièces que le jeune romancier n’a fait que remettre en prose les vers de Solon, en y ajoutant des anachronismes et quelques petites inventions de son cru pour démarquer l’original.
Il nous reste le récit de Platon, en son dialogue de Timée. Il est fort agréable, mais nous avons sujet de craindre qu’il ne soit pas exact ni complet.
Le vieux prêtre, qui conte à Solon « le conte de l’isle Atlanticque », a l’air de croire que c’est arrivé. Il s’exprime avec une solennité qui demeure sensible, même à travers la prose nonchalante et familière de Platon. Un grammairien de mes amis me fait observer que ce ton n’est point naturel et ne s’accorde pas avec ce que l’auteur du Timée dit lui-même quelques lignes plus haut :
« Les habitants de Saïs honorent comme fondatrice de leur ville une divinité dont le nom égyptien est Néith, et le nom grec, s’il faut les en croire, Athéna. Ils aiment beaucoup les Athéniens et prétendent être en quelque sorte de leur famille. »
Si les habitants de Saïs étaient de même souche que les Athéniens, ils ne pouvaient manquer d’être fort spirituels et portés à l’ironie. On assure, en effet, que les Anglais, quand ils se sont installés, plus tard, dans cette région de l’Égypte, ont été charmés de trouver chez les habitants une disposition à ce qu’ils appellent humour. Cette ressemblance a beaucoup servi à consolider leur établissement.
Il est donc vraisemblable que Sonchis a tenu à Solon les propos que Platon rapporte, devant témoins, et quand il posait pour la galerie, mais qu’il lui a dit après dîner :
— O étranger, je n’ai point menti, lorsque je t’ai instruit tout à l’heure qu’à une époque très lointaine les rois de l’Atlantide formèrent le dessein d’asservir ta patrie, la mienne, la Lybie, l’Europe entière, et que leur téméraire entreprise échoua, grâce à l’union de tous les peuples menacés. Mais j’ai un peu embelli le rôle des Grecs. Selon la légende qu’ils ont eux-mêmes forgée, je t’ai laissé croire qu’ils avaient été l’âme de la résistance, et qu’à la fin, trahis par leurs alliés, ils avaient lutté seuls pour la liberté du monde. Le vrai est qu’ils ont trahi les premiers, après avoir douté pendant la moitié de la guerre s’ils garderaient ou non leur neutralité, qui leur permettait de trahir plus à leur aise de part et d’autre.
» Ils n’y renoncèrent qu’au dernier moment, quand la victoire du droit semblait acquise, et ils consentirent alors de chasser leur roi Prodote, que les alliés ne pouvaient voir en peinture.
» Cette histoire est moins glorieuse, mais, à mon sens, illustre mieux les qualités de souplesse et de ruse dont notre race commune se targue à juste titre, et elle fait bien voir que tous les autres peuples du monde, au prix de nous, sont des enfants.
» Les Grecs de ce temps-là étaient conduits à la bataille par un grand capitaine qu’on appelait le général Kompaseus. Ce qu’il savait le mieux de la stratégie en était le commencement et le premier principe : « Un bon général doit être ménager du sang de ses soldats. » Il les ménagea si bien qu’il n’en perdit pas un seul des suites de guerre ; si quelques-uns moururent de maladie, ce ne fut point sa faute, et on ne le doit imputer qu’à une organisation rudimentaire, à une hygiène déplorable ou, comme on dit, à la fatalité.
» Cependant, les Grecs criaient sur les toits : « Nous avons sauvé le monde », et les alliés finissaient par le croire. On ne savait quelle récompense leur accorder qui fût égale à leurs services imaginaires. On tripla leur territoire aux dépens d’un peuple du Nord, qui, égaré par de mauvais bergers, avait fait le jeu des ennemis. Or, ce peuple, qui est fort honnête et fort brave, jugea en conscience qu’il avait mérité un châtiment, mais qu’on ne le proportionnait pas au délit, et résolu de recouvrer son indépendance, il refusa de ratifier le traité de paix et de déposer les armes.
» — Ces gens. ne sont pas des soldats réguliers, mais de simples brigands, dit l’un des ministres de l’Alliance. Il nous faut donc des gendarmes. Où en trouverions-nous de meilleurs et plus à portée que les Grecs ?
