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Rider Haggard : She 8

dimanche 13 décembre 2020, par Denis Blaizot


épisode précédent

Ce texte a été publié le 22 février 1920 1920 dans l’Excelsior. Et vous pouvez le retrouver aujourd’hui sur Gallica.
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SHE (ELLE) 8

Roman de M. RIDER HAGGARD

V (Suite)

À cet endroit la jeune femme cessa son discours ou son chant, qui nous faisait l’effet d’une sorte de mélopée, et fixa ses regards sur les profondeurs ténébreuses de la grotte. Au même moment, son visage prit une expression de terreur indicible, comme si elle entrevoyait quelque horrible spectacle. Quant à nous, nous ne vîmes absolument rien ; mais il n’en était pas de même pour Ustane, car, sans proférer d’autre parole, elle tomba évanouie à côté de nous... Léo, qui commençait à éprouver un réel attachement pour cette jeune personne, était vivement alarmé et troublé et, à vrai dire, je n’étais pas loin d’éprouver une sorte de crainte superstitieuse. Tout à coup, Ustane revint à elle et se releva avec un tremblement convulsif.

— Que voulais-tu dire, Ustane ? demanda Léo, qui parlait fort correctement l’arabe.

— Mon bien-aimé, répondit-elle avec un petit rire forcé, je n’ai fait que chanter pour toi à la mode de mon pays. Je n’ai rien voulu dire. Comment pourrais-je parler de ce qui n’est pas encore ?

— Et qu’as-tu vu, Ustane ? demandai-je en la regardant entre les deux yeux.

— Je n’ai rien vu, répondit-elle encore. Ne me demandez pas ce que j’ai vu. A quoi bon vous épouvanter ?

Puis, se tournant vers Léa, avec l’expression la plus tendre que j’aie jamais vue sur le visage d’une femme, civilisée ou sauvage, elle prit la tête du jeune homme entre ses mains et l’embrassa sur le front, comme une mère l’aurait fait.

— Quand je t’aurai quitté, mon bien-aimé, quand, durant la nuit, tu étendras la main et ne pourras me trouver, alors pense à moi quelquefois, car, en vérité, je t’aime passionnément, quoique je ne sois pas digne d’essuyer la poussière de tes pieds. Et maintenant, aimons-nous, prenons ce qui nous est donné et soyons heureux ; car, dans le tombeau, il n’y a ni amour, ni chaleur, ni baisers... peut-être rien, ou peut-être seulement un souvenir amer du passé. Ce soir, les heures sont à nous, savons-nous à qui elles appartiendront demain ?

VI

Le jour qui suivit cette scène mémorable — scène faite pour inspirer de sombres pressentiments — on nous annonça qu’une fête serait donnée le soir en notre honneur. Je fis de mon mieux pour y échapper, disant que nous étions des gens modestes et peu amateurs de fêtes, mais mes remarques furent accueillies par un silence désapprobateur, et je crus qu’il valait mieux me taire. Peu d’instants avant le coucher du soleil, je fus prévenu que tout était prêt et, accompagné de Job, j’entrai dans la grotte, où je retrouvai Léo, qu’Ustane escortait comme d’habitude. On avait allumé un feu énorme, ce soir-là, et autour des flammes étaient réunis environ trente-cinq hommes et deux femmes : Ustane et la femme vis-à-vis de laquelle Job avait joué certain rôle biblique... Les hommes, assis en cercle avec leurs lances plantées derrière eux, gardaient, selon leur habitude, un profond silence...

— Que va-t-il se passer, monsieur dit Job. Voilà de nouveau cette femme ; j’espère bien qu’elle va me laisser tranquille, car je ne l’ai guère encouragée... Tiens, ils ont invité Mohamed à dîner, et voilà que cette dame lui fait des politesses... Je suis bien content que ce ne soit pas à moi.

