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Rider Haggard : She 22

mardi 22 décembre 2020, par Denis Blaizot


épisode précédent

Ce texte a été publié le 7 mars 1920 1920 dans l’Excelsior. Et vous pouvez le retrouver aujourd’hui sur Gallica.
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SHE (ELLE) 22

Roman de M. RIDER HAGGARD

XV (Suite)

Elle étendit le bras, et je crus qu’elle allait me massacrer.

— De quoi ? répliquai-je avec une terreur indicible ; de quoi ?

— Ah ! reprit-elle, peut-être ne savais-tu pas. Apprends-le, Holly, apprends-le : sur ce lit repose mon Kallikratès, Kallikratès que j’avais perdu et qui m’est revenu ! Et elle se mit à soupirer et à rire, comme le font toutes les femmes en proie au délire des sens.

— Quelle bêtise ! pensai-je, mais je me gardai bien de le dire, et d’ailleurs je ne songeais qu’à sauver la vie de Léo, oubliant tout le reste dans ma terrible anxiété. Je craignais maintenant qu’il ne mourût, tandis qu’elle se livrait à ses transports amoureux.

— Si tu ne viens à son secours, Ayesha, fis-je observer, ton Kallikrat :ès ne pourra bientôt plus répondre à ta voix. En ce moment même, il se meurt !

— C’est vrai, dit-elle en frissonnant. Oh ! pourquoi ne suis-je pas venue plus tôt ! Je n’ai pas de force, ma main tremble !... Et pourtant, c’est bien facile ! Allons, Holly, prends cette fiole, dit-elle en tirant un petit pot de dessous sa robe, et verse dans sa gorge le liquide qu’elle renferme ! Ceci le guérira, s’il n’est pas mort... Vite, vite, le malade meurt.

Je regardai Léo : il était en effet, aux portes du trépas ! Son visage prenait une teinte livide, sa respiration devenait haletante. La fiole était bouchée avec un petit morceau de bois. Je l’arrachai avec mes dents, et une petite goutte du fluide étant tombée sur ma langue, je sentis ma tête tourner, et un brouillard monter devant mes yeux ; heureusement, ce trouble ne fut pas de longue durée, et passa aussi vite qu’il était venu.

Quand je parvins auprès de Léo, il était expirant, sa tête blonde s’agitait à droite et à gauche, et sa bouche était légèrement entr’ouverte : Je demandai à Ayesha de lui tenir la tête, ce qu’elle fit aussitôt, quoiqu’elle tremblât comme une feuille secouée par l’orage. Puis, desserrant un peu les mâchoires de Léo, je versai dans sa bouche le contenu de la fiole. Une petite vapeur s’éleva, comme lorsqu’on agite de l’acide nitrique, et cette vue n’augmenta guère l’espoir, déjà assez faible, que j’avais dans l’efficacité du traitement.

XVI

Toujours est-il que le râle cessa ; je crus même, au premier abord, que Léo avait franchi le redoutable passage. Une pâleur livide envahit son visage, et le battement de son cœur, qui était déjà assez faible, sembla s’arrêter complètement, les paupières seules remuaient encore un peu. J’interrogeai du regard Ayesha, dont le voile était tombé au milieu de son agitation. Elle tenait la tête de Léo et le contemplait avec une expression d’angoisse inexprimable ; assurément, elle ignorait s’il vivrait ou mourrait. Cinq minutes s’écoulèrent, et je vis qu’elle n’avait plus guère d’espoir ; son charmant visage semblait s’amaigrir sous l’influence d’une agonie morale qui imprimait un cercle noir autour de ses yeux. Ses lèvres de corail devenaient aussi blanches que celles de Léo, et tremblaient convulsivement. Elle faisait peine à voir, et, au milieu de mon propre chagrin, je ne pus m’empêcher de la plaindre...

— Est-ce trop tard ? murmurai-je.

Elle cacha sa figure dans ses mains sans me répondre, et moi aussi je me détournai. Mais soudain, j’entendis un profond soupir et, regardant le visage de Léo, je vis la couleur y revenir peu à peu, puis, ô miracle, l’homme que nous avions cru mort se retourna sur sa couche !

— Tu vois, dis-je tout bas.

— Je vois, répondit-elle d’une voix rauque. Il est sauvé ! mais, un instant, un court instant de plus, et tout était fini !

Et elle fondit en larmes, poussant des soupirs à fendre l’âme, et cependant plus belle que jamais... À la fin, elle se calma.

