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Arthur Conan Doyle : Le seigneur à la sombre face

samedi 3 avril 2021, par Denis Blaizot

  Sommaire  
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J’ai hésité un moment avant de vous proposer ce titre. En effet, il constitue les deux derniers chapitres du roman La ville du gouffre publié en 1930 1930 . Mais si la premier partie a été publiée en 1928 1928 sous le titre Atlantis retrouvée (The Maracot Deep, 1927), Le seigneur à la sombre face (The Lord of the Dark Face, 1929 1929 ) n’a été publié que deux ans plus tard et l’auteur même le présente de façon à ce qu’il puisse être lu seul.

Voici donc la première édition française du seigneur à la sombre face présenté en 8 épisodes dans Sciences et Voyages du 1er mai (N°557) au 19 juin (N°564) 1930 1930 .

Traduction de Louis Labat

Illustrations non signées [1]

pdf disponible en bas de page.


Sciences et Voyages n°557 —1er mai 1930 1930

Préambule

On n’a certainement pas oublié le curieux et palpitant roman de Conan Doyle, Atlantis retrouvée, paru l’an dernier dans une publication hebdomadaire. Tel en a été le succès en Angleterre et en Amérique que, sur les instances d’innombrables lecteurs, l’illustre écrivain anglais s’est vu comme obligé d’écrire, en guise de complément et d’épilogue, le récit intitulé Le Seigneur à la sombre Face, dont nous avons tenu à nous assurer immédiatement la version française.

Pour le cas où, il en serait besoin, rappelons les faits essentiels d’Atlantis retrouvée.

Un savant illustre, le professeur Maracot, adonné aux études océanographiques, a fait construire spécialement à son usage, dans des conditions assez mystérieuses, un vapeur, le Stratford, sur lequel il s’est embarqué, pour l’exploration des fonds marins ; avec un jeune boursier américain de l’Université d’Oxford, Cyrus Headley, et un mécanicien des grandes usines de la Merribanks, à Philadelphie, Bill Scanlan. En cours de route, il révèle à ses collaborateurs son arrière-pensée : descente, dans une cloche d’acier, à des profondeurs jusqu’alors inexplorées pour en étudier la faune et la flore et rectifier les données de la science sur la pression dans les grands fonds. Il leur demande s’ils veulent tenter avec lui les risques de l’aventure. Enflammés par son enthousiasme, tous les deux y consentent. Mais alors que la cloche à plongeur où ils se sont enfermés atteint déjà le seuil d’un plateau à 700 pieds au-dessous de la surface, un poisson d’une taille et d’une force monstrueuses rompt les attaches qui la relient au Stratford et les voilà précipités dans un gouffre insondable. Ils n’ont plus qu’à mourir, quand, ô miracle ! par les hublots de la cage, ils voient arriver à eux, de tous côtés, des hommes étranges enfermés jusqu’à mi-corps dans des enveloppes de verre, qui les sauvent et les emmènent à une sorte d’immense palais sous-marin, où ils vivent en colonie. Ce sont les survivants des anciens Atlantes, préservés de la mort par la sagesse de leur chef Warda lors du cataclysme où leur pays s’engloutit jadis en punition de sa dépravation et de ses crimes, et où, seuls, quelques justes trouvèrent grâce devant les puissances spirituelles qui avaient condamné Atlantis. S’ils ont gardé bien des traditions de leurs ancêtres phéniciens, par exemple le culte de Baal, mais singulièrement humanisé, la nécessité leur a fait, en revanche, réaliser d’étonnants progrès scientifiques. Ils n’ignorent rien de l’électricité et de ses applications. Ils utilisent la vapeur, grâce à la possession d’une mine de charbon où ils font travailler comme esclaves les descendants des Grecs restés sans doute prisonniers en Atlantide après une guerre. Ils peuvent, sans le secours de la parole, rendre leur pensée et celle des autres visibles sur un écran d’argent. Naturellement, ils ont trouvé le moyen de circuler à leur gré au fond de l’océan. Ils associent à leur vie le Professeur Maracot, Cyrus Headley et Bill Scanlan, Headley s’éprend d’une exquise créature, Mona, la fille du chef actuel Manda. Bien que passionnés par les surprises que leur offre chaque jour leur nouvelle existence, tous les trois nourrissent secrètement le dessein d’aller en répandre la connaissance sur le globe. Avec l’aide d’un ingénieur atlante nommé Bertrix, ils construisent un appareil de sans-fil qui les remet en communication avec le monde ; ils conviennent d’un jour où on ira les recueillir sur un point déterminé de l’océan ; la charmante Mona consent à accompagner Headley chez « les hommes sous le soleil », et tous les quatre, en effet, parviennent, au jour dit, à regagner la surface dans des globes transparents garnis d’un gaz très léger ou « lévigène ».

