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Whip : Rien ne va plus

dimanche 2 mai 2021, par Denis Blaizot

Ce conte a été publié dans Le Matin du 22 juillet 1920 1920 .

Il était midi.

Cela s’entendait aux pendules qui sonnent.

Cela se voyait aux pendules muettes, qui tendaient vers un rigoureux zénith leurs aiguilles exactement superposées ou ne faisant plus entre elles qu’un angle excessivement mais élégamment aigu, bien qu’il eût la tête en bas.

Eussé-je été aveugle et sourd, l’heure du déjeuner m’eût d’ailleurs été révélée par la plainte impérieuse de mon estomac, duquel les tiraillements firent naître en moi une mauvaise humeur qui s’aggrava avec une effrayante rapidité sous l’afflux de réflexions décevantes et étroitement associées le soleil était implacable, je me trouvais très loin de mon domicile, les autobus passaient surchargés, le Métro devait l’être a plus d’atmosphères encore, et quelles !... les taxis arboraient des tarifs d’une arithmétique compliquée, j’avais mal au pied gauche et à une dent, peu d’espoir de trouver dans les parages immédiats un restaurant d’un prix abordable et encore moins de rentrer dans quelque argent que me doit depuis longtemps cet animal de Puche…

— Bonjour, vieux… Ça va ?

C’était Puche.

Cette tape un peu trop violente sur l’épaule, cette voix d’une bonne humeur exaspérante, ce complet trop neuf, ce chapeau trop enfoncé, ce visage trop gras, tout cela ne pouvait être que Puche. Et c’était Puche, irrémédiablement.

Il tombait bien !

Il représentait le complément de calamité que le destin tenait en suspens sur moi car j’étais trop imprégné de pessimisme pour concevoir que la rencontre de Puche pût m’amener du meilleur — me faire récupérer mon argent, par exemple.

Aussi accentuai-je les plis soucieux qui ravinaient en tout sens la peau de mon front et répondis-je un caverneux. « Ça va ? » de la voix sépulcrale dont n’usent que les vieux choristes pauvres mais fiers qui ne peuvent plus trouver d’engagement.

— Pfff !… pouffa Puche. Tu m’as l’air de rouler des pensers sinistres, vieux ! Allons, il faut secouer ça… Nous déjeunons ensemble, hein ?

Ma bouche exprima aussitôt, coins retombants et lèvres dédaigneuses, une hypocrite horreur de toute alimentation et le peu d’agrément, tout au moins, que j’attendais d’un déjeuner en la compagnie de l’importun.

Cette grimace était incivile, elle n’était pas sincère, mais je ne pus la retenir. Bien mieux, je l’aggravai :

— Allons… consentis-je dans un soupir où s’exhalait mon renoncement à toute joie et ma lassitude de l’ensemble de l’univers, tandis que mon estomac me contredisait furieusement mais, par bonheur, à sa façon aphone de viscère sans noblesse, bien que de première utilité.

Puche m’entraîna dans un excellent petit restaurant où il faisait frais, où le tapis était épais et propre, où l’assistance, peu nombreuse, comportait un nombre appréciable de jeunes femmes bien mises et où les garçons étaient d’une telle distinction que je reconnus impossible de les appeler sans déchoir autrement que « maître d’hôtel. »

Puche choisit une table bien située, de laquelle je m’étais délibérément détourné et qui supportait, parmi des cristaux irréprochables, un élégant petit vase où dormaient deux adorables rosés thé.

— Laisse-moi composer le menu… fit Puche. Je sais ce qu’il faut manger ici.

D’un geste excédé, je le laissai faire.

Il « fit » bien, le sacripant. Il commanda le poisson que je préfère, le tendre tournedos aux cèpes fondants dont je raffole et un introuvable châteaupape, objet de ma part d’une fidèle vénération aux manifestations, hélas ! trop espacées.

Puche fut exquis.

Il se montra envers moi prévenant comme on l’est avec un convalescent fragile, il eut des mots délicieux, apprécia avec esprit et justesse la cuisine, le châteaupape, le charme des danses sud-américaines, les fluctuations du change, la musique d’Erik Satie et l’avenir de l’aviation.

Je l’écoutai d’un air las. Je laissai, volontairement mais à regret, un peu de chaque délectable mets sur chacune de mes assiettes. Je bus du châteaupape à peine un verre en douze gorgées…

Au dessert, Puche tira son portefeuille.

— Vieux, me dit-il, je te dois un petit quelque chose depuis pas mal de temps… Cinq cents francs, je crois… Les voici.

Un choc agréable, une chialeur vivifiante, un chatouillement léger et général… Je rembrunis mon front.

— Ne parlons pas de cela… fis-je en affectant un immense mépris pour l’argent. Ce n’est pas pressé… Tu en as peut-être encore besoin… Garde, mon ami, garde… Ce sera pour plus tard.

Puche insista, me fit voir un « matelas » confortable.

— Tu vois que ça ne me gêne pas… affirma-t-il en souriant.

— Non, non, tu me contraries… refusai-je avec une réelle envie de pleurer.

Puche, attendri, enfouit sou portefeuille dans l’intérieur de son veston, d’où il ne le fit plus sortir.

Car, naturellement, pour soutenir mon rôle de damné, pour bien me montrer à moi-même que j’étais dans un de ces jours où le destin s’acharne sur sa victime, je tins à payer l’addition, qui s’éleva à cent-trente-six francs.

Cent cinquante avec le pourboire, que j’abandonnai au maître d’hôtel en l’appelant méchamment « garçon ».

Parce que, lorsqu’on tombe dans un gouffre, il paraît équitable et consolant d’y entraîner quelqu’un avec soi.

Whip Whip Pseudonyme de Géo Friley (Georges Frilley) — Source B.N.F.
Il fut sous son véritable nom rédacteur au Canard enchaîné dès sa création. Je n’ai pourtant pas réussi à déterminer ni l’année de sa naissance, ni celle de sa mort. Il est toute fois écrit quelque part qu’il fut un des principaux humoristes français de l’entre-deux-guerres.