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Rider Haggard : She 9

dimanche 13 décembre 2020, par Denis Blaizot


épisode précédent

Ce texte a été publié le 23 février 1920 1920 dans l’Excelsior. Et vous pouvez le retrouver aujourd’hui sur Gallica.
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SHE (ELLE) 9

Roman de M. RIDER HAGGARD

VI (Suite)

Un grand individu bondit sur la plateforme, et Léo l’étendit raide mort en le transperçant de son couteau. J’infligeai le même sort à un autre, mais Job manqua son coup, et je vis un Amahagger le saisir par la taille et l’entraîner hors du rocher. Le couteau n’étant pas assujetti par une courroie échappa des mains de Job, mais, par un heureux hasard, il tomba la pointe en l’air sur le roc, et l’assaillant fut transpercé de part en part ! Je ne sais pas au juste ce qui arriva ensuite à Job, mais je crois qu’il resta étendu sur le cadavre de l’indigène... Quant à moi, je me livrai bientôt à une lutte désespérée avec deux coquins, qui, heureusement pour moi, avaient laissé leurs lances derrière eux ; et, pour la première fois de ma vie, je pus mettre à profit la vigueur extraordinaire dont m’a gratifié la nature. J’avais frappé un homme avec tant de violence que son crâne avait été fendu en deux et le couteau s’y était planté si solidement qu’au moment où l’assaillant tombait de côté, mon arme me fut arrachée de la main... Ce fut alors que deux autres bandits sautèrent sur moi. Je les vis venir, et passai mon bras autour de la taille de chacun, et nous tombâmes ensemble sur le plancher de la grotte, roulant l’un sur l’autre. Ils étaient très forts, mais j’étais fou de rage, et animé de cette soif de carnage qui s’empare des plus civilisés quand les coups pleuvent et qu’il s’agit de la vie ou de la mort. J’étreignis les deux noirs démons et les serrai jusqu’à ce que j’entendisse leurs os craquer. Ils se tordaient comme des serpents et m’administraient force coups de poing, mais je tins bon. Couché sur le dos, afin que leurs corps pussent me protéger contre les coups de lance, je me disposai à mettre fin à leur existence ; bientôt mes assaillants perdirent le souffle, leurs forces les abandonnèrent, mais je n’osai encore les quitter, car ils mettaient longtemps à mourir, et je savais qu’ils reviendraient à la charge si je relâchais mon étreinte. Les autres coquins pensèrent sans doute — car nous étions tous trois étendus dans l’ombre — que nous étions tous morts, ils ne prirent aucune part à notre petite tragédie.

Je me retournai, et, tandis que j’étais en proie aux angoisses de cette terrible lutte, je pus voir que Léo était maintenant en dehors du rocher, car la lueur des lampes tombait en plein sur lui. Il se tenait encore sur ses pieds, mais était entouré d’une foule croissante qui essayait de le jeter à terre. Sa charmante tête bouclée dominait celle des sauvages .(Léo a six pieds deux-ponces), et je vis qu’il luttait avec une énergie désespérée, à la fois magnifique et affreuse à contempler. Il transperça un homme de son couteau, — ses adversaires étaient trop près de lui pour l’atteindre avec leurs lances, et ils n’avaient ni couteaux ni bâtons. L’homme tomba, et le couteau ayant été arraché de sa main, ce qui le laissait sans défense, je crus que sa dernière heure était venue. Mais, par un effort désespéré, il se dégagea de leur étreinte, saisit le corps de l’homme qu’il venait de massacrer, et, le soulevant dans l’air, le lança au milieu de la foule des assaillants, de sorte que la force du choc jeta à terre cinq ou six d’entre eux. Au bout d’une minute, ils se relevèrent tous, à l’exception d’un, dont le crâne avait été broyé, et ils s’acharnèrent de nouveau contre lui. Enfin, après une lutte acharnée, les loups terrassèrent le lion. Il put se redresser, encore une fois, et abattre un Amahagger de sa poigne vigoureuse, mais un seul homme ne pouvait lutter longtemps contre tant d’adversaires, et il finit par s’affaisser sur le sol, tombant comme un chêne puissant, et entraînant dans sa chute tous ceux qui se cramponnaient à lui. Ils le saisirent par les bras et les jambes, puis enlevèrent son corps.

— Une lance, cria une voix. une lance pour lui couper la gorge, et un bassin pour recueillir son sang !

Je fermai les yeux, car je vis l’indigène s’avancer armé d’une lance, et je ne pouvais aller au secours de Léo : je commençais à perdre mes forces, et les deux hommes qui pesaient sur moi n’étaient pas encore morts.

Soudain, il se fit un mouvement, et involontairement je rouvris les yeux et je contemplai la scène de carnage. Ustane s’était jetée sur la poitrine de Léo, le couvrant de son corps, et l’enlaçant de ses bras. Elle s’attachait à lui comme une plante grimpante à un arbre, et ce fut en vain que les assaillants tâchèrent de les séparer. Ils essayèrent alors de poignarder Léo sans blesser Ustane, mais celle-ci le protégeait, et il ne fut lue blessé.

Les indigènes perdirent enfin patience.

— Transpercez à la fois l’homme et la femme, dit une voix. la même qui avait posé les questions à cette lugubre fête, ils seront ainsi mariés pour de bon.

L’individu armé d’une lance brandit son arme, l’acier brilla comme un éclair, et je fermai de nouveau les yeux...

Au même moment, j’entendis une voix tonitruante, dont les échos se répercutèrent au milieu des rochers.

— Cessez ! dit cette voix.

Là-dessus. je tombai évanoui, et, à travers les lueurs confuses de mon cerveau, il me sembla que ma dernière heure était arrivée.