À partir de là, ceux de nos lecteurs qui auraient perdu de vue quelques-uns de ces détails, vont se retrouver de plain-pied avec le nouveau récit de Conan Doyle, Le Seigneur à la sombre Face, Ils y admireront une fois de plus, non seulement son art tout particulier de créer et de dramatiser une histoire, mais cette connaissance approfondie et ce goût qu’il a des sciences occultes, où l’on sait qu’il est passé maître.

 I

Nous avons reçu bien des lettres : moi, Cyrus Headley. assistant d’Oxford, le professeur Maracot et même Bill Scanlan, depuis notre étonnante aventure au fond de l’Océan, sur un point situé à deux cents milles à l’ouest des Canaries, où nous fîmes une descente, qui non seulement nous conduisit à réviser nos idées sur la vie et les pressions aux grandes profondeurs. mais nous permit d’y établir la survivance d’une très ancienne civilisation, sauvée et maintenue dans des conditions incroyablement difficiles. Nos correspondants s’accordent pour nous réclamer, avec un infatigable zèle, de nouveaux détails. On conçoit qu’en effet mon premier récit n’était qu’un exposé rapide ; s’il comprenait l’essentiel de faits, il n’en passait pas moins quelques-uns sous silence, notamment le terrible épisode du Seigneur à la Sombre Face. C’est que, là, il s’agissait de choses si extraordinaires, et il s’en déduisait des conclusions telles que, tous, nous avions jugé préférable de n’en pas faire état pour le moment. Aujourd’hui que la science a accepté nos conclusions, comme le monde a bien voulu, ajouterai-je, admettre ma fiancée, notre véracité n’étant plus en cause, nous pouvons, ce me semble, hasarder une révélation qui, sans doute, n’eût pas tout d’abord rencontré la faveur du public. Mais, en guise de préambule, j’aurais plaisir à évoquer auparavant quelques souvenirs complémentaires des mois merveilleux que nous passâmes chez les Atlantes, dans ce fond d’abîme où, grâce à leurs enveloppes transparentes et à leurs appareils d’oxygène, ils se promènent aussi aisément que les Londoniens déambulent, à cette minute même.sous les fenêtres de mon hôtel, entre les parterres fleuris de Hyde-Park.

Quand ces gens nous eurent conduits chez eux après notre effroyable plongeon, nous nous trouvions être, en somme, plutôt leurs prisonniers que leurs hôtes. Je voudrais dire ce qui détermina un changement complet de notre situation et comment, auprès d’eux, le docteur Maracot s’illustra d’une telle sorte que notre souvenir se perpétuera dans leurs annales comme celui de quelque visite céleste. Ils ne surent rien de nos projets de départ, ils les eussent certainement contrariés s’ils l’avaient pu ; et sans doute est-ce déjà pour eux une légende que nous sommes remontés vers quelque sphère de l’Empyrée, emmenant la brebis la plus charmante et la plus choisie de leur troupeau.

On me permettra de procéder par ordre et de noter certaines particularités étranges que présente ce monde prodigieux, de raconter certains incidents qui y marquèrent notre séjour, avant d’aborder la suprême aventure qui laissera son empreinte sur chacun de nous : l’intervention du Seigneur à la Sombre Face. Je ne laisse pas de regretter, à quelques égards, que nous ne soyons restés plus longtemps dans le gouffre Maracot, en raison des nombreux mystères qu’il recèle et de tout ce qui nous y demeura jusqu’au bout incompréhensible ; comme nous étions en bonne voie d’apprendre le langage des Atlantes, notre information s’en fût promptement enrichie.

×××

L’expérience avait appris à nos amis ce que le milieu où ils vivent a pour eux d’inoffensif ou de redoutable. Je me rappelle qu’un jour, témoins d’une alerte soudaine, nous ne prîmes que le temps de revêtir nos enveloppes à réservoir d’oxygène avant de nous précipiter au dehors, sans savoir pourquoi ; mais nous ne pouvions nous méprendre sur le trouble et l’horreur qui se trahissaient autour de nous sur les visages.

Arrivés au plateau sous-marin, nous vîmes une foule de ces esclaves grecs que l’on utilisait pour le travail des mines se hâter vers la porte de la colonie. Ils allaient d’un tel pas, et ils étaient si harassés qu’à tout instant ils tombaient sur la vase : nous faisions donc partie d’une expédition de secours chargée de recueillir les invalides et de presser les traînards. Lorsque nous nous retournâmes pour regarder dans la direction d’où venait leur fuite, nous n’aperçûmes que deux nuages pareils à des bouchons de paille verdâtre, lumineux au centre, effilochés sur les bords, et qui dérivaient plutôt qu’ils n’avançaient vers nous. À leur vue, cependant, et bien qu’ils fussent encore à une bonne moitié de mille, nos compagnons, pris de panique, se mirent à battre la porte pour rentrer plus vite. Il était, certes, inquiétant de voir approcher ce mystérieux objet ; mais enfin, grâce a la prompte manœuvre des pompes, nous nous retrouvâmes bientôt à l’abri.

