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Victor Forbin : Le déluge de glace

vendredi 7 février 2025, par Denis Blaizot

Cet article a paru dans Le journal des voyages et des aventures de terre t de mer n°268 (2e série) daté du 19 janvier 1902 1902 .

LA FIN DU MONDE

LE DÉLUGE DE GLACE

Ce titre fera sourire plus d’un sceptique, et pourtant le sujet que j’aborde est si grave et si complexe, que j’hésiterais à le traiter dans toute autre publication ; mais avec le lecteur du Journal des Voyages, si renseigné sur tout ce qui concerne les deux pôles, je me crois dispensé d’entrer dans des détails qui allongeraient démesurément le cadre de cet article.

Depuis qu’existe le monde humain, et j’entends par là un ensemble de sociétés organisées, — cette expression : la fin du monde, a secoué plus d’une fois les peuples d’une angoisse terrible. Sans remonter aux temps anciens, il suffit de rappeler cette effroyable panique de l’an mille, que conte l’histoire. Et, récemment encore (en 1898 1898 , si j’ai bonne mémoire), un savant d’Autriche n’avait-il pas prédit qu’une comète allait se jeter sur la Terre et la précipiter dans les espaces interplanétaires ? Dans toute l’Europe centrale, des milliers de paysans vendirent leurs biens pour se préparer par de bonnes œuvres à une mort imminente, et je sais plus d’un Parisien qui n’osa sortir dans les rues pendant les vingt-quatre heures de ce jour mémorable. Et l’on dit même que, du matin au soir, les églises de la capitale regorgèrent de fidèles... et de convertis.

Cette fois, cependant, il ne s’agit pas de la prédiction empirique d’un pseudo-astronome ; et le savant anglo-saxon qui nous annonce la fin du monde se garde bien de fixer une date à la catastrophe ; il se contente de dire qu’elle peut se produire dans un avenir très rapproché. En revanche, il en détermine, avec une précision toute scientifique, les causes et les effets.

Mais, avant d’aborder la gigantesque théorie de M. Léon Lewis, donnons une satisfaction à la légitime curiosité de nos lecteurs, en résumant d’une façon aussi concise que possible la prédiction qu’il vient d’encadrer dans son dernier ouvrage : Le Grand Déluge glacial et son retour imminent (The Great Glacial Deluge and its impending Recurrence).

C’est une des croyances populaires les plus fermement établies, que la chaleur diminue d’année en année sur la surface du globe, et que, pour employer l’expression commune, « les saisons sont retournées ». De nombreux savants, et non des moins illustres, se préoccupent, eux aussi, du refroidissement graduel de notre planète, Les uns l’expliquent par la progressive extinction du feu central et par la lente évolution de la terre vers ce suprême échelon dans la vie des astres, l’état de mort absolue.

D’autres, s’appuyant sur les travaux les plus récents de la géologie, estiment que les périodes glaciale, torride et tempérée, qui se succédèrent sur notre planète, reviennent périodiquement, selon une loi mystérieuse, et que nous sommes sur le point d’entrer de nouveau dans une période glaciale, qui, à l’exemple de ses aînées, désolera la plus grande partie des deux hémisphères pendant vingt cinq mille ans. M. Lewis est du nombre de ces derniers savants.

Mais il croit avoir trouvé cette loi mystérieuse, et les arguments dont il étaie sa théorie sont assez convaincants pour que plusieurs sociétés scientifiques des deux mondes aient consacré à leur examen de longues séances.

D’après M. Lewis, les énormes masses de glace accumulées au pôle Sud, et qui servent pour ainsi dire de « frigorifique » à la terre entière, sont en voie de désagrégation. Si ce lent travail continue, si la dislocation devient complète, ces énormes masses de glace se précipiteront vers l’équateur, élèveront le niveau des eaux dans l’hémisphère septentrional, tout en causant un abaissement de leur température, et occasionneront une inondation presque générale en Europe et dans l’Amérique du Nord. Par un mouvement de réaction, l’énorme amas d’eaux glaciales reviendra sur sa route, après avoir atteint le cercle arctique, et les régions qui auront échappé à la première inondation deviendront les victimes de la seconde.

Répétons le : si étrange qu’elle paraisse, cette prédiction s’appuie sur des faits indiscutables, et le lecteur ne tardera pas à s’en convaincre en jetant avec nous un coup d’œil d’ensemble sur la topographie et l’hydrographie des deux pôles.

***

Les magnifiques explorations de Nordenskiold, de Nansen et du duc des Abruzzes sont venues confirmer la vague légende esquimaude qui voulait que le pôle Nord fût occupé par une mer libre. Certes, il ne s’agit pas d’une surface d’eau limpide, enserrée entre les vastes terres arctiques. Nos lecteurs savent déjà que les approches du pôle Nord sont couvertes d’une immense banquise, ferme seulement en apparence, puisqu’elle se meut dans une sorte de mouvement giratoire qui la porte et la rapporte dans une direction bien déterminée.

