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Ludovic Naudeau : Un chèque sous le communisme
mardi 13 avril 2021, par
— Vous parlez de reprendre les relations commerciales avec la Russie ? Vous me consultez ? Voici : chaque homme a eu l’occasion de toucher un chèque ; mais comment une semblable opération s’accomplit-elle sous la dictature des monomanes moscovites ?
Toutes les fabriques, toutes les banques, toutes les valeurs, tous les comptes courants ayant été confisqués, feu mon actif, au Crédit lyonnais de Moscou, se montait à quatre mille roubles au moment où il devint à peu près certain qu’un échange de prisonniers allait me permettre bientôt de quitter l’oasis léninienne. J’avisai alors aux meilleurs moyens de parvenir à emporter avec moi ce maigre magot. J’avais entendu dire déjà que le soviet, désireux de se faire une bonne réputation, autorisait quelquefois certains étrangers, en partance pour leur pays d’origine, à prendre possession de leurs fonds, à condition que ces fonds fussent minimes et qu’ils parussent avoir été gagnés par le travail effectif de celui qui les réclamait. On me citait des exemples !
J’ai raconté à la suite de quelles péripéties dignes de Rocambole j’avais réussi à détourner de moi la haine toute spéciale que le commissariat m’avait, pendant un certain temps, vouée. L’inquisition bolchevik, s’imaginant puérilement que je possédais les moyens de lui être néfaste et que je brûlais de me faire contre elle le Pierre l’Ermite d’une nouvelle croisade, avait longuement balancé s’il conviendrait, ou non de me laisser retourner en France. L’affirmative ayant fini par l’emporter, on me fit des politesses, espérant ainsi atténuer en moi le souvenir des sévices que j’avais endurés. Tout ce dont j’avais eu à me plaindre était de la faute de « cet abruti de Peters ». C’est ainsi que les plus importants commissaires désignent couramment le Letton, président de la commission extraordinaire.
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Toujours est-il que l’Arménien Kharakhane, commissaire adjoint aux affaires étrangères, après s’être concerté, à cet égard, avec l’ineffable Tchitcherine, voulut bien écrire sur un chèque tiré par moi, à mon ordre, sur mon propre compte, la phrase consacrée : De la part du commissariat des affaires étrangères, il n’y a point d’obstacle à ce que le citoyen français Naudeau retire du Crédit Lyonnais 4 000 roubles. Et, de sa plume trempée dans une encre rouge, il signa. Je me rendis au Crédit Lyonnais.
— Cela ne suffit pas, m’objecta-t-on. Il vous faut, avant d’aller plus loin, obtenir le visa du chef du service financier du département des affaires étrangères.
Je retournai à l’Hôtel Métropole, où les bureaux de Kharakhane sont installés. Déjà Les tchinovniki du nouveau régime avaient fini leur journée. Le lendemain, un fonctionnaire israélite et bien habillé mit un cachet triangulaire et de couleur verte sur mon chèque et je reparus au Lyonnais. Voilà qui va bien, me dit l’aimable gérant, mais il vous convient maintenant d’obtenir l’attestation que le commissariat des finances adhère à l’opinion donnée par celui des affaires étrangères. Car la phrase de Kharakhane n’est qu’un avis, un simple avis, qui n’engage que lui.
Après enquête, je courus à l’ancien siège d’une des plus grandes banques russes. Les bureaux, déserts, sentaient le délabrement et la ruine. Poignant, l’aspect de ces installations immenses, autrefois si bruissantes de vie, et désormais silencieuses et désolées ! Point de chauffage, malgré une température extérieure de quinze degrés. Plus de comptables, plus de caissiers, plus de gardiens fiers de leurs médailles, mais seulement quatre ou cinq maigres et grincheux plumitifs du soviet, cinq ou six soldats armés et une douzaine de femmes étiques, de pauvres êtres inoffensifs dont la moitié tétaient tristement des mégots.
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J’attendis deux heures, après quoi un petit vieux à lunettes et à l’air austère me dit sévèrement en flairant mon chèque :
— C’est à voir, camarade, c’est à voir. Vous reviendrez demain. Quelle est l’origine de l’argent que vous désirez toucher ?
— Il provient, citoyen, de mon travail.
— De quel travail, camarade ?
— Je suis, citoyen, un journaliste, un journaliste pauvre.
— Votre passeport ?
— Je ne l’ai plus. Tous mes papiers m’ont été pris par la commission extraordinaire ; elle ne m’a rien rendu.
— Ah ! vous êtes sans documents ! Votre cas se complique.
Le lendemain je revins, mais en vain, frapper aux portes de l’établissement. Jour férié. On célébrait quelque solennité révolutionnaire. Vingt-quatre heures plus tard je reprenais ma place dans les rangs des quémandeurs. Enfin, après trois heures d’attente, le petit vieux apposa sur mon chèque un cachet rond et noir. J’allais sortir.
— Passez donc au contrôle ! me cria aigrement le petit vieux.
Je fus introduit dans une nouvelle salle où j’attendis encore une heure. Enfin un communiste polonais qui se trouvait là traça un grand paraphe sur mon chèque ; il nota sur un registre des indications cabalistiques et je me retirai.