Un long temps s’écoula sans que les Atlantes osassent rouvrir leur porte. Lorsque enfin, un éclaireur, envoyé en reconnaissance, reparut, sa mission accomplie, on l’accueillit par des poignées de mains et des claques dans le dos, comme après une prouesse. Il déclara le danger passé ; la joie fut générale, tout le monde eut très vite l’air d’avoir oublié cette indésirable visite ; mais le mot de Praxa, répété sur tous les tons de l’horreur, nous donna lieu de supposer que c’était le nom de l’animal. Seul de nous tous, le professeur Maracot se réjouit de l’incident. Nous eûmes grand’peine à l’empêcher de sortir avec un petit filet et un récipient de verre.

— Un nouveau type de vie, en partie organique. en partie gazeux, mais évidemment intelligent ! proclamait-il.

— Un monstre de l’enfer ! déclara Scanlan, en termes moins scientifiques.

Deux jours après, sortis pour ce que nous appelions une pêche à la crevette, nous allions parmi les végétations sous-marines, capturant dans nos filets à main des spécimens de tout petits poissons, quand nous tombâmes en arrêt devant le cadavre d’un de nos mineurs. Sans doute les indéfinissables bêtes avaient-elles rattrapé le malheureux dans sa fuite. Sa cloche de verre était brisée, ce qui supposait une force énorme, la matière de ces cloches offrant une extrême résistance, ainsi qu’on a pu s’en rendre compte aux efforts qu’il a fallu faire pour s’emparer de nos premiers documents. L’homme avait eu les yeux arrachés, mais il ne portait pas trace de blessure.

— Ça, c’est le fait d’un gourmet ! nous dit le professeur à notre retour. Il existe en Nouvelle-Zélande un rapace, oiseau de proie tenant du perroquet et de l’épervier, qui vous tue un agneau pour le seul morceau de gras placé au-dessus du rein : ainsi, la bête de l’autre jour vous tue un homme pour ses yeux. Dans les espaces célestes comme au fond des eaux, la Nature ne connaît qu’une loi, et qui est, hélas ! sans miséricorde.


Sciences et Voyages N°558 — 8 mais 1930 1930

 II

Nous en eûmes maintes fois la démonstration dans des profondeurs océaniques. Par exemple, je me rappelle que souvent nous observions d’étranges sillons tracés dans la vase bathybienne [2], comme si l’on y eût roulé une futaille. Nous les montrâmes à nos compagnons atlantes et, quand nous fûmes à même de les questionner, nous tâchâmes de savoir quelle sorte de bête marquait ainsi son passage. Ils nous la nommèrent d’un de ces mots cliquetants, propres à leur langue, dont je ne saurais reproduire le son par le moyen d’aucun idiome ni d’aucun alphabet européen : Krixchox en serait, si l’on veut, une traduction approximative.

Quant à son apparence, nous avions, comme toujours en pareil cas, la ressource d’utiliser le réflecteur de pensée grâce à quoi nos amis pouvaient nous donner la claire vision de ce qu’ils avaient dans l’esprit. Ils nous transmirent ainsi une image d’une bête très bizarre, où le professeur ne put voir qu’une espèce de gigantesque limace aquatique. Ronde comme une saucisse, elle avait des pédoncules munis d’yeux à leur extrémité et un revêtement de gros poils ou de soies raides. En nous la montrant, nos amis exprimèrent par gestes la répulsion qu’elle leur inspirait.

Pour qui connaissait Maracot, il était aisé de prévoir que sa passion scientifique en serait échauffée, et qu’il grillerait d’en déterminer l’espèce et la sous-espèce. Je ne fus donc pas surpris de le voir, au cours de notre expédition suivante, s’arrêter à l’endroit où le sillon creusait la vase et obliquer d’un pas résolu vers le fouillis d’herbes et de blocs basaltiques d’où il semblait venir. Au moment où nous quittâmes le sol du plateau, le sillon, naturellement, cessa. Mais, au milieu des rochers circulait un ravin qui menait visiblement au repaire de la bête. Nous étions tous armés des épieux ferrés que portent habituellement les Atlantes ; mais ils me faisaient l’effet d’armes bien chétives au regard des dangers inconnus que nous affrontions. Cependant, le professeur allant de l’avant, nous n’avions rien à faire que de le suivre.

La gorge s’élevait entre deux parois constituées par des amas colossaux de débris volcaniques et tapissées à profusion de ces longues lamellaires, noires et rouges, qui caractérisent les profondeurs extrêmes de l’Océan. Mille ascidies, mille échinodermes magnifiques, tous présentant les couleurs les plus gaies, les variétés d’aspect les plus fantastiques, étaient comme aux aguets entre les herbages, où grouillaient de mystérieux crustacés, mêlés à d’autres formes basses de la vie rampante. Nous ne cheminions que lentement, car la marche, à ces profondeurs, n’est pas facile, et nous montions une rampe abrupte. Subitement, nous découvrîmes l’animal que nous cherchions. L’aspect n’en avait rien de rassurant.