En effet, la femme en question s’était levée, et, prenant par la main notre timonier qui s’était assis dans un coin de la grotte, l’engageait à s’approcher du feu... Mohamed, qu’on avait toujours nourri à part, ne semblait nullement sensible à cet honneur inusité ; il tremblait de tous ses membres, et ses jambes avaient peine à le soutenir.

— Eh bien ! dis-je à mes deux camarades, les choses me semblent prendre une mauvaise tournure ; mais il faut faire face au danger. Avez-vous vos revolvers, et sont-ils chargés ?

— J’ai le mien, répondit Job, mais je crois que M. Léo n’a que son couteau de chasse, qui est, du reste, de bonne taille.

Trouvant que ce serait trop long d’aller chercher le revolver de Léo, nous nous avançâmes hardiment et nous assîmes sur une même file, le dos appuyé à la paroi de la grotte. À peine étions-nous assis, qu’on fit circuler une jarre en faïence contenant un liquide fermenté, d’un goût assez agréable et fait avec une graine semblable à celle qui, dans l’Afrique méridionale, est connue sous le nom de blé kafre. Le vase qu’on faisait passer à la ronde était excessivement curieux, et ses diverses faces étaient ornées, à la mode des poteries étrusques, de peintures représentant des scènes d’amour ou des scènes de chasse... Une heure environ s’écoula de la sorte, durant laquelle nous gardions un profond silence, nous contentant de regarder les ombres projetées par les flammes sur les murailles de la grotte. Des deux côtés du feu était placée une paire de pinces énormes ; je n’aimais nullement l’aspect de ces pinces. Je ne pus m’empêcher de frissonner en regardant ces visages farouches et en songeant que nous étions absolument à la discrétion de gens d’autant plus redoutables que leur véritable caractère nous était inconnu. Bref, c’était une fête étrange et qui me rappelait vaguement le festin des Barmécides, quoiqu’il n’y eût rien à manger.

Enfin, au moment où je me sentais comme hypnotisé, un mouvement se fit dans la foule, et, soudain, un homme assis vis-à-vis de nous s’écria d’une voix de stentor :

— Où est la chair que nous allons manger ?

À quoi les autres répondirent d’un ton grave en étendant la main droite vers le feu :

— La chair va venir.

— Est-ce une chèvre ? dit le même homme.

— C’est une chèvre sans cornes, et c’est plus qu’une chèvre, et nous l’immolerons, répliquèrent-ils à l’unisson, en saisissant leurs lances qu’ils lâchèrent aussitôt.

— Est-ce un bœuf ? reprit l’indigène.

— C’est un bœuf sans cornes, et c’est plus qu’un bœuf, et nous l’immolerons, répondirent-ils.

Et les lances furent de nouveau saisies .et de nouveau lâchées.

Il y eut alors un silence, et je remarquai avec horreur que la femme assise à côté de Mohamed se mettait à le caresser, tapotant ses joues et lui donnant les noms les plus tendres, tandis qu’elle promenait ses regards farouches sur l’infortuné. Je ne sais pourquoi ce spectacle me remplit de frayeur, mais il nous terrifia tous et notamment Léo. Ces caresses avaient quelque chose de sinistre ; aussi Mohamed pâlissait-il visiblement, malgré la couleur brune de sa peau...

— La viande, est-elle prête à cuire ? demanda le même individu.

— Elle est prête, elle est prête.

— Le pot est-il chauffé ? continua la voix d’un ton criard qui fit résonner les échos de la grotte.

— Il est chauffé, il est chauffé.

