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J.-Ad. Arennes : Oumta

samedi 10 juillet 2021, par Denis Blaizot

Ce conte a été publié dans le journal Le Matin du 11 juillet 1922 1922 .

L’auteur étant décédé en 1961 1961 , son œuvre n’est pas encore dans le domaine public. Il n’est donc pas question pour moi d’en tirer profit. Juste de le faire connaître aux lecteurs actuels. Je pense que son travail mérite de sortir de l’oubli. En effet, aucune réédition n’est disponible.

Dans la longue salle surchauffée par le Soleil austral, un commandement bref claqua, docilement répété par l’écho des surveillants blancs. Les lèvres violâtres regimbèrent sur la gaieté des dents éclatantes, les chants s’évanouirent comme des buées et les faces de lave se penchèrent vers les tables de travail. Le gravier recommença de rouler sur les plaques de marbre, grain par grain. Et l’on ne vit plus que les crânes rasés où nulle gemme ne se pouvait cacher, et le tremblement des larges manches de cotonnade.

Oumta et Hanyé, face à face, puisaient deux tas jumeaux, avec la même indifférence active.

— Le soleil brûle, dit Oumta.

— Bientôt fini, répondit Hanyé.

Ainsi, de temps à autre, les deux cafres échangent de brefs propos, sans que les doigts alertes cessent de soumettre chaque caillou au regard infaillible. Cela n’a que l’apparence d’un dialogue, car chacun poursuit tenacement sa pensée, sans prendre aucun souci de celle d’autrui.

L’année précédente, attirés par le même mirage, tous deux sont venus à Kimberley, ville du diamant.

Ils ont laissé le village dont les cases éparses s’accrochaient à la montagne, et les parents fiers d’eux, et les jeunes vierges anxieuses.

Pareils à ces rois mages dont parlent les missionnaires, mais sans autres présents que leur vigueur et leur misère, ils ont marché durant des lunes vers la contrée fabuleuse où la folie des blancs troque contre des tas d’or de petits cailloux tirés des trous de boue, de pauvres petits cailloux dont les poules naguère garnissaient leur gésier et qu’on trouvait incrustés jusque dans le torchis des étables ! Dans la montagne hostile, ils ont connu la fraternité suppliante de la faim et de la soif. Puis, les dangers surmontés, ils se sont trouvés côte à côte, attelés aux infimes besognes rebutantes, âpres au gain, avides de jouir des délices nouvelles, heureux de sentir tout près aux heures de nostalgie une nostalgie identique.

Oumla est grand, mince et musclé. Son visage est passif et fermé comme une porte bronze.

Hanyé, plus petit mais plus fort, a les yeux mobiles et les lèvres impatientes. C4est un trieur plus habile.

Quand la reverra-t-il, la ville ardente où la bête lascive, déchaînée s’élire et se gave à son gré ? La retrouvera-t-il, la femme pâle dont le souvenir trop précis le fait trembler aujourd’hui ? Tant que dure l’engagement qu’il a consenti, Hanyé sait bien qu’il ne peut pas sortir du territoire de la mine. Des fils barbelés où passe la foudre limilent le camp. Il faut encore attendre de longs mois. Et cependant...

Oumta, lui, ne lève pas les yeux. Peut-être regrette-t-il aussi les bouges où l’on jette son or avec orgueil ainsi qu’une joie forcée, au retour d’une chasse ? Peut-être songe-t-il aux cases lointaines que faisait tressaillir le souffle salé de l’Océan ? Mais nul ne sait jamais à quoi rêve Oumta, ni même s’il rêve !

Le pas des surveillants qui tournent autour des tables comme des chiens affamés rythme le labeur des noirs. Au loin, grincent les roues d’un wagonnet chargé d’argile et ronronnent les cribles trépidants où danse le gravier.

Un appel de sifflet qui s’achève en plainte, annonce la fin de la huitième heure de travail. Dociles comme des bêtes après le labour, Oumta et Hanyé, nus, sont palpés par des mains expertes à découvrir les larcins.

