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Alexandra Grimanelli : Un inventeur

vendredi 23 avril 2021, par Denis Blaizot

Ce conte a été publié dans Le matin du juillet 1921 1921 . Vous pouvez le retrouver sur Gallica.

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...Mon Dieu, il ne me semblait pas que je venais de parcourir un cycle infernal ; il me semblait tout simplement que je venais de visiter des gens d’une race étrange. Pas davantage. Vous savez, parmi les êtres même sensés, on rencontre tant de fous ! Ceux-là ne m’avaient pas effrayé. Pourtant, j’en avais vus de toutes sortes là dedans : des violents, presque sinistres, que les gardiens maintenaient, et d’autres très doux, très humbles, dont les voix chevrotaient, et d’autres qui, avec beaucoup de politesse, m’avaient fait les honneurs de leur cellule, en parlant si raisonnablement sur une foule de sujets que j’avais été longtemps avant de découvrir leur aliénation.

Ma visite était presque terminée ; nous arrivions, le directeur et moi, sur le perron qui dominait le jardin, lorsque je vis ce dernier pensionnaire, occupé dans un coin à entasser l’un sur l’autre des bouts de bois en pyramide. Une attention extrême tirait les traits de son visage. Le directeur m’avait brièvement conté son histoire : c’était un homme qui avait appartenu à la plus haute société, et qui, dans un accès soudain de démence, avait tué sa femme, — une créature splendide et irréprochable. L’examen mental ayant conclu à l’irresponsabilité absolue, le malheureux avait passé de la prison des coupables à celle des incurables.

— Il se croit un grand inventeur, me chuchota le directeur à l’oreille ; il ne fait que ça toute la journée : entasser des bouts de bois. Vous pouvez lui parler ; il est tout à fait inoffensif maintenant.

Je m’approchai de l’homme, qui ne leva même pas les yeux ; il avait dû être très beau, et il lui restait encore dans tous les gestes une distinction souveraine.

À la fin, il daigna m’apercevoir.

— Vous regardez ce que je fais ? dit-il du ton d’urbanité exquise d’un homme Habitué à recevoir, et à bien recevoir. Ce n’est pas encore au point, mais j’approche du but maintenant. C’est une machine à arrêter le temps qui passe !

Sa voix était pleine, aisée, parfaitement naturelle. Il ajouta, avec plus d’exaltation :

— Cela me soulève de penser à la grandeur du bienfait que je prépare aux hommes. L’humanité m’adorera plus qu’un dieu. Quelle invention existe à côté de celle-là : une machine à arrêter le temps qui passe :

— Une machine à arrêter le temps qui passe ? répétai-je, interrogateur, sachant que les fous ont une logique, mais alors ?...

— Alors, reprit-il avec une ferveur impressionnante, alors rien ne bougera plus, les êtres et les choses resteront ce qu’ils sont ; tout sera immobile et immuable ; les jeunes demeureront jeunes, sans aucuns crainte des minutes meurtrières ; cet écoulement perpétuel et tragique, qui base l’univers sur la mort, sera aboli. Eh bien que dites-vous de cela ?

Malgré moi, ma pensée s’arrêtait sur cette idée étrange :

— Certes, fis-je, ce sera beau ! Les jeunes filles garderont à jamais le velouté de leurs joues et la fraîcheur de leurs rêves ; oui, ce sera beau, mais avez-vous pensé à tout ? Si chaque seconde qui s’écoule ne devenait pas du passé, est-ce que le rythme de la vie ne serait pas brisé ? Si nous ne mourions pas à chaque minute, vivrions-nous ? Ce mouvement qui pousse vers la mort et que vous voulez arrêter, c’est aussi le mouvement qui renouvelle la vie. L’une existe par l’autre ; en empêchant cet échange, ce déroulement incessants, vous bloqueriez ; l’humanité les mêmes savants seraient là avec leurs mêmes découvertes sans lendemain ; les mêmes poètes avec leurs mêmes poèmes ; tout effort se figerait. Le monde sans avenir, mais ce serait vraiment, si l’on peut dire, une sorte de nécropole vivante !

À ce moment, de l’autre côté de la grille du jardin, un bruit de piétinements et de rires se fit entendre : un collège en promenade.