— Pardonne-moi. Holly, pardonne-moi ma faiblesse, dit-elle. Tu vois que je ne suis après tout qu’une pauvre femme ! Pense à mes angoisses ! Ce matin, tu m’as parlé d’un lieu de torture, appelé, je crois, l’enfer, où, selon ta religion, l’âme humaine, en proie à de douloureux souvenirs, expie les erreurs qu’elle a commises, les passions inassouvies qui l’ont assiégée. Eh bien ! voilà l’existence que je mène depuis deux mille ans, tourmentée par le souvenir d’un crime, torturée jour et nuit d’un désir inassouvi, sans société, sans consolation, guidée seulement, dans mon triste voyage, par la lueur de l’espérance qui, bien que vacillante parfois, me laissait entrevoir l’arrivée de mon libérateur. Soudain — penses-y bien, Holly, car tu ne verras plus jamais semblable prodige, même si je te donnais dix mille années de vie — mon libérateur est venu, celui que j’avais attendu pendant plusieurs générations, il est venu me chercher, comme je l’avais prévu d’avance, car ma science ne pouvait me tromper, quoique je ne susse ni quand ni comment il me rejoindrait... Cependant, vois combien j’étais ignorante Vois combien ma science est peu de chose ! Depuis des heures, il était étendu sur ce lit, dangereusement malade, et je n’en savais rien, moi qui l’avais attendu deux mille ans ! Enfin, je le vois, et au moment où je vais jouir pleinement de mon bonheur, il devient la proie du trépas, auquel je ne puis l’arracher ! Et s’il meurt, mon enfer va recommencer, j’ai devant moi des siècles d’ennui, avant que mon bien-aimé ne me soit rendu !... Tu lui donnas alors le remède, et durant cinq minutes j’ignorais s’il vivrait ou s’il mourrait, et je te jure que les soixante générations passées ne m’ont pas semblé aussi longues que ces cinq minutes. Elles s’écoulèrent enfin, sans qu’il donnât signe de vie, et je savais que si la drogue n’opérait pas à ce moment, tout était fini. Je crus qu’il était mort une fois de plus, et mon cœur fut comme transpercé d’un dard empoisonné, parce que j’avais de nouveau perdu mon Kallikratès. Soudain, il a poussé un soupir, il vivait !... Et je savais qu’il était sauvé, car on ne meurt jamais quand la drogue produit son effet. Quelle merveille, mon cher Holly, quelle merveille ! Il dormira douze heures, et alors la fièvre l’aura quitté !

Elle s’arrêta et, posant sa main, sur les boucles dorées de Léo, elle baisa son front avec une chaste tendresse qui aurait été ravissante à contempler si ce spectacle ne m’avait fendu l’âme, car j’étais jaloux !

XVII

Il y eut ensuite un silence et, durant quelques instants, Ayesha sembla plongée dans une bienheureuse extase. Mais tout à coup ses traits se contractèrent et son visage prit une expression diabolique.

— J’avais presque oublié, dit-elle, cette femme, Ustane. Qu’est-elle à Kallikratès ? sa servante, ou bien...

Elle s’arrêta et sa voix trembla.

Je haussai les épaules.

— Je crois qu’elle l’a épousé suivant la coutume des Amahagger, répondis-je ; mais je ne sais pas au juste.

Sa figure devint sombre comme une nuée d’orage. Malgré sa vieillesse, Ayesha n’était-pas à l’abri de la jalousie.

— Alors, c’en est fait, répliqua-t-elle ; Ustane mourra sur-le-champ !

Je n’osai lui répondre, car au moment où il s’était réveillé pour la première fois, Ayesha m’avait envoyé chercher, et m’avait de nouveau prévenu que si je faisais la moindre révélation à Léo, j’aurais tout lieu de m’en repentir.

Après tout ce que j’avais vu, je croyais qu’elle s’empresserait de faire valoir ses droits auprès de son ancien amoureux ; mais, pour des motifs que je ne pus démêler tout d’abord, elle se borna à le servir avec une humilité qui ne s’accordait guère avec sa fierté habituelle, lui adressant la parole sur un ton presque respectueux. La curiosité de Léo était, cela va sans dire, vivement excitée, et cet être mystérieux lui inspirait même une sorte de terreur, car, bien qu’Ayesha ne lui eût rien dit de son âge extraordinaire, il l’identifiait tout naturellement avec la femme mentionnée sur le tesson de poterie... Enfin, poussé au pied du mur par ses questions incessantes, je lui conseillai de s’adresser à la reine, ajoutant, ce qui était vrai, que j’ignorais où était Ustane. Nous allâmes donc trouver Ayesha, car les muets avaient ordre de nous admettre à toute heure.

Elle était, comme de coutume, assise dans son boudoir, et, dès que les rideaux furent tirés, elle se leva de son divan, et nous tendant les deux mains, elle s’avança pour nous saluer, ou plutôt pour saluer Léo ; car il va sans dire que j’étais tenu maintenant à l’écart. C’était un charmant spectacle que de voir cet être diaphane se glisser légèrement vers le robuste Anglais ; car, malgré son origine semi-grecque, Léo est Anglais jusqu’à la moelle des os, et sa forte carrure, sa tête puissante lui donnent une apparence de vigueur et de fierté qui justifient son nom Amahagger de « Lion ».

— Salut ! jeune seigneur étranger ! dit-elle de sa voix la plus douce. Je suis heureuse de te voir rétabli. Crois-moi, si je ne t’avais pas sauvé au dernier moment, tu ne vivrais plus actuellement. Mais le danger est passé, et je prendrai soin — ajouta-t-elle en soulignant ces mots — qu’il ne revienne plus !

Léo s’inclina et la remercia avec effusion des bontés qu’elle avait eues pour un inconnu.

— Non, répondit-elle doucement, tu n’as pas à me remercier. Ta beauté est sans pareille dans le monde, et ta venue me rend bien heureuse !

— Hein ! camarade, me dit Léo à part en anglais, cette dame est fort aimable. Nous sommes vraiment en paradis ! J’espère bien que vous avez su profiter de la situation !... Par Jupiter, elle en a une paire de bras !

À suivre

RIDER HAGGARD.

(Traduit de l’anglais par M. Georges Labouchère.)