» — Parbleu ! dit le général Kompaseus. Nous sommes là pour un coup. Avec mon armée intacte, je me fais fort de mener à bien cette opération de police.
» On l’en pria expressément et on lui donna carte blanche pour conquérir et pour piller chez les brigands.
» Les Grecs, afin de mieux témoigner leur reconnaissance aux Alliés, rappelèrent sur ces entrefaites leur roi Prodote, qui n’était point persona grata. Cette bravade faillit leur coûter assez cher, et ce même ministre de l’Alliance, qui les avait choisis pour gendarmes de l’Orient, se fâcha d’abord, disant :
» — Je n’aime pas qu’on se paie ma tête !
» Il envoya chez les Grecs, pour les tancer, un de ses secrétaires, qui arriva juste en même temps que Prodote, et put assister à l’entrée du souverain dans Athènes. Le secrétaire revint en hâte, et fit à son patron un tableau fidèle de cette pompe.
» — Monsieur, dit-il, cela est inexplicable, mais on ne peut douter que Prodote ne soit l’idole de ses sujets. Ils l’ont porté en triomphe, ainsi que la reine et les princes. Quand ils ont enfin déposé toute la famille au seuil du palais royal, le roi, la reine et les princes n’avaient plus, sur eux une drachme ni un bijou.
» — Bah ! dit en riant le ministre. Ces Grecs sont charmants ! Pourquoi ne dispose raient-ils pas d’eux-mêmes ? Je ne veux pas intervenir dansé les affaires intérieures de leur pays.
» Et il écrivit sur-le-champ au roi Prodote, non pour lui retirer la mission qui lui avait été confiée, mais pour le reconnaître et lui rappeler qu’il était le gendarme de l’Alliance.
» Prodote, qui avait besoin d’un peu de gloire militaire, prit le commandement de ses armées, tout en gardant auprès de sa personne le brave général Kompaseus. On ne sait jamais ce qui peut arriver, et au cas d’une défaite, le roi préférait naturellement que le général en fût responsable. Cette précaution ne fut pas inutile, car le roi ou le général furent battus à plate couture.
M- Cette fois, le ministre de l’Alliance se fâcha sérieusement.
» — Il n’est pas bon, dit-il, que le Commissaire soit rossé par Guignol. Cet événement m’éclaire. Je m’étais trompé, j’avais pris l’un pour l’autre. Ce sont les vainqueurs qui sont de droit les gendarmes ; ce sont donc les Grecs qui sont les brigands.
» Et il adressa une nouvelle lettre au roi Prodote pour lui notifier ce renversement des rôles.
» Prodote, à sa grande surprise, le remercia par retour du courrier. Les Grecs ne se tenaient pas de joie.
» Enfin, dissent-ils, nous avons un rôle de notre emploi !
» Et le ministre de l’Alliance devint comme par enchantement l’homme le plus populaire du royaume.
» Il était fort sensible à la popularité, et il prit le premier prétexte pour aller faire un petit voyage en Grèce, où il fut accueilli magnifiquement. Le Grand Conseil le reçut en la salle de ses séances et l’invita même à prendre la parole.
» Le ministre parlait volontiers, mais se piquait de concision. Il posa devant lui, sur la table, un petit instrument que l’on avait alors pour mesurer le temps, dont le secret a été perdu depuis. On l’appelait « montre ». parce qu’en effet il montrait l’heure. Dès que le ministre eut achevé son discours, il remit la montre dans sa poche. Un peu plus tard, il se tâta, machinalement : la montre n’y était plus.
» Il prit à part le président du Grand Conseil...
» — Je suis fort ennuyé, lui dit-il. Ma montre a disparu. Et comme je n’ai pas bougé de cette pièce, où personne n’est entré et d’où personne n’est sorti...
» — Je vois ce que c’est, répondit le président sans se troubler pour si peu. C’est le brave général Kompaseus. Je m’en charge.
» Moins d’un quart d’heure après, le président remettait discrètement au ministre sa montre.
» — Ah ! merci, dit le ministre. Mais ce pauvre Kompaseus....a dû être... bien gêné... Comment avez-vous fait ?
» — Oh repartit en souriait le ministre, le général Kompaseus, ne s’est aperçu de rien. »
Abel Hermant
Abel Hermant
Né à Paris, le 3 février 1862.
Mort le 29 septembre 1950.