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Victor Cyril : L’extrême-onction

dimanche 27 juin 2021, par Denis Blaizot

Ce conte a été publié dans le quotidien Le Matin du 30 mai 1922 1922 .

Roger Porzac regardait fuir, là-bas, à travers la campagne, le tortillard qui venait de le débarquer dans la petite gare, après trente ans d’un séjour ininterrompu aux antipodes. Un remords tenace agitait son âme.

Simone Danet ! Oserait-il maintenant se présenter devant elle ? Il la ressuscitait dans son souvenir, claire et rieuse. Comme elle l’avait aimé de toute la foi naïve de ses dix-sept ans, de toute sa candeur revêtant d’éternité la promesse d’un moment ! Pouvait-elle lui avoir pardonné la cruauté de ce départ brutal, inopiné, la lâcheté d’un tel oubli ? Trente ans...

Il s’apprêtait à reprendre son chemin, lorsqu’il vit s’avancer le curé du lieu portant les sacrements à quelque moribond. L’or de sa chasuble brillait aux rayons du couchant. Il était précédé d’un enfant de chœur tenant, suivant l’ancienne, coutume, un bâton surmonté d’une lanterne, dont la cage de verre aux montants dorés enfermait une bougie allumée.

— L’abbé Regnault !

II venait, en effet, de reconnaître sous les dehors de ce curé de campagne le jeune prêtre qui fréquentait jadis chez la mère de Simone. Mû par une étrange curiosité, il s’attacha à ses pas. Une fillette, qui ânonnait à une fenêtre la leçon du lendemain, se signa. Plus loin, une brebis s’interrompit de brouter et suivit longuement de ses yeux doux la lumière qui se dégageait du petit groupe. Mais, bientôt, un frisson le saisit. Une jeune bonne venait d’ouvrir, en pleurant, la porte de la vieille demeure. Il hésita un instant. Puis il pénétra, derrière le curé et l’enfant de chœur, dans le vestibule.

— Vous m’avez reconnu, n’est-ce pas, monsieur l’abbé ? s’écria-t-il. Et vous venez pour elle !... Puis-je espérer, au moins, qu’elle a su m’oublier ?

— Non, monsieur.

— Alors, assurez-moi qu’elle ne mourra pas sans m’avoir pardonné... Permettez-moi de la voir.

— Notre pauvre Simone n’appartient déjà plus à ce monde, répondit-il doucement. Mon devoir de prêtre est donc de lui préparer, sur le seuil de la vie éternelle, une âme entièrement affranchie des misères terrestres... Mais je l’ai vue si longtemps malheureuse que j’accède à votre prière... Attendez, ajouta-t-il. Elle a encore toute sa conscience. Les femmes n’aiment pas être surprises de la sorte... Elles gardent toujours un peu de coquetterie... Oui, oui... On ne sait jamais...

Et se tournant vers la bonne :

— Tu vas annoncer à ta maîtresse que M. Porzac est là.

Un bon quart d’heure s’écoula avant que la jeune paysanne revint.

— M’sieu l’abbé, s’époumona cette dernière, les bras levés au plafond, la mine radieuse, c’est pas Dieu croyable !... V’là qu’elle va mieux

— Vraiment s’exclama Roger Porzac.

— Quand j’lui ai eu annoncé la nouvelle, elle s’est redressée sur son séant comme une petite fille, et ses yeux se sont mis à briller !... Bien mieux, elle a voulu que j’lui passe l’éponge sur les mains, que j’la peigne, et même que j’lui donne sa poudre de riz... J’savais seul’ment pus où qu’elle nichait c’te poudre, depis l’temps... Et pis, il a fallu que j’lui mette son bonnet de dentelle, et sa liseuse, comme elle appelle ça, oui, sa liseuse toute en mousseline blanche... C’est un miracle, que j’vous dis, une résurrection... Et p’t’étre ben que l’docteur Tournon s’a trompé. en disant c’matin qu’elle passerait pas la journée.

— Introduis M. Porzac, répondit simplement l’abbé.

Simone Danet était toute parée de blanc, et si pâle, si mince qu’elle se confondait avec la blancheur des draps, et qu’on ne voyait d’elle tout d’abord que deux yeux bleus. À la vue de Roger Porzac, son visage s’illumina. Puis elle eut un geste, un semblant de geste pour ramener, comme autrefois, sur ses tempes ses beaux cheveux légèrement blanchis.