Son corps velu sortait à demi d’une cavité qui s’ouvrait dans la masse de basalte ; on en apercevait environ cinq pieds, Au bruit de notre approche, ses yeux, larges comme des soucoupes, brillants comme des agates jaunes, commencèrent de se mouvoir en rond sur leur long pédoncule. Puis il bougea, il se porta, en avant, par une succession de plissements, à la façon d’une chenille. Une fois, il éleva la tête à quatre pieds au-dessus des rocs afin de nous regarder mieux. J’observai qu’il portait, fixé aux deux côtés du cou, quelque chose d’analogue aux semelles des souliers de tennis, et qui en avait la couleur, la taille, les stries même. Impossible de conjecturer ce que cela pouvait être. Nous ne devions pas tarder à l’apprendre.

Le professeur s’était mis sur la défensive, l’épieu menaçant, la mine intrépide. Évidemment, l’espoir d’acquérir un beau spécimen avait banni de lui toute crainte. Scanlan et moi étions loin d’éprouver la même assurance. Mais nous ne pouvions abandonner le vieil homme ; nous nous campâmes à ses côtés, La bête, après nous avoir considérés longuement, se mit à descendre vers nous d’un air gauche, rampant et se tortillant parmi les rocs. De temps en temps, pour vérifier où nous étions, elle levait ses pédoncules oculaires. Elle se déplaçait avec une telle lenteur que le risque pour nous semblait minime, puisque nous pouvions toujours prendre de la distance, Nous ne nous doutions guère que nous fussions si proches de la mort.

Sans contredit, la Providence veillait sur nous, car elle nous envoya un avertissement salutaire. La bête continuait d’approcher lourdement, elle n’était plus qu’à une soixantaine de yards, quand un très gros poisson jaillit comme une flèche d’entre les fourrés d’algues qui, sur le versant où nous étions, bordaient le ravin, en travers duquel, lentement, il s’engagea. Il en atteignait le centre, il était à mi-distance environ entre la bête et nous quand, tout à coup, il eut un sursaut convulsif, se retourna, ventre par-dessus dos, et coula au fond. Nous sentîmes tous trois, à ce moment, passer le long de notre corps un picotement aussi désagréable qu’extraordinaire, les genoux semblèrent nous manquer.

Maracot était aussi vigilant que hardi. Il saisit immédiatement la situation et comprit que le jeu avait assez duré. Nous avions affaire à un animal qui donnait la mort par émission d’ondes électriques, et nos épieux ne pouvaient avoir contre lui plus d’efficacité que contre une mitrailleuse. Si un heureux hasard n’avait fait qu’il dirigeât sa décharge sur le poisson, nous aurions placidement attendu qu’il fît donner sur nous toute sa batterie, ce qui eût infailliblement causé notre perte. Nous battîmes prestement en retraite. bien décidés à laisser tranquille dorénavant le gigantesque ver électrique.

Au nombre des dangers les plus perfides que dissimulent les profondeurs, je dois encore ranger le petit et noir Hydrops Ferox, ainsi dénommé par le professeur. C’est un poisson rouge, pas beaucoup plus long qu’un hareng, avec une large bouche et une rangée de dents formidables. À lui seul, il est inoffensif ; mais la moindre effusion de sang l’attire en foule à l’instant même et la victime, assaillie par une multitude innombrable, n’a plus une possibilité de salut. Nous eûmes un affreux spectacle sur le terrain des mines, un jour qu’un des esclaves mineurs s’était, par malchance, coupé à la main. De partout à la fois arrivèrent des milliers de ces poissons, qui se ruèrent sur lui. En vain il se jeta par terre, il se débattit ; en vain, ses compagnons, bouleversés, intervinrent avec des épieux et des pelles. Tout le bas de son corps, non protégé par l’enveloppe, se fondit sous nos yeux dans le vivant et vibrant nuage qui l’entourait. Où nous venions de voir un homme, il ne resta, dans l’espace d’une minute, qu’une masse sanguinolente, sur laquelle tranchait la blancheur des os ; bientôt, les os eux-mêmes demeurèrent seuls à partir de la ceinture ; et il n’y eut plus, couché devant nous, qu’un demi-squelette, dépouillé du dernier lambeau de chair. Nous en étions malades. Le rude Scanlan en perdit même connaissance ; nous eûmes quelque peine à le ramener chez lui.

