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Colette : L’assassin
lundi 10 mai 2021, par
Hé oui ! Cette année va être exceptionnelle. Après avoir lu du Proust, je lis du Colette [1]. Vraiment, je ne m’attendais pas à lire un jour ces deux auteurs. Et là, ce conte signé Colette est une histoire de meurtre. Autrement, je ne l’aurai pas lue. Ça aurait fait comme pour les autres nouvelles de cette auteure réputée dont j’avais déjà repéré les titres dans Le Matin de 1921 1921 : j’aurai passé mon tour. Mais avec un titre pareil…
Je ne regrette pas le temps que j’y ai consacré. Ce conte est excellent. Et je vous recommande de passer quelques minutes à le lire. Si vous ne voulez pas le lire ici, vous pouvez le lire là. C’est à dire sur Gallica.
Quand il l’eut tuée, d’un coup de la petite masse de plomb sous laquelle elle maintenait ses papiers d’emballage, Louis se trouva embarrassé. Elle gisait derrière le comptoir, une jambe pliée de travers, la tête retournée et le corps de face, dans une posture ridicule qui mit le jeune homme de méchante humeur. Il haussa les épaules et faillit lui dire : « Relève-toi donc, tu en as une touche ! » Mais à ce moment le timbre de la porte retentit, et Louis vit entrer une fillette qui demanda :
— Une carte de laine à repriser noire, s’il vous plaît.
Il répondit poliment :
— On n’en a plus, on n’en aura que demain.
Elle sortit, referma la porte soigneusement, et il s’aperçut qu’il n’avait pas même songé qu’elle pouvait s’approcher du comptoir, se pencher, voir…
Le soir tombait, assombrissant le petit magasin de papeterie-mercerie. On distinguait encore les rangées de cartons blancs qui portaient sur leur centre un bouton de corozo ou une boule de passementerie. Louis frotta machinalement une allumette sur sa semelle pour enflammer le bec de gaz, puis il se souvint et éteignit l’allumette sous son pied. Le marchand de vins, en face, éclaira d%n coup tout son rez-de-chaussée, et par contrasté la petite mercerie-papeterie sombra dans une nuit rayée de lumière jaune.
De nouveau, Louis se pencha par-dessus le comptoir. Avec un étonnement sans bornes il constata que sa maîtresse était toujours là, jambe pliée et col retourné. En outre quelque chose de noir, un fil mince comme une mèche de cheveux, ruisselait doucement sur la joue pâle. Il ramassa les quarante-cinq francs de monnaie et de billets sales qu’il avait dédaignés si furieusement tout à l’heure, sortit, retira le bec-de-cane qu’il mit dans sa poche et s’en alla.
Pendant deux jours il vécut dans une sorte d’enfance, s’amusant à regarder les bateaux sur la Seime et les écoliers dans les squares. Comme un enfant il s’amusait et il s’ennuyait comme un enfant Il attendait, et ne pouvait se décider à quitter la ville, ni à s’installer comme avant dans la camelote. Sa chambre, payée à la semaine, recelait pourtant encore un stock de monuments de Paris sur cartes postales, de lapins sauteurs et de produits en tubes pour confectionner soi-même une boisson fruitée. Mais Louis ne vendit rien pendant deux jours et coucha dans un autre garni. Il ne ressentait pas de peur, et il dormait bien ; la journée s’écoulait pour lui légère, chargée seulement de cette impatience agréable qu’on goûte dans les grands- ports, lorsqu’on a retenu, sa place sur un paquebot.
