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Whip : Doô

dimanche 2 mai 2021, par Denis Blaizot

Ce conte parodique a été publié dans Le Matin du 16 mai 1920 1920 .

Doô était le nom d’un vieux brahmane qui vivait dans un temps très reculé déjà. Doô faisait profession de nanaânna, ce qui signifiait « vieux brahmane mendiant voué au mutisme absolu. »

Et il vivait — chichement, par Indra — des aumônes que lui abandonnaient les gens de la ville, quoiqu’il ne dit jamais merci. Ce qui prouve que les gens de cette ville-là, en quelque sorte bâtie sur les bords du Gange, étaient de très bonnes gens.

Or, autant l’âme de Doô était noire — noire comme l’âme du crapaud Nglou, qui est la plus noire de toutes les âmes de crapauds — autant était éblouissante l’âme de Hayayâ, un autre brahmane mendiant qui vivait aussi d’aumônes dans la même ville, en même temps, mais qui était jeune, beau comme un éléphant au clair de lune et, n’ayant jamais fait vœu de mutisme absolu, parlait avec une voix mélodieuse comme la forêt sous l’averse.

Hayayâ, sa journée terminée, rentrait dans sa petite maison, qui était située au bord du fleuve. Un crissement de satisfaction l’y accueillait, proféré par son singe Mâ, animal subtil et orphelin, qui servait à Hayayâ de cuisinier et de ravaudeuse.

Doô, sa journée terminée, rentrait lui aussi dans sa petite maison, qui était également située au bord du fleuve, mais un peu plus bas (un certain nombre de maisons de la ville étaient situées au bord du fleuve, déjà, en ce temps-là) ; mais aucun crissement de satisfaction ne l’accueillait, car Doô vivait absolument seul. Il n’était accueilli dans sa petite maison que par une odeur très nette de poussière et de vieux cuir.

Et Hayayâ, chaque soir, se couchait, heureux de la vie, après avoir procédé à des ablutions et remercié Indra des nombreuses pièces de monnaie qu’il avait reçues dans la journée et, quelquefois, après avoir un peu joué avec son singe Mâ. Et Hayayâ ne souhaitait rien de plus ni de mieux, car Hayayâ était un sage.

Et Doô, chaque soir, se couchait, aigre et de mauvaise humeur, sans avoir fait la moindre ablution et après avoir maudit Indra pour le petit nombre de pièces de monnaie qui étaient tombées dans sa vieille main noueuse et verdâtre. Et Doô souhaitait que cela changeât, sans cependant exprimer sa pensée à haute voix, à cause de sa profession de nanaânna, c’est-à-dire « vieux brahmane mendiant voué au mutisme absolu. »

On voit la différence.

Or, un beau jour, un beau jour qu’il tombait une pluie superbe, Doô entra pour mendier (et pour se mettre à l’abri de l’eau du ciel aussi, peut-être, un peu) dans la boutique d’un riche marchand de la ville. Et, une fois entré, il tendit sans rien dire sa vieille main noueuse et verdâtre.

La fille du riche marchand vint y mettre une pièce de monnaie.

La fille du riche marchand était belle, excessivement belle. Sa taille était flexible comme la tige du lotus sacré, son œil était fendu comme la feuille du lotus sacré, son sourire était celui de la fleur du lotus sacré.

De sorte que, lorsqu’elle marchait, on croyait voir s’avancer un lotus sacré. Et en la voyant, Doô sortit de son mutisme absolu et s’écria :

— Ah !

Après quoi il sortit de la boutique, la pluie ayant cessé.

Le riche marchand sortit lui aussi de la boutique, rejoignit Doô et lui demanda :

— Pourquoi, en voyant ma fille, qui est pareille au lotus sacré, es-tu sorti de ton mutisme absolu pour t’écrier : ah ?

Doô, continuant à sortir de son mutisme absolu, répondit d’une seule haleine :

— C’est parce que ta fille, pareille au lotus sacré, possède sur la joue gauche un signe qui indique que si elle se marie il t’arrivera à toi-même des malheurs effroyables que tu ne peux éviter qu’en enfermant ta fille dans une caisse que tu abandonneras ensuite au cours du fleuve ; ne t’inquiète pas du reste.

Ce qu’ayant dit, il rentra dans son mutisme absolu et s’en fut.

Le marchand, lui, rentra dans sa boutique en pensant :

« Quel bonheur que ce nanaânna soit sorti de son mutisme absolu pour m’indiquer le moyen d’éviter les malheurs effroyables qui me menacent ! »

Et il s’empressa d’enfermer sa fille dans une caisse qu’il porta au bord du fleuve et abandonna au cours de l’eau.

Dans sa caisse, la jeune fille était de plus en plus pareille au lotus sacré, par Indra !

Doô, pendant ce temps, avait prestement regagné sa petite maison au bord du fleuve et, par sa fenêtre, guettait l’arrivée de certaine caisse dont il comptait bien utiliser le contenu pour l’enjolivement de sa vieille existence de vilain nanaânna à âme de crapaud.

Il guetta ainsi très longtemps, jusqu’à la chute du jour.

Enfin, à la chute du jour, il aperçut la caisse qui descendait tranquillement le fleuve. Il l’attira à lui à l’aide d’une corde, la hissa dans sa maison et se mit à l’ouvrir en sortant de son mutisme absolu pour s’écrier :

— À moi, la jeune fille pareille au lotus sacré !

En fait de jeune fille pareille au lotus sacré, la caisse ne contenait qu’un singe très hargneux qui sauta à la figure de Doô et lui fit toutes sortes d’égratignures désagréables.

Il faut dire que Hayayâ, le jeune beau brahmane mendiant, qui ce jour-là, par hasard (était-ce vraiment par hasard ?) était resté dans sa maison, située au bord du fleuve, mais un peu plus haut, avait aperçu la caisse, l’avait attirée à lui à l’aide d’une corde, hissée dans sa maison et s’était mis à l’ouvrir.

Il en avait extrait la jeune fille pareille au lotus sacré et l’avait instantanément épousée, puis remplacée dans la caisse par son vieux singe Mâ, qui ne lui était plus désormais d’aucune utilité, en quelque sorte.

Et il avait repoussé la caisse au fil de l’eau.

La jeune fille pareille au lotus sacré se révéla promptement acariâtre et fit le malheur de Hayayâ.

Le singe Mâ, son accès d’humeur passé, se montra cuisinier expert et ravaudeuse attentive, apportant à Doô une félicité parfaite.

Qu’il n’avait pas méritée, par Indra !

Whip Whip Pseudonyme de Géo Friley (Georges Frilley) — Source B.N.F.
Il fut sous son véritable nom rédacteur au Canard enchaîné dès sa création. Je n’ai pourtant pas réussi à déterminer ni l’année de sa naissance, ni celle de sa mort. Il est toute fois écrit quelque part qu’il fut un des principaux humoristes français de l’entre-deux-guerres.