VII

Quand je rouvris les yeux, je me trouvai étendu sur une peau de bête, non loin du feu autour duquel nous nous étions réunis pour cette terrible fête. Près de moi gisait Léo, encore sans connaissance, et sur lui se penchait la jeune Ustane, en train de panser une plaie profonde qu’il avait au côté. Derrière elle, Job était appuyé contre la paroi de la grotte, sans blessure apparente, mais contusionné et tremblant. De l’autre côte du feu, dispersés çà et là, comme s’ils s’étaient jetés à terre épuisés de fatigue, gisaient les corps de ceux que nous avions tués dans notre lutte effroyable pour la vie. Je les comptai : il y en avait douze, outre la femme et le cadavre du pauvre Mohamed, mort de ma propre main, qui était placé au bout de la file. À gauche, une troupe d’hommes étaient en train de lier derrière le dos les bras des survivants des cannibales, en les attachant deux à deux. Les coquins se soumettaient avec un air d’indifférence boudeuse qui s’accordait mal avec la fureur concentrée qu’on lisait dans leurs sombres yeux. En face de ces hommes, dirigeant les opérations, se tenait notre ami Biliali, ayant, l’air tout à fait patriarcal avec sa barbe de fleuve, et froid et indifférent comme s’il avait présidé au découpage d’un bœuf. Cependant il se retourna, et voyant que je me dressais sur mon séant, il s’avança vers moi, en me disant gracieusement qu’il espérait que je me sentais mieux. Je répondis que pour le moment je ne pouvais rien dire, si ce n’est que je souffrais de partout.

Il se baissa ensuite et examina les blessures de Léo.

— C’est une mauvaise blessure, dit-il, mais la lance n’a pas percé les entrailles. Il se rétablira.

— Grâce à ton arrivée, mon père, répondis-je. Une minute de plus, et nous étions tous perdus, car ces démons nous auraient massacrés comme ils voulaient massacrer notre serviteur.

Et je désignai Mohamed.

Le vieillard grinça des dents, et je vis une expression singulière de malice se peindre sur son visage.

— Ne crains rien, mon fils, répondit-il. On tirera d’eux une vengeance telle que le simple récit de leur supplice ferait frissonner. Ils seront envoyés à la reine, et sa vengeance sera digne de sa grandeur. Cet homme — désignant Mohamed — je te dis que cet homme serait mort d’une mort plus douce que celle qui est réservée à ces hyènes. Dis-moi, je te prie, comment cela est arrivé.

Je lui racontai en quelques mots ce qui s’était passé.

— Ah ! voilà ! répondit-il. Mon fils. c’est la coutume, chez nous, de tuer au moyen du « pot enflammé » l’étranger qui arrive dans le pays et de le manger ensuite.

— C’est l’hospitalité à rebours, répondis-je d’une voix faible. Dans notre pays, nous régalons l’étranger et lui donnons à manger. Ici, au contraire, vous le mangez et il fait les frais de votre festin.

— Vieille coutume ! répondit-il en haussant les épaules. Moi-même, je la désapprouve, mais je dois dire, ajouta-t-il, que je n’aime guère la chair des étrangers, surtout quand ils ont erré dans les marais et se sont nourris de gibier. Quand « Celle qui doit être obéie » a ordonné de vous épargner, elle n’a rien dit de l’homme noir ; aussi ces hommes, véritables tigre, ont-ils convoité sa chair, et c’est la femme que tu as eu raison de tuer qui leur a persuadé d’infliger à la victime le supplice du « pot brûlant ». Mais ils auront leur récompense. Mieux vaudrait pour eux n’avoir jamais vu la lumière que d’affronter la terrible colère de la reine. Heureux ceux qui ont péri de votre main !

 » Ah ! continua-t-il, quel beau combat vous avez livré ! Sais-tu, mon cher, que tu as écrasé les côtes de ces deux individus comme on écrase une coquille d’œuf ! Et ton jeune camarade, le lion, qui a lutté si vaillamment contre tant d’adversaires, et en a tué quatre ! Je vous assure que votre courage vous a gagné mon cœur, car j’aime à voir un assaut bravement repoussé ! Mais, dis-moi, comment avez-vous tué ceux qui ont un trou dans la peau ? On a entendu, parait-il, un grand bruit et ils sont tombés face contre terre... »

Je lui expliquai de mon mieux, mais fort brièvement, j’étais exténué, et je ne parlais que par crainte d’offenser un si puissant personnage, quelles étaient les propriétés de la poudre à canon, et il me demanda de mettre mes théories en pratiqua sur la personne de l’un des prisonniers. Ce serait fort intéressant, disait-il, et j’aurais ainsi un commencement de vengeance. Il fut très étonné quand je lui dis que ce n’était pas notre habitude de nous faire justice nous-mêmes, et que nous laissions ce soin à la loi, et à une puissance souveraine, qu’il ne connaissait point...

À ce moment même. Léo ouvrit les yeux, grâce à quelques gouttes de cognac que Job lui versa dans la gorge, et notre conversation prit fin...

Après quoi. je m’occupai de transporter Léo dans son lit. avec le secours de Job et de la brave Ustane, que j’aurais volontiers embrassée pour sa noble conduite à l’égard de mon cher enfant ; mais Ustane n’était pas femme à vous laisser prendre aisément des libertés avec elle, de sorte que je réprimai mon désir. Ensuite, énervé et contusionné, je gagnai ma chambre sépulcrale, qui aurait bien pu être mon sépulcre véritable ce soir-là, car, sans une protection spéciale de la Providence, il est certain que j’aurais trouvé la mort dans cette horrible aventure...

À suivre

RIDER HAGGARD.

(Traduit de l’anglais par M. Georges Labouchère.)