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Rider Haggard : She 23

mardi 22 décembre 2020, par Denis Blaizot


épisode précédent

Ce texte a été publié le 8 mars 1920 1920 dans l’Excelsior. Et vous pouvez le retrouver aujourd’hui sur Gallica.
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SHE (ELLE) 23

Roman de M. RIDER HAGGARD

XVII (suite)

Je le poussai légèrement pour le faire taire, car je remarquai qu’Ayesha me lançait un regard étrange de dessous de son voile.

— Je pense, continua Ayesha, que mes serviteurs ont pris bon soin de toi ; sois sûr que tu auras tout le confort dont on peut disposer en ce triste endroit. Y a-t-il encore quelque chose que je puisse faire pour toi ?

— Oui, ô reine, répondit Léo sur-le-champ. Je voudrais bien savoir où est partie la jeune femme qui me veillait.

— Je l’ignore, répondit Ayesha ; elle a dit qu’elle voulait partir, je ne sais où elle est allée. Peut-être reviendra-t-elle, peut-être que non. C’est ennuyeux de soigner les malades, et ces femmes sauvages sont fort inconstantes.

Léo eut l’air contrarié et troublé.

— C’est bien bizarre, me dit-il en anglais.

Puis, s’adressant à la reine :

— Je ne comprends pas..., dit-il, la jeune femme et moi..., bref, nous avions de l’amour l’un pour l’autre.

Ayesha sourit doucement, puis changea de sujet.

XVIII

La conversation prit ensuite un tour banal, et je ne me rappelle plus sur quoi elle roula : Ayesha parlait d’ailleurs avec plus de réserva que d’habitude. Au bout d’un instant, néanmoins, elle informa Léo qu’elle avait organisé une danse en notre honneur. Ceci m’étonna fort, car je m’imaginais que les Amahagger étaient gens bien trop lugubres pour s’adonner à pareille frivolité : mais, comme on le verra bientôt, la danse Amahagger n’a que peu de rapports avec les divertissements analogues usités chez les autres peuples, sauvages ou civilisés. Puis, comme nous nous disposions à prendre congé, elle demanda à Léo s’il aimerait visiter les merveilles des grottes, et, sur sa réponse affirmative, nous prîmes la chemin des caves sépulcrales.

Décrire notre visite ne serait que répéter ce que j’ai dit plus haut ; ainsi, par exemple, je revis la pyramide d’ossements qui avait hanté mon sommeil la nuit précédente. Léo était vivement intéressé par ce spectacle extraordinaire, capable d’éveiller l’imagination de l’homme le plus insensible. Quant à Job, il n’y prenait aucun plaisir, et était singulièrement ému à la vue de ces restes humains, dont les formes étaient si parfaitement conservées, quoique leur voix fût perdue à tout jamais dans l’éternel silence de la tombe !...

Notre promenade terminée, nous rentrâmes prendre notre repas, car il était plus de 4 heures de l’après-midi, et tous — surtout Léo — nous avions besoin de nous restaurer et de nous reposer. À 6 heures, accompagnés de Job, nous allions rendre nos devoirs à Ayesha, qui augmenta encore les terreurs de notre pauvre serviteur en lui montrant des images reproduites à la surface de l’eau, dans la vasque dont j’ai parlé. Ayant su par moi qu’il était l’aîné de dix-sept enfants, elle lui dit de penser à tous ses frères et sœurs, réunis ensemble à la maison paternelle ; et, au même moment, Job vit cette scène du passé se refléter dans l’eau comme dans un miroir... Seulement, quelques-unes des figures étaient un peu confuses, car le pouvoir d’Ayesha était strictement limité en cette matière, et elle ne pouvait reproduire que les images présentes actuellement à l’esprit des assistants ; or, Job n’avait pu se rappeler exactement le physique de tous les individus en question... Il n’y avait là qu’un phénomène très ordinaire de télépathie, mais notre pauvre serviteur regardait. le tout comme une œuvre d’infernale magie... Je n’oublierai jamais son cri de terreur quand il aperçut les portraits de ses frères, ni le joyeux éclat de rire avec lequel Ayesha accueillit son effroi. Quant à Léo, il avait l’air de goûter fort peu ce divertissement, et promenait nerveusement ses doigts dans ses boucles blondes... Sur ces entrefaites, Billali arriva en rampant, comme d’habitude, et annonça que la danse allait commencer, si la reine et les étrangers voulaient bien y assister. Quelques instants après, nous nous levions tous, et Ayesha avant jeté un manteau noir (le même qu’elle portait au moment de l’incantation du feu) sur ses blanches draperies, nous nous mettions en route. La danse devait avoir lieu sur le plateau rocheux situé à l’orifice de la grande caverne, et en cet endroit étaient disposés trois sièges où nous nous assîmes pour attendre la fête, car on ne voyait encore aucun danseur. La nuit était presque entièrement tombée et la Lune n’étant pas levée, nous nous demandions comment nous pourrions voir les danseurs.

