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Whip : La vengeance du dieu

dimanche 2 mai 2021, par Denis Blaizot

Ce conte parodique a été publié dans Le Matin du 27 septembre 1920 1920 .

Il fallait être affligé d’une vue bien faible pour ne point tomber ébloui par la beauté de la princesse Savitra, ou avoir la tête tournée d’un autre côté.

De nombreux princes, fils des rois des dix-sept royaumes qui entouraient le royaume du roi son père, avaient en vain demandé la main de la princesse, après l’éblouissement, mais aucun n’avait été agréé par elle : immensément riche, elle possédait mille palais aux murailles de marbre, aux toits de lapis ; dix mille suivantes gracieuses et fidèles ; cent mille perles magnifiques ; un million de roses dans son jardin préféré ; mais un cœur battait, à coups réguliers, dans sa poitrine modelée par un dieu expert en lignes courbes ; Savitra ne voulait donc accorder ses richesses et sa main qu’à l’homme qui ferait battre son cœur plus vite qu’à l’habitude et ne se montrait point du tout pressée de le découvrir, confiante en la faveur des dieux, en sa grande richesse et surtout en sa beauté, dont elle était elle-même éblouie au point qu’elle ne pouvait se mirer dans l’eau calme des sources que la nuit, lorsque la Lune était masquée par un nuage.

— Il faut enfin prendre époux, ma fille… lui intima un jour le roi son père sur un ton décidé auquel elle vit bien qu’il n’y avait pas à répliquer.

Elle soupira et répondit :

— O mon père, je vous obéis. Souffrez cependant que je cherche moi-même l’époux que les dieux me réservent. Il est quelque part, ailleurs, plus loin encore peut-être, mais là où il se cache mon cœur saura bien le trouver.

Et elle partit à la découverte, revêtue d’habits grossiers afin de dissimuler sa qualité de princesse, et accompagnée, pour la même raison, de cinq mille suivantes seulement.

Elle visita tous les ermitages des dix-sept royaumes environnants, mais vainement, et elle allait retourner sur ses pas, un peu fatiguée, lorsqu’un matin, en passant à côté d’une misérable cabane, elle sentit son cœur battre coups précipités.

— Il est là ! s’écria-t-elle en pénétrant dans la cabane, contenant d’une main son sein gauche qui s’agitait démesurément, et, de l’autre, ses cinq mille suivantes qui voulaient entrer avec elle.

Savitra se trouva en face d’un jeune homme parfaitement beau, aux yeux immenses, à la peau couleur de soleil, aux cheveux de nuit, aux pieds de lotus et aux dents de lait.

— Que désires-tu, jeune fille ? demanda-t-il à Savitra. As-tu soif ? Suce ce caillou… Es-tu fatiguée ? Assieds-toi sur le sol.

— Je désire t’épouser, car mon cœur a battu. Je suis princesse et riche.

— Ce sont les dieux qui t’envoient. Je suis pauvre, mais prince. Je suis le prince Nolo, fils d’un roi aveugle et détrôné. Je n’apporte rien en dot, si ce n’est un oracle qui prédit que je mourrai après une année de mariage.

— Mon cœur a battu. Viens.

×××

Le lendemain, ils étaient mariés et leur félicité, trois cent soixante-quatre jours durant, fut absolue.

Tellement absolue que les époux ne s’apercevaient pas de la fuite du temps. Savitra, cependant, au matin du trois cent soixante-cinquième jour, se rappela l’oracle qui devait, le soir même, faire d’elle une veuve inconsolable.

« L’oracle ne saurait être éludé, se dit-elle. C’est aujourd’hui que Yama, le dieu de la mort, doit venir chercher mon Nolo. Où Yama viendra-t-il le chercher ? Dans notre palais. Fuyons donc le palais, pour faire le possible, l’inutile possible. »

Savitra, se forçant à sourire, emmena sans plus tarder son époux hors du palais et s’enfonça avec lui dans la forêt.

Nolo, qui ne se doutait de rien, semblait heureux.