Heureusement, l’étrange n’était pas toujours l’horrible, et je songe, en disant cela, à un autre spectacle qui jamais ne s’effacera de notre mémoire. Dans l’une de ces excursions si agréables que nous faisions parfois sous la conduite d’un Atlante, et parfois sans guide ni surveillant quand nos hôtes eurent compris que nous pouvions nous passer de lisières, nous fûmes surpris de voir, en arrivant sur une partie du plateau qui nous était familière, une grande couche de sable jaune clair pouvant mesurer un acre de superficie. Nous nous demandions quel courant sous-marin ou quelle secousse terrestre l’y avait apportée ou mise à nu, lorsque, à notre stupéfaction, elle se souleva tout entière et se mit à flotter pardessus nos têtes. On jugera de ses dimensions par le fait qu’il fallut, pour nous dépasser, un temps appréciable, une ou deux bonnes minutes. Ce que nous avions pris pour une couche de sable était, en réalité, un immense poisson plat, assez voisin, autant que put l’observer le professeur, de nos petites limandes et redevable de sa taille aux énormes éléments très nutritifs que contiennent les dépôts bathybiens. Tremblotant et scintillant, il s’évanouit dans le noir des régions supérieures. Nous ne le revîmes plus.

Un phénomène à quoi nous ne nous serions guère attendus sous les eaux, ce sont les tornades fréquentes qui s’y déchaînent. Elles semblent occasionnées par de violents courants sous-marins qui arrivent sans crier gare et déterminent les mêmes perturbations, les mêmes désordres que les grands tremblements de terre. Nul doute que sans leur passage il régnerait dans les fonds marins cette putridité, cette stagnation, que produit fatalement l’immobilité absolue ; en sorte que, comme tout dans la nature, ils répondent à un excellent dessein. Mais ils ne nous causèrent pas moins une alarme très chaude.


Sciences et voyages N°559 — 15 mai 1930 1930

 III

La première fois que je me trouvai pris dans un cyclone aquatique, ce fut à l’occasion d’une sortie avec cette jeune personne si chère dont j’ai parlé dans mes précédents rapports : Mona, la fille de Manda. Il y avait, à un mille de la colonie, un magnifique banc d’algues parées des couleurs les plus diverses. C’était le jardin particulier de Mona, qui l’aimait beaucoup ; les serpulaires roses s’y mêlaient aux ophiurides pourpres et aux rouges holothuries. Un jour que Mona m’y avait mené, la tempête nous y surprit en pleine contemplation. Le torrent qui fondit sur nous à l’improviste avait une telle force que, pour n’en être pas tous deux balayés, nous dûmes gagner l’abri de rochers en nous tenant l’un à l’autre. Je remarquai que l’eau en était d’une température très élevée, presque intolérable : preuve que ces déplacements ont une origine volcanique et sont la conséquence de quelque trouble survenu au loin dans le lit de l’Océan. La boue du grand plateau, agitée, soulevée très haut, tenue en suspension, voilait la lumière autour de nous comme un épais nuage. Trouver le chemin du retour était impossible, car nous avions perdu tout sentiment de la direction à suivre ; et, d’ailleurs, comment aurions-nous remonté un torrent ? Pour comble de détresse, un alourdissement de la poitrine, une difficulté croissante de respirer nous prévenaient que notre provision d’oxygène commençait de s’épuiser.

C’est à de pareilles heures, dans l’imminence de la mort, que les grandes passions primitives, montant à la surface, submergent en nous toutes les émotions inférieures. Alors, alors seulement, je connus que j’aimais ma douce compagne, que je l’aimais de tout mon cœur, de toute mon âme ; que je l’aimais d’un amour enraciné au plus profond de moi ; que, désormais, elle était une part de moi-même. Quelle chose curieuse qu’un sentiment semblable ! Et combien impossible à analyser ! Il ne tenait pas à l’attrait, si grand qu’il fût, de Mona, au charme de son visage, ni à la musique de sa voix, bien que jamais je n’en eusse entendu d’aussi mélodieuse ; ni à la communion de nos esprits, puisque je ne pouvais être instruit de sa pensée que par l’expression de sa figure sensible et toujours changeante. Non, il y avait, à l’arrière de ses yeux noirs et songeurs, il y avait, au tréfonds de son âme comme de la mienne, quelque chose qui nous associait pour toujours. Je lui tendis ma main, j’y étreignis la sienne, et je lus sur ses traits qu’il n’était en moi ni pensée ni émotion qui ne s’épanchât dans son âme réceptive et ne colorât sa joue adorable. Mourir à mon côté ne l’effrayait point et mon cœur palpitait à l’idée de mourir près d’elle.