— Grands dieux ! s’écria Léo, rappelez-vous la phrase : « Les gens qui placent des pots enflammés sur la tête des étrangers. »

À peine avait-il prononcé ces paroles que deux grands diables se levèrent, et, saisissant les longues pinces. les plongèrent dans les flammes ; la femme qui venait de caresser Mohamed tira un nœud coulant de dessous sa ceinture ou moocha et le glissa autour du cou de l’infortuné que des hommes saisissaient en même temps par les jambes. Les hommes armés de pinces éparpillèrent les cendres brûlantes sur le plancher et retirèrent du feu un pot de faïence chauffé à blanc. En un instant, ils avaient atteint l’endroit où Mohamed se débattait. Il luttait comme un démon, poussant des cris désespérés, et, malgré le nœud coulant et les efforts des hommes qui lui tenaient les jambes, les misérables ne purent exécuter tout de suite leur dessein qui — on aura peine à le croire — était de placer le pot rougi sur sa tête !

Je sautai sur mes pieds avec un cri d’horreur, et, tirant mon revolver, je fis feu par une sorte d’instinct sur la femme diabolique qui avait caressé Mohamed et qui le tenait à présent dans ses bras. La balle l’atteignit dans le dos et la tua raide, et je m’en suis toujours félicité, car j’appris depuis que c’était elle qui avait organisé cette horrible scène pour se venger de l’insulte que Job lui avait infligée. Elle s’affaissa sur le sol, et, au même instant, à ma terreur profonde, Mohamed, par un effort surhumain, échappa à ses bourreaux, et sautant en l’air, retomba mourant sur le cadavre de la femme. La balle de mon pistolet avait transpercé les deux corps, frappant la coupable et sauvant sa victime d’une mort cent fois plus horrible. C’était un terrible et pourtant heureux accident.

Durant un moment, les Amahagger, frappés de stupeur, gardèrent le silence. Ils n’avaient jamais entendu le bruit d’une arme à feu et le résultat produit par la détonation les épouvantait. Mais un de mes voisins finit par revenir à lui, et, saisissant sa lance, se prépara à en frapper Léo qui était le plus rapproché de lui.

— Sauve qui peut ! m’écriai-je, en prenant mes jambes à mon cou pour fuir hors de la grotte. Malheureusement, il y avait des hommes sur ma route et j’avais, en outre, aperçu une foule compacte assemblée en plein air, près de l’entrée du souterrain. Aussi fus-je assailli par une troupe de cannibales que la mort de la femme rendait absolument furieux. Je franchis d’un bond le corps de Mohamed et au même moment, je sentis sur ma jambe la chaleur du pot brûlant. À l’extrémité de la grotte, se trouvait une petite plateforme rocheuse, haute d’environ trois pieds, sur laquelle deux grandes lampes étaient allumées le soir ; nous pûmes l’atteindre tous trois et y grimper rapidement et nous nous préparâmes à vendre chèrement notre vie. Durant quelques secondes, la foule qui nous pressait recula en nous voyant prêts à résister. Léo attacha la courroie de son couteau de chasse autour de son poignet droit et, passant son bras autour de ma taille, me serra affectueusement contre lui.

— Adieu ! me dit-il, cher ami qui avez été pour moi plus qu’un père. Nous n’avons aucune chance contre ces coquins ; ils en finiront avec nous en quelques minutes et nous mangeront ensuite, je suppose. Adieu. C’est moi qui vous ai engagés dans cette aventure. J’espère que vous me pardonnerez. Adieu. Job.

— La volonté de Dieu soit faite ! dis-je en me préparant à mourir.

Au même instant, Job fit feu et blessa un homme, mais non, certes, celui qu’il avait visé : Job manquait toujours son coup.

Les indigènes se précipitèrent sur nous et tirant aussi vite que je le pouvais, je parvins à les arrêter ; Job et moi, en outre de la femme, nous tuâmes ou blessâmes cinq hommes avant que nos munitions ne fussent épuisées. Mais nous n’avions pas le temps de recharger nos pistolets, et ils s’élancèrent de nouveau avec un courage digne d’éloges, étant donné qu’ils ignoraient si nous ne continuerions pas à tirer.

À suivre

RIDER HAGGARD.

(Traduit de l’anglais par M. Georges Labouchère.)