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Jean Lapaquellerie : Les monstres amoureux

samedi 3 juillet 2021, par Denis Blaizot

Ce conte a été publié dans Le Matin du 8 juin 1922 1922 .

À une époque où l’on n’écrivait pas l’histoire, car les hommes n’avaient pas encore inventé l’écriture, les mers d’Orient baignaient une grande île aujourd’hui engloutie sous les flots. Thoo, l’homme aux jambes prodigieuses, résidait dans cette île. Quand il promenait dans les rues de la cité son corps d’échassier monstrueux, son front dépassait le faite des pagodes, pour l’émerveillement du populaire juché sur ces monuments pieux afin d’apercevoir son visage. Il exerçait le métier de danseur et allait, s’exhibant de ville en ville.

Le hasard de ses voyages le conduisit un jour dans les terres de la princesse Yea, dont le palais de porcelaine s’élevait au fond des forêts. Comme il dansait devant la princesse, un autre bateleur se présenta au palais. Il ne différait point du commun des mortels par la taille ni par les jambes, mais la nature l’avait pourvu de bras gigantesques, et il tenait ses mains dressées vers les nues dans un geste d’éternelle supplication pour leur éviter de traîner sur le sol. Il pouvait effleurer des doigts les plus hautes branches des thuyas et attraper au vol les oiseaux du ciel. Il jongla avec des coules d’or. Thoo, de son côté, dansait sur des poignards, et la princesse prit un plaisir si vif à leurs jeux et jongleries qu’elle refusa de les laisser repartir.
Mais Yea était belle et le regard de ses yeux fit éclore l’amour dans le cœur des monstres ; ainsi, sur l’étang, s’épanouit la fleur du lotus sollicitée par le rayon ardent du soleil. Pour la conquérir, chacun utilisa sa singularité.

Thoo-tout-en-jambes lui portait ses messages lointains, et quand elle voulait traverser un fleuve, il la prenait dans ses bras et, d’une enjambée, la déposait sur l’autre rive. Haa-tout-en-bras la soulevait dans ses mains pour lui permettre d’admirer des paysages, étendus. Il allait cueillir à son intention les fleurs et les fruits des arbres géants, dénicher les oiseaux sur les roches inaccessibles et il plongeait son bras dans la mer afin de lui ramasser des coquillages nacrés, de jaunes éponges et des coraux épineux.

La princesse se montrait ravie, ils se crurent aimés. Thoo, le premier, s’enhardit jusqu’à voir Yea en secret et à lui dévoiler les sentiments de son cœur. Mais la belle lui répondit :

— Pour t’accompagner à la pagode le jour de notre hyménée, il me faudrait chevaucher sur un éléphant à la course afin de suivre ton pas. Je devrais escalader une montagne pour prendre de ta main l’anneau conjugal. Un lit nuptial de la longueur du fleuve Vert, dont les eaux fertilisent l’empire, serait nécessaire pour contenir tes jambes, et mes servantes passeraient plus de vingt années de leur vie à en tisser les draps.

Thoo baissa la tête, écrasé, et s’en fut enfouir son désespoir dans les jardins du palais.

À son tour, Haa-tout-en-bras se présenta devant la princesse. Lui aussi mit un genou en terre et confessa son amour. Voici quelle fut la réponse de Yea :

— Si tu me donnais la main pour me conduire à la fête des noces, la longueur de ton bras mettrait entre nous une telle distance qu’il nous serait impossible d’entrer de front dans la pagode.

Haa rougit de confusion et se retira en chancelant. Il errait tristement dans les jardins du palais quand il rencontra Thoo. Chacun crut l’autre préféré, ils se sentirent enflammés d’une folle colère. Haa se précipita sur Thoo les bras dressées, usant de ses poings fermés comme de massues. Thoo projeta ses longues jambes contre Haa en une ruade furieuse.

Une voix aigrelette interrompit soudain la bataille :

— Là ! Qui vous fait ainsi mésuser de vos membres monstrueux, les jolis cœurs ?

Ils reconnurent Dor, la nourrice ironique de Yea.

— L’amour est au plus fort !

— Prenez un miroir, innocents ! et reflétez-y votre misère ! Les belles ne sont point pour vous !

— La fortune est à qui lutte et triomphe !

— Tu blasphèmes ! Au lieu de vous battre, associez-vous donc l’un prêtera ses bras, l’autre ses jambes, vous formerez une créature, parfaite. Un jour, un pied de mousse gonflé d’eau s’associa avec un lichen, qui se gorgeait d’air, et ce fut le commencement de la vie.

Yea passait au fond du jardin, amoureusement inclinée sur le bras d’un berger.

— Qu’a-t-il de plus que nous, celui-là ? grommela Haa en serrant ses poings formidables.

— Il est fait comme tout le monde ! répondit la vieille Dor ;

Alors, la rage des deux hommes singuliers tomba. La nature, ils le comprenaient, écarte les pauvres monstres des voies de l’amour. Les plaisirs de l’amitié leur restaient. D’un mouvement spontané, ils se rapprochèrent l’un de l’autre pour mettre en pratique les conseils de la nourrice. Haa-tout-en-bras monta sur les épaules de Thoo-tout-en-jambes et se mit à califourchon sur son cou. Thoo prit dans ses doigts menus les fines chevilles de Haa et ils partirent cheminant. La tête proche, ils conversaient à demi-voix. Haa cueillait les fruits des arbres et présentait les meilleurs à Thoo. Ce dernier, traversant d’une enjambée les bois et les rivières, leur faisait parcourir un chemin considérable.

Vers le soir, ils parvinrent au bord d’un grand lac semblable à un miroir ovale. Dans L’onde claire, un poisson jaune aux écailles métalliques dessinait une courbe rapide. Au milieu des roseaux couleur de jade s’éleva un vol de paons blancs et d’ibis roses ; à tire-d’aile ils s’envolèrent vers les montagnes neigeuses qui limitaient l’horizon. Le globe écarlate du soleil descendit lentement dans ces neiges.

Alors l’âme des deux étranges bateleurs s’éleva vers la divinité, objet de leur culte mystérieux. Haa, penché sur le front de Thoo, lui donna le baiser de paix, et, loin de cette femelle qui avait allumé leur discorde, ils sentirent le calme rentrer dans leurs cœurs avec la douceur du crépuscule.

Jean Lapaquellerie