— Tu comprendras bientôt, dit Ayesha en réponse aux questions de Léo.

Et, à peine avait-elle prononcé ces paroles, que nous vîmes une foule d’individus émerger de l’obscurité, chacun portant avec lui ce que nous prîmes tout d’abord pour une énorme torche. En tout cas, les flammes étaient terribles et s’étendaient jusqu’à un ou deux mètres derrière chaque porteur. Ils étaient là une cinquantaine environ, ayant l’air de démons sortis de l’enfer. Léo fut le premier à découvrir ce qui leur servait de torches.

— Grands dieux ! s’écria-t-il, ce sont des cadavres enflammés !

Je regardai et regardai derechef — il avait raison — les flambeaux qui devaient éclairer notre fête étaient des momies extraites des grottes !

Les porteurs de cadavres enflammes se précipitèrent en avant et, se réunissant a environ vingt pas de nos sièges, firent de leurs lugubres fardeaux un énorme feu de joie. Grands dieux ! Quels crépitements et quelles lueurs ! Jamais baril de goudron n’aurait brûlé comme ces momies... Et ce ne fut pas tout. Soudain, je vis un grand diable saisir un bras humain enflammé qui s’était détaché du tronc, et s’enfoncer dans l’obscurité. Puis il s’arrêta, et une traînée de feu s’éleva dans l’air, éclairant tous les alentours. La lampe d’où elle jaillissait n’était autre que la momie d’une femme appuyée contre le rocher, et l’indigène avait mis le feu à la chevelure... Il fit de même à l’égard d’une seconde momie, puis d’une troisième, puis d’une quatrième, et au bout d’un instant nous fûmes entourés de trois côtés par un cercle de corps flambant d’une manière terrible, car les matières avec lesquelles on les avait conservés les avaient rendus si inflammables, que les flammes jaillissaient littéralement des oreilles et de la bouche en gigantesques langues de feu !

Néron illuminait ses jardins au moyen de chrétiens vivants enduits de poix, et on nous faisait assister à un spectacle analogue, sauf qu’heureusement nos lampes n’étaient pas des êtres vivants !

Mais, bien que cet élément d’horreur fît défaut, le spectacle étalé sous nos yeux était d’une si terrible grandeur, que j’ose à peine essayer de le décrire... Il y avait quelque chose d’affreux, et pourtant de fascinant, dans cet emploi des morts pour éclairer les orgies des vivants ; le tout était une véritable satire de la destinée humaine. Voilà donc à quoi nous servons, voilà le cas que font de nous les multitudes avides que nous nourrissons, et dont la plupart, bien loin de vénérer notre mémoire, nous maudissent pour les avoir fait naître dans ce monde de misères !

Au point de vue purement matériel, c’était un spectacle atroce et splendide à la fois. Ces vieux citoyens de Kôr brûlaient avec le même luxe qu’ils avaient déployé pendant leur vie. En outre, leur nombre était infini. Dès qu’une momie était brûlée jusqu’aux chevilles, ce qui s’achevait en vingt minutes environ, on la laissait de côté et une autre prenait sa place. Le feu de joie continuait à être entretenu de la sorte, et ses flammes s’élevaient à vingt ou trente pieds dans l’air avec des sifflements et des craquements, projetant des lueurs gigantesques à travers lesquelles voltigeaient les silhouettes des Amahagger, pareilles à de noirs démons. Nous regardions avec stupeur, fascinés malgré nous, par ce spectacle étrange, et nous attendant à voir les esprits qui avaient jadis animé ces cadavres enflammés, surgir de l’ombre pour tirer vengeance des profanateurs !

— Je t’avais promis quelque chose d’extraordinaire, mon cher Holly, dit en riant Ayesha, qui seule paraissait avoir conservé son calme, et tu le vois, j’ai tenu parole. Il y a là aussi une leçon. Ne te fie pas à l’avenir, car qui sait ce que l’avenir nous réserve ? Vis donc au jour le jour, et n’essaye pas d’échapper à la poussière, qui est le lot de l’humanité ! Qu’auraient dit ces seigneurs et ces nobles dames s’ils avaient su qu’ils serviraient un jour à éclairer les danses ou à faire bouillir la marmite des sauvages ? Mais voici les danseurs ; une joyeuse troupe, n’est-ce pas ? La rampe est allumée, la comédie va commencer.