Le pôle Sud, au contraire, — à moins que les deux expéditions en cours ne viennent démontrer le contraire, ce qui est peu probable à priori, — est constitué par un immense continent antarctique, que les explorateurs anglais, en un langage qui fait image, ont appelé le ice cap, et c’est bien, en effet, comme une colossale « calotte de glace » qui recouvre ce pôle de notre globe.

D’après les récits des voyageurs, depuis celui du capitaine Cook, qui, le premier décrivit l’aspect des terres antarctiques, jusqu’aux savants rapports de sir Georges Nerones, l’explorateur qui s’engage dans ces régions inconnues se heurte bientôt à cette fameuse muraille de glace qui, plus que la distance et le froid, a valu au pôle Sud de rester le pôle mystérieux.

Au pied de cette muraille vient mourir la mer libre, et, phénomène à retenir, et qui fut constaté par le capitaine Cook comme par notre illustre compatriote l’amiral Dumont-d’Urville, à l’approche du cercle antarctique, les eaux des trois grands océans, l’Atlantique, l’Indien et le Pacifique, descendent à une température inférieure de plusieurs degrés au point de congélation de l’eau.

Il s’ensuit que, par leur perpétuel mouvement de flux et de reflux, les vagues ne cessent de déposer sur les banquises une certaine quantité d’eau qui se congèle instantanément, et l’on peut dire que chaque heure apporte à l’énorme « calotte de glace » un appoint qui se chiffre par milliers de mètres cubes.

Autre phénomène non moins étrange : la neige tombe presque continuellement dans ces régions. Les baleiniers norvégiens et suédois qui se hasardent dans ces parages affirment que la neige tombe en abondance pendant vingt-huit jours sur trente. Si l’on remarque que l’évaporation est nulle, et que les régions polaires n’ont ni pluies ni rosées, on est en droit de se demander ce que devient cette formidable quantité de neige, qui tombe depuis des milliers d’années, à raison de trois cent quarante jours par an.

Ce qu’elle devient ? Elle s’accumule par couches énormes, et la pression que subissent les couches inférieures est plus que suffisante pour les transformer en glace compacte.

Il est donc bien établi que la masse glacée du pôle Antarctique, déjà considérable, augmente rapidement de volume et de poids. Et notons en passant que, d’après M. Léon Lewis, cette constatation explique l’aspect général de notre globe.

Le moins inattentif de nos lecteurs aura remarqué sans nul doute que les continents sont bien plus étendus dans l’hémisphère septentrional que dans l’hémisphère méridional. Le premier contient la plus grande partie du vieux : monde et les vastes espaces de l’Amérique du Nord. Dans le second, nous n’apercevons que les « fuseaux » de l’Amérique du Sud et de l’Afrique australe, l’Australie et les terres éparses de l’Océanie, entourées ou noyées dans d’immenses océans.

Cette distribution presque régulière des terres et des mers sur la mappemonde trouve son explication dans la théorie de M. Lewis. Pendant les vingt-cinq-mille années qu’il a mis à se constituer, le gigantesque glacier du pôle Sud, le ice cap, a drainé vers lui les eaux de l’Hémisphère septentrional, où des terres nouvelles ont surgi des eaux avec les siècles, tandis que, par une compensation inévitable, les continents des régions australes étaient progressivement submergés par la montée des flots, jusqu’à ce que leurs hauts plateaux et les sommets de leurs montagnes émergeassent seuls de la Plaine liquide, sous la forme que nous leur connaissons maintenant, d’îles et d’archipels.

***

Au lecteur, désormais, à évoquer, en un instant de réflexion, la vision effroyablement grandiose de cette masse de glace, dressée en un des pôles de notre terre, suspendue pour ainsi dire au-dessus de nos têtes, prête à se disloquer et à s’élancer vers notre vieux monde, en une formidable poussée.

Quelques chiffres l’aideront à édifier sa vision. Le diamètre moyen de ce colossal glacier est de 4 à 5,000 kilomètres ; il couvrirait en son entier le continent de l’Amérique du Nord. Son épaisseur, qui est de 3 à 4,000 mètres à sa base, atteint : de 15 à 20 kilomètres à son centre. Et des savants ont calculé que son volume ne doit pas être inférieur à SOIXANTE-DIX MILLIONS DE KILOMÈTRES CUBES, chiffre fantastique qui ne nous communique qu’une impression d’infini. Que cette masse de glace, dans l’état où elle est, exerce déjà une influence énorme sur la température du globe, sur celle des mers, et, conséquemment, sur la formation et la direction des courants, c’est un fait qui ne souffre pas de discussion. Un exemple suffira.

