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Tristan Bernard : Un mystère de l’en-deçà
dimanche 18 avril 2021, par
— Oui, mes amis, ma maison, nous dit Gédéon, a été, pendant quelques semaines, une maison hantée. Maintenant, c’est fini, elle ne l’est plus. Elle a cessé de plaire aux revenants.
» Vous connaissez l’immeuble où j’habite. Il n’a rien de sinistre, n’est-ce pas ? En plein quartier Drouot, une rue animée, une maison de cinquante ans à peine. Cinq étages, sans compter celui des chambres de bonnes. Au premier, au troisième, deux paisibles familles bourgeoises ; moi, au moins aussi paisible, au second. Au quatrième — l’étage intéressant en la circonstance — un couple d’artistes, un compositeur amateur, un garçon nerveux, maigriot, un de ces types mal assis, et qui ne sont jamais bien qu’ailleurs. Sa femme, un numéro du même genre, interprète dans le monde les tristes chansons de son mari. Je ne l’ai jamais entendue pour ma part. Mais il parait que c’est cher, quoique pas payé du tout.
» Au cinquième, alors, nous avons M. Gretteau de Grotaudier, ancien conseiller à la cour de Paris, la belle figure de magistrat dans toute son austérité et sa majesté. Il est venu dans la maison il y a quinze ans, avec sa femme et sa fille, qui est maintenant une grande fille, mariée depuis pe.
» Donc, il y a six mois, M. Alaberdis, le compositeur, que je rencontrai dans l’escalier, me fit, tout agité, une étonnante confidence. Le soir, un peu après minuit, deux ou trois fois par semaine, des bruits étranges se faisaient entendre... Sa femme et lui les percevaient tous les deux... C’étaient de petits coups sourds, frappés selon un rythme, identique un, puis un, deux, un assez long silence, puis un, et un, deux, trois... Après un silence encore plus long, la série recommençait. Quand ces bruits avaient cessé, c’étaient comme un raclement de chaînes, puis une plainte entrecoupée de rires, « de rires sardoniques, il n’y a pas d’autre mot », me dit M. Alaberdis en frissonnant...
» Ces bruits, il les entendait au-dessus de sa tête. Il avait été en parler au locataire d’en haut, le conseiller à la cour, qu’il avait l’honneur de connaître un peu pour l’avoir rencontré deux ou trois fois dans le monde...
» Or, M. Gretteau de Grotaudier n’avait absolument rien entendu. « Et je vous assure, avait-il dit en souriant, que je ne suis pas somnambule. D’ailleurs, je travaille très tard toutes les nuits à un long ouvrage juridique que me réclame un éditeur, et je suis encore éveillé à l’heure où il vous semble que vous percevez ces bruits. »
» Par contre, le locataire du troisième croyait bien avoir entendu quelque chose, mais c’était si lointain, si peu distinct, que vraiment il n’en était plus sûr.
» L’opinion du concierge était que tout ça, c’était des idées de M. et Mme Alaberdis. Sûr qu’ils étaient un peu timbrés, le mari autant que la femme. Une fois, ils l’avaient prié de monter chez eux après minuit, question de se rendre compte. Il n’avait pas voulu parce que sa femme l’en avait empêché. Lui, n’avait peur de rien, un ancien de 70. Mais sa femme, ça la tourmentait. Elle disait que d’être seul sur le coup de minuit avec des piqués, ça pouvait s’attraper, et qu’on pouvait revenir marteau comme eux.
» — Mais, ajoutait le concierge, si un de ces messieurs veut y aller, qu’il me prévienne, j’irai volontiers avec lui...
» Par trois fois, on organisa des expéditions collectives. Mais ces soirs-là, on n’entendit rien. Les esprits, sans doute, ne voulaient pas se manifester devant n’importe qui. C’était du moins l’opinion de Mme Alaberdis.
» — D’ailleurs, nous dit le magistrat qui nous accompagnait, c’est en effet la thèse de beaucoup de spirites... Les esprits choisissent leur public.
» Le dernier soir, en sortant de chez M. et Mme Alaberdis, nous tînmes un conseil de locataires sur l’escalier. L’opinion du magistral approuvée par tous, fut que, dans leur intérêt, ces deux nerveux feraient bien de quitter la maison. Le locataire du premier, qui les connaissait mieux que nous, fut chargé de leur apporter cette suggestion... C’était pour eux une question de santé : ils étaient fébriles, et maigrissaient ç vue d’œil.
» Ils donnèrent donc congé, et s’en allèrent habituer dans la banlieue. Nous sûmes depuis qu’ils allaient beaucoup mieux, et que les esprits les laissaient tranquilles. D’autre part, les nouveaux locataires n’entendirent plus jamais de bruits anormaux. »
Gédéon s’était tu. Nous attendions sa conclusion.
— Et qu’est-ce que tu penses de tout ça ? finit par lui demander quelqu’un.
— Je pense que ces gens entendaient vraiment des bruits, et que des esprits voulaient les forcer a quitter la maison...
— Et quels étaient ces esprits ?
— Des esprits. Ne m’en demandez pas davantage. Je ne crois pas, et surtout je ne veux pas croire au spiritisme. Mais je préfère cette hypothèse troublante à une autre supposition que je n’ose formuler...
— À nous, tu peux nous la dire...
— Eh bien, voilà. La fille de M. Gretteau de Grotaudier était fiancée à un jeune substitut et attendait impatiemment, pour se marier, d’avoir trouvé un appartement. Une coïncidence à signaler : c’est elle qui a loué l’appartement vacant... Dès qu’on a su que M. et Mme Alaberdis allaient donner congé, chacun de nous s’est précipité chez le concierge, car nous avions tous parmi nos amis des clients pour cet appartement... Or, il était retenu déjà par M. Gretteau, et pourtant nous nous étions fameusement dépêchés...
» En ce qui touche le concierge et sa complicité possible avec quelqu’un, on peut avoir tous les doutes. Mais M. Gretteau de Grotaudier, ancien conseiller à la cour, cette belle et sérieuse figure de magistrat !... Non, non, il ne faut voir dans cette affaire que du surnaturel, et pas autre chose. »
Tristan Bernard
Ce conte est-il à classer fantastique ? Bonne question ! On nous parle de bruits qui pourraient être produits par des esprits... ou pas. Des voisins qui entendent ces bruits... ou pas. Bref. Il est bien mené et mérite d’être connu.