Le surlendemain du crime, il acheta comme les autres jours un journal et lut « Une commerçante assassinée rue X… ». Il dit tout haut : « Ah ! ah ! » d’un air de connaisseur, lut lentement et attentivement le fait divers, nota que le crime, en raison de l’existence « très retirée » de la victime, passait déjà pour « mystérieux » et replia le journal. Devant lui son café crème refroidissait. Le garçon du bar fourbissait le zinc en sifflant, un vieux couple près de lui trempait des croissants dans du lait chaud. Louis demeura stupide un bon moment, et la bouche entr’ouverte, se demander pourquoi ces choses familières avaient cessé soudain de lui être proches et intelligibles. Il eut l’impression que le vieux couple, questionné, lui répondrait dans une langue étrangère, et que le garçon, en sifflant, regardait à travers le corps de Louis sans s’apercevoir de sa présence.
Il se leva, jeta de la monnaie et partit vers une gare, où il prit un billet pour une banlieue, dont, le nom lui rappelait des courses, des après-midi de canotage. Pendant le trajet il lui sembla que le train faisait très peu de bruit, et que les voyageurs parlaient à demi-voix.
— Peut-être que je deviens sourd ?
En descendant du train, Louis acheta un journal du soir, relut le même récit que dans le journal du matin et bailla :
— Bon Dieu, ça n’avance pas !
Il mangea dans un petit restaurant près de la gare et s’informa, auprès du patron, de la possibilité de trouver un emploi dans le pays. Mais il accomplit cette formalité avec une grande répugnance, et se sentit mal à l’aise quand le restaurateur lui conseilla de voir un dentiste qui dans une villa voisine regrettait le départ d’un jeune homme, employé la veille encore à nettoyer la motocyclette et à flamber les instrumentes de chirurgie. Malgré l’heure avancée, il sonna chez le dentiste, s’y donna pour fabricant de jouets mécaniques, ne discuta pas le chiffre des honoraires deux cent cinquante francs et coucha le soir même dans une chambrette mansardée, tendue de ce papier à fleurettes grises et bleues dont on double l’intérieur des malles bon marché.
Huit jours durant, il tint l’emploi de garçon de laboratoire auprès du dentiste américain, un grand cheval osseux et roux, qui ne lui posait aucune question et qui fumait, les pieds sur la table, en attendant les rares clients. Bardé d’une blouse de toile blanche, Louis prenait le frais, appuyé à la grille ouverte, et les bonnes des villas souriaient à sa figure brune et douce.
Il achetait tous les jours un journal. Exilé, de la première page, le « crime de la rue X… » languissait maintenant en deuxième page, parmi des tamponnements de trains et des escroqueries de somnambules. Cinq lignes, dix lignes, affirmaient sans passion que « le mystère demeurait entier ». Par un après-midi printanier, embaumé de pluie brève, transpercé de cris d’hirondelles, Louis demanda au dentiste américain un peu d’argent « pour s’acheter du linge », quitta sa blouse blanche et repartit pour Paris. Et comme il n’était qu’un petit assassin bien simple, il alla tout droit revoir la papeterie-mercerie. Des enfants jouaient devant le rideau de fer baissé, et les éclaboussures d’une semaine posaient, sur la porte, des scellés de boue. Louis fit longtemps les cent pas sur le trottoir d’en face et ne quitta la rue qu’à la nuit close.
Le lendemain il revint, un peu plus tard pour ne pas attirer l’attention, et les autres soirs il prit fidèlement sa faction, après dîner, quelquefois sans dîner. Il se sentait plein d’un étrange espoir, ressemblant à l’angoisse d’aimer. Un soir qu’il s’était arrêté pour renverser sa tête vers les étoiles et exhaler un long soupir, une main se posa doucement sur son épaule. Il ferma les yeux, ne se retourna pas, et tomba inerte, bienheureux, dans les bras du policier qui le suivait.
Au cours de l’interrogatoire, Louis avoua qu’il regrettait certainement son crime, mais qu’une minute comme celle où il avait senti sur son épaule la main libératrice « récompensait de tout », et qu’il ne pouvait comparer cet instant qu’à celui où il avait, dit-il, « connu l’amour ».
Colette
[1] Après vérification, j’aurais aussi à lire trois nouvelles : Le Dîner est en retard (1925), Le Petit chat noir & Le Renard