De récents sondages en plein océan ont fait connaître qu’au fond de la mer, et même sous l’équateur, le thermomètre n’enregistre que 2 ou 3 degrés au-dessus de zéro, alors que la surface en enregistre parfois 25 ou 30. Et notons que, théoriquement, l’eau devrait être d’autant plus chaude qu’elle est plus profonde, puisqu’elle est aussi plus rapprochée du noyau central et de la matière en fusion. Ne sait-on pas que, dans les puits les plus profonds des houillères du Westphalie, la chaleur devient si intense qu’il faudra bientôt renoncer à les exploiter ?

Si le phénomène inverse a lieu au fond de la mer, c’est que le ice cap du pôle Sud est, comme je le disais plus haut, le frigorifique des océans, le « foyer de froid » qui, par radiations, abaisse la température des mers avoisinantes.

Et si telle est déjà l’influence de cette masse de glace, dans l’état où elle est ; si elle a pu, sans se mouvoir, régler la distribution des mers et des continents ; si elle réussit à contrebalancer au fond des eaux les effluves torrides du soleil, combien puissante et effective sera cette même influence, lorsque la montagne passera de cet état de stabilité à son mouvement de dispersion et de marche en avant ?

Ici encore, c’est au lecteur à recourir à son imagination, car une plume serait inhabile à décrire le cataclysme. Disons seulement que, d’après les observations des explorateurs, la dislocation de l’immense glacier se fera en un point du cercle arctique situé à l’extrême Sud de l’Atlantique, à mi-chemin entre le Cap Horn et le Cap de Bonne-Espérance.

Par les profonds sillons que les icebergs ont labourés depuis des siècles au fond de l’Océan, on sait exactement le chemin que suivront les débris de la montagne de glace, et, avec eux, le grand déluge glacial. Le flot destructeur, s’élançant par la mer de Waddell, entre la terre de Graham et celle d’Enderby, longera d’abord les côtes du Brésil et passera l’équateur, pour dévier vers les côtes d’Afrique, qu’il atteindra à la hauteur des îles du Cap-Vert. Repoussé de l’Ouest par le Gulf-Stream, il contournera les côtes nord-ouest de l’Afrique et s’élancera par le canal de la Manche pour aller se heurter par la mer du Nord à la barrière des terres arctiques.

L’Angleterre, la Hollande, le Danemark, la Finlande, la partie méridionale de la Suède et le Nord-Ouest de la Russie seront ravagés par ce déluge glacial, qui détruira toute la vie organique dans ces régions. La France, sauf peut-être le bassin de la Seine, échappera à cette première phase du fléau.

Mais, comme nous l’indiquions précédemment, ce ne sera qu’un salut éphémère. Sans issue vers le Nord, en raison des hauts plateaux qui enserrent les régions arctiques, le flot dévastateur subira un mouvement rétrograde qui lui fera rebrousser chemin avec une furie nouvelle.

Les plaines de Hongrie, de Pologne et d’Allemagne seront presque instantanément recouvertes par les eaux. Engouffrées dans l’étroit canal du Pas-de-Calais, les énormes vagues bondiront dans les vallées de la Seine et de la Somme. Les deux fleuves, refoulés vers leurs sources, seront les avant gardes de la dévastation. Les gigantesques monuments qui sont la gloire de notre ville seront ébranlés sur leurs bases. Et, quelques jours plus tard, au premier choc de l’avalanche liquide, l’’orgueilleuse Tour de trois cents mètres s’écroulera comme un château de cartes.

La France aura disparu sous les eaux. Çà et là, émergeront du nouvel océan des îles et des archipels qui furent jadis l’Auvergne et les sommets des Cévennes, et d’énormes glaciers, aux découpures fantastiques, se balanceront au-dessus du bas-fond où s’étala la capitale du monde, Paris...

***

« Aussi longtemps que la force de cohésion de la calotte de glace du pôle Sud sera suffisante pour résister au mouvement de dislocation qui la sollicite, dit en terminant M. Léon Lewis, les choses resteront eu leur état. Mais du jour où se produit cette dislocation du glacier austral, nous sommes perdus.

« Et il viendra, ce jour fatal, où la cohésion de la montagne de glace sera soumise, par l’augmentation de son volume et de son poids, à l’action d’une force si énergique, qu’il lui faudra céder.

« Personne ne saurait dire quand l’événement aura lieu ; mais — et je traduis ici mot à mot — il est aussi certain qu’il se produira dans un avenir prochain, que deux et deux font quatre... »

Victor Forbin Victor Forbin Victor Forbin est un écrivain et vulgarisateur scientifique français né en 1864 et décédé en 1947.