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A. t’Serstevens : L’osmécinéphonécolor

dimanche 31 janvier 2021, par Denis Blaizot

Ce conte est paru dans l’Excelsior du 5 décembre 1921 1921

Excellent petit texte humoristique que l’on peut classer Science-Fiction puisque l’auteur imagine une machine qui, même si nous nous en approchons, n’existe toujours pas.

L’osmécinéphonécolor par A. t’Serstevens

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Il ne faudrait pas que nous compliquassions nos rapports avec l’étranger. L’accueil plutôt froid, on peut même dire glacial, que le peuple de Paris fit au roi de Cappadoce, lors de sa dernière visite, n’est pas pour simplifier la besogne du ministère des Affaires étrangères. Nous ne demandons pas, évidemment, que l’on pavoise toutes les façades, ni, que l’on tire des hangars les mâts innombrables qui décoraient les avenues au retour des armées victorieuses ; nous n’exigeons qu’une courtoisie élémentaire, celle que le Parisien a toujours consacrée à ses hôtes royaux. Ils se sont jusqu’ici montrés enchantés et ravis des acclamations dont nous les saluâmes : et nous avons plusieurs fois, par notre accueil chaleureux, provoqué de précieuses alliances. Il suffisait donc de nous porter en foule sur la route que nos hôtes devaient parcourir : la seule présence du peuple de Paris allait au cœur des souverains. Ils se trouvaient flattés de voir sur leur passage cette foule dont l’histoire enseigne, à toutes les époques, l’esprit d’indépendance et de fierté. Il est certain que ce concours de la multitude avait son origine dans la curiosité : peu importe ! cette curiosité rassemblait autour des princes, nos hôtes d’un jour, toutes les voix de Paris qui les saluaient d’une fervente bienvenue.

Ce qui s’est passé l’autre jour, quand le roi de Cappadoce nous honora de sa visite, peut se qualifier de déplorable, et il n’est pas douteux que le pénible accueil qui lui fut fait pèsera plus tard dans la balance politique. Dès aujourd’hui, nous ne devons plus compter sur l’alliance cappadocienne ni sur l’appui de ses glorieuses armées. Un prince pardonne quelquefois les injures, mais n’oublie jamais qu’on lui a marqué de l’indifférence.

Nous ne pouvons cependant nous borner au rôle d’accusateurs. Le peuple de Paris n’est pas entièrement responsable de cette discourtoisie. La faute en est plutôt à la Société Turner-Colomb et Cie. Tout progrès apporte avec soi un monde et des dangers nouveaux. L’osmécinéphonécolor, plus connu sous l’abréviation d’« osmé », semble devoir bouleverser notre existence. Il importe donc au salut du pays que l’autorité surveille ses applications.

Il est peu probable qu’un de nos lecteurs ignore cette invention, au moins dans ses résultats. Cependant, nous croyons nécessaire d’en exposer brièvement les principes. D’ailleurs quelques explications techniques que nous donnerons en passant peuvent intéresser les personnes qui connaissent dans l’ensemble ce curieux appareil.

Les docteurs Colomb et Turner, physiciens et chimistes, dont l’éloge n’est plus à faire, puisqu’ils furent l’un et l’autre lauréats du prix Nobel, ont, comme chacun sait, porté tous leurs efforts du côté de la cinématographie. La projection en noir et blanc, sans reliefs ni couleurs, leur apparaissait comme un jeu digne de peuplades centre-africaines. Ils appliquèrent donc toute leur science à perfectionner cet art nouveau et a en faire un art complet. On connaît la manière dont ils ont réussi. L’appareil de prise de vues, armé de lentilles paraboliques et fourni de pellicules orthochromatiques, saisit à l’instant les reliefs et les couleurs, jusqu’aux nuances les plus délicates, et les porte sur l’écran grâce aux rayons M Z convergents. La dioptrique et la catoptrique trouvent là de très curieuses applications. Mais ce n’est pas tout.

Aux rouages de l’appareil photographique, correspondent les rouages de deux appareils annexes. Le premier absorbe dans un cornet et dirige vers un rouleau tous les bruits qui entourent l’opérateur : il n’est pas jusqu’aux plus subtils murmures qui ne soient enregistrés grâce à des microphones spéciaux inventés par’ le docteur Colomb. Le second des appareils annexes aspire et décompose par une série de résolutions chimiques toutes les odeurs qui remplissent l’atmosphère du lieu où l’on photographie. Ainsi le spectacle entier non seulement dans ce qu’il a de visuel, mais encore avec ses caractères sonores, plastiques et olfactifs, tout le spectacle est capté par l’appareil Turner-Colomb. De là ce nom d’osmécinéphonécolor qui semblera moins bizarre au lecteur quand il saura que ce nom se compose des vocables : odeur, image, voix et couleur, c’est-à-dire de tout ce que comporte un phénomène naturel.

Après une série de préparations qu’il serait trop long d’exposer en détail, ce film singulièrement perfectionné est projeté dans les grandes salles que nous connaissons tous. Le mécanisme de projection met en mouvement les images en relief et couleurs, et avec elles le « phono » ou appareil d’émission, et l’« osmos » ou appareil d’émanation. Des pavillons et des soufflets dissimulés dans l’architecture envoient dans la salle les bruits et les odeurs de la scène qui passent sur l’écran. L’illusion est si forte (est-ce bien une illusion ?) que lors de la projection à l’écran des incendies du Petroleum Standard plusieurs spectateurs périrent asphyxiés : on n’avait pas songé à les revêtir, comme l’opérateur, d’un scaphandre de pompier. Cet accident regrettable n’enlève rien aux mérites de l’invention Turner-Colomb qui nous permet, assis dans un fauteuil confortable, de faire l’ascension du mont Blanc, d’entendre s’effondrer les avalanches et de humer le bon air des montagnes : il est aujourd’hui devenu tout à fait inutile de courir les risques d’une telle escalade, puisque, sans bouger, nous en goûtons le charme par tous nos sens à la fois. On nous signale aussi la guérison d’un poitrinaire qui, chaque jour, allait contempler et respirer le beau film : les Jardins de la Côte d’Azur.

C’est à cette commodité cependant que nous devons l’incident du roi de Cappadoce. Tous les Parisiens s’étaient dit qu’il était plus commode de voir l’entrée du roi à l’« osmé », plutôt que d’aller se faire bousculer dans la cohue : pour quarante sous, installés dans un bon fauteuil, ils jouiraient de la scène, de ses bruits militaires, de ses exhalaisons diverses, en un mot, de sa réalité. C’était bien raisonner, mais le résultat fut pitoyable, car sur le Passage du souverain il n’y avait personne, et le cortège royal défila dans des avenues désertes. Nous n’avons pas besoin de revenir sur les conséquences diplomatiques d’une pareille aventure que l’on peut qualifier de désastreuse.

Heureusement, la Société Turner-Colomb et Cie, dont les ressources et le zèle sont infinis, a prévu le renouvellement d’une catastrophe aussi ridicule. Dans un mois nous fêterons l’empereur de Bithynie, et l’osmécinéphonécolor enregistrera et projettera l’entrée du prince dans Paris. Mais afin d’épargner au monarque un affront pareil à celui qu’éprouva le roi de Cappadoce, une annonce sera placardée et publiée demain dans les journaux ; nous pouvons en donner la teneur dès aujourd’hui :

LA SOCIÉTÉ TURNER-COLOMB ET Cie

demande

50000 FIGURANTS

pour composer la foule sur le passage d’un cortège

S’ADRESSER AU SIÈGE SOCIAL

Qu’on se le dise ! Notre politique en dépend.

A. t’Serstevens