Mais nous n’en devions pas venir là. On croira peut-être que nos enveloppes de verre excluaient tous les bruits ; en réalité, certaines vibrations de l’air y pénétraient, dont le choc déterminait à l’intérieur des vibrations similaires. Nous entendîmes brusquement de grands battements métalliques, répercutés de proche en proche, comme ceux d’un gong lointain. Je ne soupçonnais pas ce que cela pouvait être ; Mona, elle, le sut d’emblée. Elle se leva du recoin où nous étions blottis, prêta l’oreille et, ployée en deux, toujours me tenant par la main ; elle partit dans la tourmente. C’était une course à la mort, car l’oppression que je ressentais à la poitrine devenait de plus en plus insoutenable. Je vis le cher visage de Mona interroger anxieusement le mien et, titubant, je m’efforçai de la suivre. À son air, à ses mouvements, je comprenais qu’elle n’était pas aussi près que moi d’avoir épuisé son oxygène. Je tins bon tant que la Nature voulut me le permettre. Soudain, tout se mit à tournoyer devant mes yeux, je lançai les bras en avant et tombai inanimé sur le sol mou.

Quand je repris mes sens, je me trouvai allongé sur mon lit dans le palais des Atlantes. Le vieux prêtre en robe jaune était debout à mon chevet, tenant une fiole où il y avait sans doute un stimulant. Maracot et Scanlan se penchaient sur moi avec une expression de détresse ; Mona était à genoux au pied de mon lit et ses traits disaient sa tendre angoisse, La vaillante jeune fille avait dû se hâter vers la porte de la colonie où, dans les circonstances de ce genre, on avait cou tu me de battre un gong très sonore afin de rendre leur direction à ceux qui pouvaient l’avoir perdue. Elle avait expliqué ma situation, guidé les secours et notamment emmené mes deux camarades, qui m’avaient rapporté dans leurs bras. Quoi que je fasse à l’avenir c’est, en vérité, Mona qui le fera, car ma vie est bien un cadeau qui me vient d’elle.

Aujourd’hui qu’elle m’a, par un miracle, accompagné dans le monde d’en haut, le monde des hommes sous le soleil, c’est pour moi un étonnement de penser qu’au degré où je l’aimais j’aurais consenti de grand cœur à prolonger mon séjour au fond des eaux jusqu’à ce qu’elle consentît à être mienne. Car je fus longtemps sans deviner le lien secret, le lien étroit, qui nous attachait l’un à l’autre, et qui n’était pas, comme je pus le voir, moins fort chez elle que chez moi. C’est à Manda, son père, que j’en dus la révélation bienheureuse.

Manda avait souri à nos amours avec l’indulgence tant soit peu amusée d’un homme qui voit se produire l’événement par lui prévu. Un jour, enfin, nous ayant pris à part, il nous conduisit dans sa chambre, où il disposa l’écran d’argent chargé de refléter sa pensée. Tant qu’un souffle de vie m’habitera, je me rappellerai ce qu’il nous fit voir. Assis, Mona et moi côte à côte, les mains unies, nous regardâmes, comme en extase, se succéder les images engendrées et projetées par cette mémoire raciale du passé que possèdent les Atlantes.

Sur une mer admirablement bleue se projetait une péninsule rocheuse. Peut-être, n’ai-je pas dit que ces films mentaux, si je puis ainsi parler, reproduisent la couleur aussi bien que la forme. Donc, nous vîmes un promontoire que dominait une maison d’un dessin bizarre, très vaste, très belle, avec un toit rouge et des murs blancs. Un bosquet de palmiers la ceignait. Dans ce bosquet, il semblait y avoir un camp : nous distinguions des blancheurs de tentes et, çà et là, le scintillement d’une arme, comme si une sentinelle montait la garde. Un homme dans la force de l’âge allait et venait à découvert, en cotte de mailles, un léger bouclier à l’un des bras, et, de la main opposée, tenant une arme, épée ou javeline, je ne pus bien m’en rendre compte. Il se tourna vers nous, et je connus tout de suite qu’il était de sang atlante. À vrai dire, il m’eût paru le frère jumeau de Manda sans la dureté menaçante de ses traits, qui le dénonçaient comme un être brutal, et brutal non point par ignorance, mais par disposition naturelle. Jointe à l’intelligence, la brutalité donne la plus dangereuse des combinaisons. Dans la hauteur de ce front et l’ironie de cette bouche envahie de barbe, il y avait l’essence même du mal. Si cet homme était l’une des incarnations antérieures de Manda, comme ses gestes semblaient vouloir le faire entendre, son âme, sinon son esprit, s’était singulièrement élevée dans la suite des temps.

Comme il approchait de la maison, nous vîmes, sur l’écran, une jeune fille aller à sa rencontre. Elle portait le vêtement des Grecques antiques, une longue robe blanche très stricte, le vêtement le plus beau et le plus digne qu’aient jamais porté les femmes. Sa contenance marquait la soumission et le respect qu’une jeune fille doit à son père. Celui-ci, pourtant, la rabroua, jusqu’au point de lever la main comme pour la frapper. Elle recula, le soleil fit resplendir son admirable visage inondé de larmes : je reconnus en elle ma chère Mona.

