Pierre Drieu La Rochelle : Le Recul

Comme d’habitude, ce matin-là, Bahr-Bouph, chef de guerres des Bahr’s, procédait à l’appel de la section de service.

Devant l’orifice de la Grande-Caverne, les hommes se rassemblaient avec lenteur et bonne volonté. Bahr-Bouph jurant par toutes les forces de la nature et prodiguant les noms d’animaux antédiluviens, cochait les présents sur l’omoplate d’on ne sait quel ennemi héréditaire qui lui servait de block-note.

— Nah-nan ! Nah-nan ! gueula-t-il. Il ne manque que celui-là.

Nah-nan apparut tardif et dégagé.

— Il est plutôt culotté de se présenter à poil ! Pourquoi n’es-tu pas équipé ? où est ton épieu magdalanéen ? On ne monte pas au secteur des Mammouths, les mains derrière le dos !

— Mais, chef, je n’avais même pas à me présenter. Je me suis porté malade ce matin.

Serge-Hô, sous-chef de guerre, qui s’occupait à éprouver la pointe d’une flèche sur son orteil de granit, intervint.

— Qu’est-ce que tu as ?

— Je le dirai au sorcier. J’ai chanté trop fort à la fête clanesque. J’ai quelque chose de cassé dans le gosier.

— Encore un qui veut passer à la tribu des guerriers Pâles.

Bahr-Bouph s’était détourné. Son torse capable de plusieurs atmosphères se gonflait : Bahr-Teh, sa femme particulière, s’approchait.

— Que veux-tu ? Ô ma femme particulière ?

Elle l’attira à l’écart.

— Je crois qu’il y aurait intérêt à exempter Nah-nan de chasse-aux-mammouths. Tu m’as dit que les hommes regimbaient à monter depuis quelque temps contre les Mammouths. Or, Nah-nan est en train de confectionner un chant de guerre qui vante avec un entrain panique la gloire de ficher l’épieu au défaut de la cuirasse du colosse poilu, ou l’horrifique noblesse de périr craquelé d’un coup sous le pied rond. Nul doute qu’à voir Nah-nan, dressé dans sa jeune beauté, parmi les jeux de la prochaine fête et proclamant leur fierté, nos hommes ne se reprennent de passion pour la besogne inévitable et ne vouent les mammouths à de mémorables hécatombes.

Bahr-Bouph regarda sa femme avec admiration, Nah-nan avec mépris et décida :

— Tu resteras là. Tâche de nous incruster quelque chose de ravigotant. Tu rafistoleras aussi les vieux épieux.

Et tandis que les chasseurs s’en allaient modestement à la queue-leu-leu vers les combats civilisateurs, Nah-nan s’allongea parmi les femmes, murmurant :

— Maintenant j’ai le recul nécessaire. La chasse aux Mammouths a trouvé son poète.

En guise de postface : Pourquoi vous proposer ce texte ? Parce que, par hasard, j’ai téléchargé la version audio de Défense de sortir, une autre œuvre de Pierre Drieu La Rochelle à classer SF. Donc, après un petit plongeon dans Rétrofictions de Guy Costes & Joseph Altairac, j’ai découvert 4 titres de Drieu La Rochelle relevant des littératures de l’imaginaire. Le Recul étant le plus ancien.

N.B. : La prochaine guerre n’est pas une fiction mais un essai sur l’avenir de l’Europe et la guerre.