— Admire, compagne chérie, s’écriait-il avec transport… admire la belle forêt toute sombre. Quelle agréable humidité sature l’atmosphère qu’on y respire, tout imprégnée de miasmes délétères, où dansent des myriades de moustiques à la lance vigoureuse où chaque pas fait fuir un serpent venimeux où le pied étonné bute sur les innombrables squelettes des animaux sauvages morts dans les combats de la nuit et déjà nettoyés par les fourmis à l’appétit robuste où nous recevons chaque instant les fruits blets que les singes furieux, du haut des arbres, nous lancent sur la tête… Réellement, Indra nous accable de ses bienfaits !

Savitra, toute à sa préoccupation, ne répondait rien.

— Arrêtons-nous un instant, dit Nolo. Je me sens un peu las.

Il s’étendit au pied d’un çatoka et s’endormit aussitôt.

« L’instant fatal approche, pensa Savitra. J’oubliais que Yama, dieu de la mort, est subtil, voit tout et se faufile partout, rien ne l’arrête et rien ne signale son approche. »

À cet instant précis, un grondement semblable au tonnerre se fit entendre.

Savitra frémit et aperçut, s’avançant vers elle en écrasant sur son passage arbres géants, serpents, ossements et singes, un char traîné par mille éléphants.

Ce char était un monument fantastique, haut et long de mille coudées, soutenu par un nombre infini de roues ; il comportait plus de cinquante étages reposant chacun sur une rangée de cent colonnes gigantesques reliées par des draperies noires parsemées de pierreries fulgurantes… Deux mille fois dix millions de démons s’y agitaient en tous sens en poussant des clameurs.

Le char s’arrêta aux pieds de Savitra.

Il en descendit bientôt un être d’une stature effroyablement énorme, aux cheveux rouges et dont l’œil unique lançait des flammes.

Savitra éperdue entoura de ses deux bras la tête de son époux et demanda au géant :

— Qui es-tu ? Que veux-tu ?

— Je suis Yama, dieu de la mort. Je viens chercher Nolo.

— Grâce pour lui, dieu puissant Sois généreux, accorde-moi la vie de mon bien-aimé.

— Je ne le puis.

— Prends ma vie en place de la sienne et rends au père de mon Nolo la vue et le trône qu’il a perdus.

— Je rends la vue et le trône, mais n’ai que faire de ta vie ; c’est celle de Nolo qu’il me faut.

— Attends encore un instant, dieu puissant, mais non tout à fait inexorable. Accorde-moi les enfants que je ne pourrai désormais avoir et en qui vivront les vertus de leur père.

Le dieu hésita un instant et finit par dire :

— Accordé.

— Merci, grand dieu. J’ai ta parole : Mon beau-père recouvrera la vue et son trône, j’aurai des enfants en qui vivront les vertus de leur père. Leur père ne peut donc m’être ravi, car sans lui je ne pourrai avoir d’enfants qui lui ressemblent… Tu ne peux l’emporter.

Le dieu, en entendant ces mots, entra dans une fureur indescriptible, mais il avait donné sa parole de dieu et ne pouvait que la tenir.

Il tourna les talons, remonta sur son char et celui-ci s’éloigna dans un fracas terrible, mais qui alla diminuant et finit par s’évanouir.

×××

Savitra réveilla soit époux et tous deux rentrèrent dans leur palais.

Ils y trouvèrent le père de Nolo, venu pour annoncer qu’il avait recouvré son trône et la vue. Il s’en montrait satisfait.

Savitra raconta à son époux comment elle avait joué Yama, dieu de la mort, et Nolo lui en fit compliment.

Dès le lendemain, ils commencèrent à avoir des enfants, comme le dieu l’avait permis.

Ils en eurent cent.

Cette progéniture magnifique fut douée des vertus de son auteur Nolo et ces vertus étaient la bonté, la confiance et le désintéressement.

Il en résulta qu’en peu de temps les enfants eurent complètement dilapidé la fortune de leurs parents.

Ce qui inspira Savitra des réflexions d’un ordre tel qu’il est préférable de n’en pas parler.

Whip Whip Pseudonyme de Géo Friley (Georges Frilley) — Source B.N.F.
Il fut sous son véritable nom rédacteur au Canard enchaîné dès sa création. Je n’ai pourtant pas réussi à déterminer ni l’année de sa naissance, ni celle de sa mort. Il est toute fois écrit quelque part qu’il fut un des principaux humoristes français de l’entre-deux-guerres.