— Vous entendez ? fis-je. Pourquoi voulez-vous empêcher ces enfants d’être des hommes ?

Il sourit de pitié à la pauvreté de mes arguments.

— Si la machine à arrêter le temps qui passe avait existé, me dit-il, je n’aurais jamais tué ma femme !

Il se rapprocha, et, d’un ton confidentiel :

— Elle était belle, si vous saviez, tellement belle, qu’elle éteignait les plus belles femmes à côte d’elle. Ses cheveux, son visage, son corps, c’étaient une lumière ; on aurait dit que les fées de l’aurore avaient travaillé à sa beauté. Elle m’adorait, je l’adorais, et tout le reste nous était égal. Les années passaient pour nous, c’était toujours la même minute. Je m’oubliais tous les matins à la regarder se coiffer, mais un jour, comme elle relevait ses cheveux, elle poussa un petit cri qui m’amena près d’elle. Oui, sur sa trempe, c’était bien une mèche blanche. Je me mis à rire et je lui dis qu’elle pouvait aisément la cacher sous sa toison. Elle me dit : « Je peux la cacher, mais je saurai qu’elle y est, et puis regarde... » Et je vis tout un réseau de petites rides fines sous ses yeux et autour de sa bouche, qui criblaient sa peau comme un essaim de flèches minuscules.

 » le soir, au bal, elle était encore la plus belle, mais son beau rire était perdu. À partir de ce jour, elle vécut dans une angoisse navrante elle me disait « Tu vas ne plus m’aimer. » Et moi, Je l’aimais trop pour ne pas avoir peur de l’aimer moins, mais je lui disais, pour nous persuader tous les deux, que je l’aimerais toujours, que je la verrais toujours belle et puis que j’aimais son âme. « Ah ! ce ne sera pas la même chose, me disait-elle, un amour de souvenir, un amour de vieux... je n’en veux pas de cet amour-là ! Rappelle-toi donc... » Et je me rappelais... « Si encore, disait-elle, je me trouvais tout d’un coup vieille et laide, je le supporterais, mais ce travail lent, imperceptible, presque invisible, qui, sournoisement, blesse mon visage, sans que je puisse découvrir le moment précis où la série de blessures aura supprimé mon vrai visage sous le masque Le Masque de la décrépitude, ah ! c’est un raffinement trop cruel ! Penser que mon corps, poli comme l’ivoire, deviendra aussi, peu à peu, le corps rugueux d’une vieille femme ! » C’était vrai qu’à moi aussi, cela me semblait monstrueux, et, quoique naturel, contre nature. Un soir d’amour, elle pleurait contre mon épaule, en disant « Combien de temps encore ? Il faudrait que ce soit toujours et cela va finir ! » Son désespoir s’exaltait ; à la fin, elle cria, ses bras noués à moi : « Empêche-moi de voir que je serai vieille. Oh ! empêche-moi ! » Elle suppliait comme on implore pour échapper à un hideux martyre. Alors, je la tuai.

 » J’allais me tuer aussi, mais l’on vint au bruit et l’on se saisit de moi. Lorsque j’ai raconté ceci aux juges, ils ne m’ont pas cru et on a dit que j’étais fou. Les hommes sont si bêtes ! Mais je n’ai pas de rancune, j’ai réfléchi et je travaille peur eux. Quand j’aurai réussi, ils comprendront.

— Oui, dis-je, vous rendrez le bonheur immobile, mais le malheur aussi. Ceux qui attendent que le temps emporte leur peine et leur apporte un peu de joie, ceux qui n’ont de consolation que de voir s’ouvrir les portes de l’espérance, ceux qui souffrent enfin, qu’en faites-vous ?

Cette fois, il haussa ; dédaigneusement les épaules.

— Qui s’en occupe ? dit-il. Ceux qui souffrent, qui y pense ? C’est à ceux qui sont heureux qu’il faut penser. Tant que mon œuvre ne sera pas achevée, c’est leur destin à eux qui est tragique.

Il répéta entre ses cents : « C’est à ceux qui sont heureux qu’il faut penser ! », et, sans plus faire attention à moi, grave comme un chimiste penché sur ses alambics, il se remit à construire « La machine à arrêter le temps qui passe. »

Alexandra Grimanelli