Aussitôt je courus à toute vitesse jusqu’au Crédit Lyonnais. Mais il était déjà midi et demie. Cette banque venait de clore ses portes. Le lendemain son directeur me dit :
— Votre situation s’améliore. Si vous pouvez maintenant obtenir le visa de « notre » commissaire, il ne me restera plus qu’à vous payer.
— Comment cela, « votre » commissaire ?
— Oui, un commissaire spécial est affecté à la surveillance de chaque groupe de quatre ou cinq banques. Nous n’avons pas le droit de déplacer un seul kopeck sans sa permission. Samuelson est venu hier ici et ne reviendra sans doute pas chez nous avant deux ou trois jours. Mais si vous filez à la banque du Commerce étranger, vous ayez des chances de le rencontrer !
Pas un instant à perdre. J’y courus !
— M. Samuelson vient de se rendre à la banque des Marchands, m’assura-t-on.
Point de découragement ! Il faut y aller ! J’y fus.
— Le commissaire est parti au Crédit Lyonnais, me confia-t-on. Je m’y précipitai, mais le Crédit Lyonnais venait de verrouiller ses portes. Le lendemain était un dimanche. Repos !
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Le lundi j’eus enfin la chance d’arriver à l’ancienne banque Hollandaise à un moment où la venue de Samuelson, m’assurait-on, était inévitable. En effet, après une longue attente Samuelson parut, très débonnaire ! C’était un vieil israélite aux yeux rusés. Il me reçut. Je vis près de lui son fils, un garçonnet de huit ou dix ans, auquel il dit avec respect, en lui montrant mon chèque :
— Regarde la signature à l’encre rouge, c’est celle du camarade Kharakhane !
Samuelson était tout prêt à me faire payer, oui, certes, mais il y avait encore quelques petites formalités à remplir. D’abord étais-je bien sûr de posséder quatre mille roubles au Crédit Lyonnais. Pouvais-je le prouver immédiatement ? Non. Soit ! Le lendemain tout s’éluciderait. Et je revins le lendemain, mais alors je m’aperçus que Samuelson n’était pas seul. Il était flanqué d’un hère tout en poil et dont les cheveux jaunes se rabattaient sur une absence de front. Et ce sieur, d’après son allure, me parut être le vrai « commissaire surveillant des banques », tandis que Samuelson n’était que son homme de paille ou, si l’on veut, le figurant-commissaire. Ces existences en partie double, très fréquentes en Russie sous tous les régimes, se sont encore multipliées après l’avènement des bolcheviks. De même que Tchitcherine a son Kharahkane, tout fonctionnaire a son pomochtchnik, son aide, sa doublure, son numéro deux et l’on ne sait jamais si ce numéro deux n’est pas plus influent que le numéro un. Samuelson, lui, se montrait initié aux questions élémentaires de la finance. Mais son second était le bipède le plus borné que j’eusse encore rencontré dans les coulisses du communisme.
— Qui me prouve à moi, dit-il, que cette signature est bien celle du tovarish Kharakhane ; il y a des filous qui imitent très bien les écritures. Vos papiers ?
— Ils sont restés à la commission extraordinaire...
— Vous aviez donc été arrêté ? Sous quelle inculpation ?
— Celle, très fallacieuse, d’être un contre-révolutionnaire.
— Un contre-révolutionnaire. Et vous voulez, par-dessus le marché, toucher 4 000 roubles Cela est suspect Comment se fait-il que vous vous promeniez dans Moscou porteur d’un chèque signé Kharakhane ? Dans quel but voudriez-vous recevoir ces 4 000 roubles ? Croyez-vous que nous ayons comme cela des 4 000 roubles à distribuer à n’importe qui ?
Cet homme rébarbatif allait-il me faire réincarcérer ? Je sus gré à Samuelson de « rompre les chiens » en proposant diplomatiquement que je revinsse le lendemain.
— Votre chèque, je le saisis ! me dit d’un ton menaçant l’homme tout en poil.
Le lendemain cependant, détente ! Samuelson tenait à la main mon chèque :
— Je le vise, me dit-il avec un fin sourire en y apposant un cachet carré et de couleur bleue.
— Nous le visons, fit le velu en y dessinant son paraphe.
Il ajouta :
— Nous voulons que vous partiez sous une bonne impression, c’est pourquoi nous vous versons ces quatre mille roubles.
— Mais, dis-je timidement, observez bien, mon commissaire, que cet argent est â moi !
— On n’a rien à soi sous un régime communiste, et la république, si elle le voulait, pourrait vous prendre jusqu’à vos pantalons !
Soucieux de ne pas me faire déculotter, je m’esquivai en hâte le lendemain, on me versa enfin mes 4 000 roubles. Il était temps : vingt-quatre heures plus tard, nous partions pour la France. Lorsque nous arrivâmes à Paris, personne n’accepta nos roubles ; les banques n’en voulaient pas, même pour rien ! Quelques mois plus tard, la nation française, prise de pitié, nous prêta, pour chacun d’eux, dix sous !