L’écran d’argent se brouilla, et tout aussitôt un autre tableau y prit forme. Il représentait une anse au milieu de rochers qui me parurent appartenir au même promontoire. Un étrange bateau érigeait en premier plan ses deux bouts en pointes. Il faisait nuit, mais la Lune se mirait dans les flots, au ciel luisaient les étoiles familières, les mêmes pour Atlantis que pour nous. Le bateau se rapprocha, conduit par deux rameurs. A l’avant se tenait un homme enveloppé d’un manteau sombre. Près d’atterrir, il se leva et regarda vivement autour de lui. Il était pâle et grave sous la Lune. La main de Mona serra nerveusement la mienne ; Manda poussa un cri. Mais je n’eus besoin ni de ce cri ni de cette étreinte pour m’expliquer le frisson qui me parcourut tout entier : cet homme, c’était moi-même !

Oui, moi, Cyrus Headly, aujourd’hui citoyen de New-York et boursier d’Oxford ; oui, moi, l’un des tout derniers produits de la culture moderne, j’avais joué un rôle dans cette puissante civilisation de jadis. Je comprenais, maintenant, pourquoi, souvent, j’avais trouvé un air de choses vaguement connues aux symboles, aux hiéroglyphes que je voyais un peu partout dans le palais des Atlantes. Maintes et maintes fois, je m’étais surpris dans l’état d’un homme qui cherche à violenter sa mémoire parce qu’il se sent au bord d’une grande découverte, qu’il en est sollicité, qu’il la devine à portée de sa main. Et je comprends aussi le frémissement de tout mon être quand mon regard croisait celui de Mona : il venait des profondeurs de mon subconscient, où reposaient les souvenirs de douze millénaires.

Le bateau, cependant, avait touché le rivage, une blanche silhouette s’était détachée d’entre les buissons. Mes bras se tendirent vers elle. Après un enlacement trop bref, moitié la soulevant, moitié la portant, je l’entraînai jusqu’au bateau. Je ne l’y avais pas plutôt déposée que la conscience d’une menace subite me fit faire des signes éperdus aux rameurs pour qu’ils prissent le large. Des gens survenaient de toutes parts. Des mains s’accrochaient au bateau. En vain j’essayai de leur faire lâcher prise : le fer d’une hache : brilla dans l’air et s’abattit sur ma tête ; je tombai sur Mona, mort, et ensanglantant sa robe blanche. Je la vis hurlante et les yeux fous tandis que son père la tirait par ses longs cheveux noirs pour la dégager de dessous mon corps. Puis, de nouveau, tout se brouilla.


Sciences et voyages N°560 — 22 mai 1930 1930

 IV

Et, de nouveau, sur l’écran d’argent, papillota une image. C’était une vue de l’édifice même où nous nous trouvions aujourd’hui, de l’ancien asile créé par les sages Atlantes, pour le jour de la condamnation. J’y voyais la foule terrifiée au moment de la catastrophe. Comme tout à l’heure, j’y voyais Mona. J’y voyais son père, entré dans des voies meilleures, si bien qu’il était au nombre des justes qui méritaient le salut. Je voyais l’immense salle rouler comme un navire dans la tempête, et les réfugiés se cramponner aux piliers ou tomber à terre. Je suivais du regard les mouvements alternatifs d’ascension et de chute imprimés par les vagues. Encore une fois, au bout d’un instant, tout se voila. Et Manda se retourna, souriant, pour nous montrer que c’était fini.

Oui, tous les trois, Manda, Mona et moi, nous avions déjà vécu dans le passé, comme il est possible que dans l’avenir nous allions déroulant, par une série d’actions et de réactions, la longue chaîne de nos existences. J’étais mort dans le monde d’en haut, je m’étais donc réincarné sur le plan d’en haut. Manda et Mona étaient morts sous les flots, là s’accomplissaient en conséquence leurs destinées cosmiques. Nous venions de voir se soulever un coin du grand voile obscur de la nature ; un éclair de vérité avait déchiré à nos yeux le mystère qui nous environne. Chaque vie n’est qu’un chapitre d’une histoire conçue par Dieu. On ne peut mesurer la sagesse et la justice divines que le jour où, parvenu à quelque sommet du savoir, l’on voit, en regardant derrière soi, la cause et l’effet agir et réagir indéfiniment dans la chronique des siècles.

Ma nouvelle et délicieuse amie nous sauva, peut-être à quelque temps de là, quand surgit le seul conflit que nous eûmes jamais avec nos hôtes. Il eût pu fort mal tourner pour nous si une question plus grave n’était venue détourner leur attention et nous placer très’ haut dans leur estime.