Au même moment, une troupe d’individus, hommes et femmes, vêtus simplement de la peau de léopard, s’avança vers le feu de joie, et se rangea sur deux files se faisant face l’une à l’autre entre nous et le feu. Alors commença la danse, ou plutôt un infernal cancan. Le décrire serait chose impossible ; d’ailleurs, malgré, de nombreux battements et entrechats, on aurait dit plutôt une pantomime qu’une danse, et le sujet semblait être des plus lugubres, comme c’est toujours le cas chez ce peuple, qui, dans ses plaisirs et divertissements, semble s’inspirer, des funèbres demeures où il passe, son existence. Je devinai que la scène représentée était une tentative de meurtre : la victime, ensevelie vivante, tâchait d’échapper aux horreurs du tombeau... Chaque, acte de l’abominable drame autour de la victime supposée, qui se tordait sur le sol à la lueur rutilante du feu de joie...

Cet agréable spectacle dura quelques minutes, puis les danseurs se retirèrent, laissant désert l’espace compris encre nous et le feu de joie.

Je croyais la représentation terminée, et, me sentant assez mal à l’aise, j’allais demander à Ayesha si nous pouvions partir, quand soudain, ce que je pris d’abord pour un babouin s’approcha du feu en sautillant, et fut immédiatement rejoint par un lion, ou plutôt un être humain revêtu d’une peau de lion. Puis arriva une chèvre, ensuite un homme enveloppé d’une peau de bœuf, dont les cornes se dressaient d’une façon bizarre. Après lui, venaient un blesbok, des chèvres, et bien d’autres animaux, y compris une jeune fille cousue dans la peau écailleuse d’un boa constrictor, dont plusieurs mètres traînaient sur le sol derrière elle. Bientôt après, tous les indigènes revêtus de peaux de bêtes se livrèrent à une danse burlesque, en imitant les sons produits par les divers animaux qu’ils représentaient, de sorte que les airs retentirent de mugissements, de bêlements, et du sifflement des serpents ! Ceci dura encore longtemps, et, fatigué à la fin de cette pantomime, je demandai à Ayesha la permission d’aller avec Léo examiner les torches humaines. Elle nous l’accorda volontiers, et après avoir contemplé un ou deux corps enflammés, nous nous disposions à revenir, dégoûtés de ce spectacle grotesque, quand notre attention fut attirée par un danseur, un léopard fort agile, qui s’était séparé de ses camarades et se retirait peu à peu vers l’endroit le plus sombre. Entraînés par notre curiosité, nous le suivions, quand il s’enfonça dans l’ombre et murmura : « Viens », d’une voix que nous reconnûmes pour celle d’Ustane. Sans prendre le temps de me consulter, Léo la suivit dans l’obscurité, et je les accompagnai, en proie à une assez vive inquiétude. Le léopard rampa pendant environ cinquante pas — distance tout à fait suffisante pour être hors de la clarté du feu et des torches — et, se redressant alors, il murmura à l’oreille de Léo :

— O mon seigneur, je t’ai donc retrouvé ! Écoute. « Celle qui doit obéie » m’a menacée de mort !

 » Ton compagnon t’aura sans doute raconté comment elle m’a chassé ? Je t’aime, ô mon seigneur, et tu es à moi, d’après la coutume du pays. Je t’ai sauvé la vie ! Mon cher Léo, me repousseras-tu maintenant ?

— Certes non, s’écria Léo ; je me suis demandé où tu étais partie. Allons expliquer tout à la reine.

— Non, non, elle nous mettrait à mort ! Tu ne connais pas sa puissance, ton ami, lui, la connaît, car il en a été témoin ! Non, il n’y a qu’une chose à faire ; si tu veux me garder près de toi, tu dois fuir tout de suite avec moi à travers les marais et peut-être échapperons-nous, alors.

— Au nom du ciel, Léo ! commençai-je, mais elle m’interrompit.

— Non ne l’écoute pas. vite, vite, la mort est dans l’air que nous respirons ! Peut-être même qu’Ayesha nous entend.

Et, sans plus, elle se jeta dans ses bras... Au même moment, la peau de léopard glissa de la tête d’Ustane, et je vis les trois marques de doigts, reluisant à la clarté des étoiles. Comprenant toute la gravité de la situation, j’allais m’interposer, car je savais que Léo était assez faible vis-à-vis du beau sexe, quand, horreur ! j’entendis derrière moi un petit rire argentin. Je me retournai : Ayesha était là en personne, avec Billali et deux serviteurs. Je faillis tomber évanoui, car je savais que tout cela finirait par quelque horrible tragédie, dont je serais, sans aucun doute, la première victime. Quant à Ustane, elle détacha ses bras et se couvrit les yeux de ses mains, tandis que Léo, ignorant les périls que nous courions, se bornait à rougir, l’air honteux de se voir pris à pareil piège.

À suivre

RIDER HAGGARD.

(Traduit de l’anglais par M. Georges Labouchère.)