Ils ne montrent ni impatience, ni humiliation. Ils subissent la règle, impassibles et dédaigneux. Après quoi ils s’ébrouent sous l’eau froide des douches, dans les bassins de pierre et rient d’éprouver la souplesse de leurs muscles saillants. Enfin, ils retrouvent avec gaieté leurs nippes de repos et regagnent leur quartier dans le jour adouci.

Alors seulement Oumta parle :

— Où as-tu caché la pierre ?

Hanyé grimace d’étonnement.

— Quelle, pierre ?

— Celle que tu as prise, celle que tu caches.

L’autre secoue la tête et rit trop fort. C’est pour avoir le temps de réfléchir. S’il nie son compagnon le dénoncera peut-être tout à l’heure. Mieux vaut en faire un complice. Alors il affirme :

— C’est pour nous deux, camarade.

Puis il regarde Oumta en dessous, avec angoisse de deviner si la promesse est suffisante. Oumta n’ajoute rien, mais il prend son camarade par le bras et l’entraîne vers un magasin. Sans lésiner, il choisit des cigares, un chapeau, des piments et du chocolat. Puis il soupire, parce qu’à la suite de sanglantes soûleries, le vin a disparu de ce temple de la tentation. Après quoi, se tournant vers son compagnon :

— Paye, dit-il simplement.

Hanyé s’exécute, avec un regard de bête prise au piège. Mais, en lui-même, il s’égaye déjà de sa vengeance. Il imagine le désappointement d’Oumta, quand il se retrouvera seul, demain. Car il y a bien des jours que, sans en rien dire, il prépare son évasion, et il regarde avec mépris Oumta qui, stupide, mâche un piment dans l’ombre de son chapeau neuf à larges bords.

Le soir orangé se fane, pareil à une fleur épuisée. La vaste nuit efface les choses.

Hanyé s’est couché comme à l’ordinaire. Il écoute son cœur bondir vers la délivrance. Et puis, lorsque tout dort dans le silence, il se glisse. Parfois il s’arrête, anxieux, dans les pans d’ombre épaisse et il entend venir vers lui comme un écho de sa marche. Longtemps, il va. Enfin, voici l’orifice dissimulé de la galerie qu’il creusa patiemment à la mesure de son corps et qui passe sous la grille barbelée où court la mort. Il rampe et, serrée contre sa poitrine, il sent sa richesse qui le meurtrit délicieusement.

Libre ! Il est libre ! Et tandis que, hors de sa prison il lève les bras dans un grand geste d’allégresse, un choc l’abat tout coup, qui mêle son sang à la terre.

À l’aube. c’est Oumta qui entre dans la maison miséricordieuse aux fugitifs. Lui aussi, il a conservé le souvenir de la femme blanche qui respire là et dont il a connu l’épuisante fragilité. Comment aurait-il oublié l’escalier de bois qu’il descendit avec, dans la poitrine, une ivresse nouvelle ? Il heurte la porte, de son poing sanglant crispé sur la pierre magique. Qui peut lui résister maintenant qu’il a prouvé sa force et qu’il est riche ?

Il frappe encore et la porte enfin s’ouvre : une face blême où brasillent des yeux ardents... un rire qui s’enroue... une injure éraillée... et le battant rejeté avec violence, tandis qu’une voix d’homme menace...

Dans ce couloir qui pue le musc, le noir demeure sans colère. Sa vigueur l’a quitté comme celle d’Hanyé couché là-bas. À ce signe, Oumta comprend que les dieux se détournent de lui et qu’un châtiment commence, plus terrible que tous ceux qu’ont inventés les hommes.

J.-Ad. Arennes J.-Ad. Arennes Jean Adrien Arennes (1874-1961), instituteur et directeur d’école.

Naissance : 1874-03-03, Paris, 10e arrondissement (France)
Mort : 1961-04-05, Paris, 8e arrondissement (France)