— Je suis heureuse et très émue, lui dit-elle d’une voix si faible qu’il la comprenait plutôt qu’il ne l’entendait. On m’a dit que vous aviez fait un grand voyage. Ça ne vous ennuierait pas de vous tourner un peu du côté du jour... comme cela, oui... J’étais sûre, voyez-vous, que vous ne m’aviez pas oubliée.

Elle ouvrit la bouche, comme pour aspirer un peu d’air.

— Simone, ma chère Simone, je crains de vous fatiguer.

— Du tout, du tout, je me sens très bien, au contraire.

— Vous permettez que je baise votre main ?

— La voila, cher ami... Mon Dieu, comme c’est gentil à vous d’être venu !... Quel malheur que je ne puisse me lever en ce moment... C’est un beau soir d’été !... Lucette ne veut pas m’ouvrir la fenêtre... On voit, de mon lit, le soleil descendre sur les genêts... Quel dommage !... Nous nous serions promenés le long de la Sauldre... Les rives sont toujours couvertes d’iris. Je me rappelle qu’une fois, pour m’en arracher un, vous êtes tombé dans l’eau jusqu’aux épaules.

Ce souvenir l’égaya ; mais elle n’eut pas la force de rire.

— Allons... questionnez-moi, reprit-elle d’une voix de plus en plus faible. Il s’est passé tant de choses !

— Eh bien, voyons, qu’est devenue la vieille Crouzille, qui avait toujours pour les enfants une tranche de pain mouillé qu’elle arrosait d’un peu de sucré ?

— Elle est morte.

— Et les demoiselles Blondin, ces jumelles qui jouaient sur leur piano de si jolis morceaux à quatre mains ?... Et M. Jonas, qui avait, une si belle collection de nids d’oiseaux ?

Ses sourcils se levèrent sur ses yeux clos pour lui signifier que ceux-là, aussi, étaient morts.

Roger Porzac emprisonnait toujours dans sa main la main de Simone Danet. Cette main était devenue si peu de chose qu’il lui semblait serrer un gant vide.

— Vous vous rappelez ce dimanche, où la neige était si haute, chuchota-t-elle en essayant de se rapprocher.

Elle se tut. Elle n’avait, du reste, plus besoin de parler. Le même souvenir radieux s’éclairait dans leur esprit. Il était venu pour l’accompagner à la messe. La neige, qui recouvrait la terre jusqu’à l’horizon, sous le ciel bleu, réverbérait son éblouissement dans la chambre, dans cette même chambre où le soir maintenant tombait. La cloche de l’église éparpillait son appel parmi toute celle blancheur. Elle s’était coiffée d’un chapeau cabriolet qui lui donnait un petit air de keepsake. Il lui avait alors demandé la permission d’en nouer les brides. Et tout en s’évertuant assez maladroitement à cette besogne, il lui avait murmuré les mots charmants et doux, les mots attendus.

Et, soudain, Roger Porzac aperçut, posé comme une relique sur un socle de bois, que supportait un mince guéridon, le chapeau cabriolet. le chapeau d’autrefois, dont les brides aux couleurs fanées descendaient jusque sur le parquet.

Les yeux de Simone Danet se fermèrent lentement. Le visage, dont le poids creusait à peine l’oreiller, reposait dans une heureuse quiétude. Nulle amertume, nul reproche ne s’y lisaient. Elle avait l’air de dormir, de rêver plutôt.

Une peur, néanmoins, effleura Roger Porzac. Mais les paupières s’ouvrirent à nouveau.

— Vous ne prendrez pas un peu de thé ? demanda-t-elle dans un souffle en lui désignant un service de porcelaine rose dont les tasses n’étaient guère plus grandes que des coquines d’œuf.

Il fit signe que non. Le soir accomplissait dans la chambre son œuvre définitive. Un chat blanc sauta sur les draps d’un bond silencieux et vint se blottir dans le creux de l’épaule.

La petite bonne, alors, entr’ouvrit la porte. L’abbé Regnault entra presque aussitôt et se contenta d’une seule onction sur les lèvres. Puis il se mit à marmonner quelque prières.

Et Roger Porzac vit danser, sur le pâle carré de la fenêtre, le vol d’une chauve-souris.

Victor Cyril Victor Cyril Victor Cyril (1872-1925) ne semble pas avoir été très prolifique sous ce nom puisque la BNF ne lui attribue que trois références sous ce nom.

Mais Victor Édouard Désiré Berger (Journaliste à « Clarté » -1919) fut l’auteur, avec son frère Eugène Berger, de romans publiés sous le pseudonyme collectif de Cyril-Berger.