Un matin, si je puis user de ce mot alors que, seuls, nos travaux nous marquaient l’heure, j’étais avec le professeur dans la vaste chambre que nous occupions en commun. Il en avait aménagé un coin en laboratoire et, présentement, il s’y escrimait à disséquer un gastrotome qu’il avait capturé la veille. Sur sa table s’accumulaient dans le plus grand désordre les amphipodes et les copépodes, avec les spécimens de vélelles, de xanthines et de physalies dont l’odeur avait infiniment moins d’agrément que l’apparence. Assis près de lui, j’étudiais une grammaire atlante, car nos amis possèdent quantité de livres, doublement curieux en ce qu’ils se lisent de droite à gauche et sont imprimés non pas, comme je le crus d’abord, sur du parchemin, mais sur des vessies de poissons comprimées et sèches. Désireux d’en pénétrer le sens, je consacrai une partie de mon temps à l’alphabet et aux éléments de langage qui devaient me le rendre accessible.

L’irruption de trois personnes dans notre chambre interrompit, de la façon la plus inattendue et la plus violente, nos paisibles recherches. En tête venait Bill Scanlan, très échauffé, très rouge et qui agitait un bras en l’air tandis qu’à notre extrême surprise il tenait, de l’autre, un bébé aussi criard que dodu. Derrière lui accourait Bertrix, l’ingénieur atlante qui l’avait aidé à monter un récepteur de sans-fil, homme grand et fort, d’humeur habituellement joviale, mais dont le chagrin contractait pour l’instant la grosse figure. Enfin, derrière Bertrix se montrait une femme dont les cheveux couleur de paille et les yeux bleus disaient qu’elle n’appartenait point à la famille atlante, mais à cette race soumise que nous rattachions aux anciens Grecs.

— Voyez donc patron ! s’écria Scanlan. Ce brave Bertrix, qui est un chic type, et madame que voilà me paraissent vouloir se payer une crise de folie si nous ne les tirons pas de peine. Autant que je crois comprendre, madame est, ici, ce que serait chez nous, dans les États du Sud, une négresse, et il a fait preuve d’indépendance en l’épousant. Mais ça, je suppose, c’est son affaire et pas la nôtre.

— Bien sûr ! répondis-je. Quelle mouche vous pique, Scanlan ?

— Je vais vous dire, patron. Un enfant leur est venu. Paraît qu’ici l’on n’admet pas les naissances de ce genre ; et les prêtres vont sacrifier l’enfant à la bête d’idole qu’ils ont là-bas, dans leur temple. Leur chef, l’homme à la mitre, s’était adjugé le petit, il s’en allait avec, quand Bertrix lui a arraché sa proie, et moi, d’un direct, Je vous l’ai collé sur les oreilles. De sorte qu’à présent nous avons toute la bande à nos trousses et que...

Scanlan n’acheva pas : des cris, des pas précipités résonnèrent dans le corridor ; la porte s’ouvrit avec fracas ; des gens appartenant au service du temple,ainsi qu’en faisait foi leur robe jaune, s’élancèrent dans la chambre. Ils précédaient le grand prêtre. Farouche et levant un nez hautain, le formidable pontife n’eut qu’à faire un geste : instantanément, ses acolytes se ruèrent vers l’enfant. Mais ils s’arrêtèrent en voyant Scanlan le déposer derrière lui sur la table au milieu des spécimens, saisir un épieu et faire tête. Ils avaient tiré leurs couteaux. Un épieu à la main, je courus soutenir Scanlan. Bertrix suivit mon exemple. Nous avions l’air si décidés que les autres reculèrent. La situation marqua un répit.

— Parlez-leur, vous, monsieur Headley ! me cria Scanlan. Dites-leur qu’ils auraient tort de se frotter à nous. Dites-leur que pour aujourd’hui nous ne lâchons pas les enfants. Dites-leur qu’il y aura du gâchis s’ils ne se sauvent pas. Ah ! très bien, patron ! Voilà qui s’appelle faire à la fois la demande et la réponse ! A la bonne heure !

Cette fin de discours s’adressait à Maracot.

S’interrompant tout à coup dans son travail de dissection, le professeur venait de plonger son scalpel dans le bras d’un serviteur qui, par un mouvement insidieux, s’était glissé près de Scanlan et levait sur lui son couteau.

L’homme se mit à bondir de tous côtés en hurlant de souffrance. Fanatisée par les admonestations de son chef, la troupe allait nous donner l’assaut ; Dieu sait ce qui fût arrivé si Manda et Mona n’étaient survenus. Manda considéra la scène avec étonnement et, d’un ton animé, posa toute une série de questions au grand prêtre. Cependant, Mona était accourue vers moi. J’eus une inspiration : je pris le bébé et le lui mis dans les bras ; il s’y blottit en roucoulant.

Manda, les sourcils froncés, ne cachait pas son embarras. Il renvoya au temple le grand prêtre et ses acolytes. Puis, resté avec nous, il entra dans de longues explications dont je fis part à mes camarades dans la mesure où je les comprenais moi-même.

— Il faut que vous abandonniez le petit, dis-je à Scanlan.

— L’abandonner ? Non, monsieur, non, rien à faire !

— Mademoiselle se charge de la mère et de lui.

— Alors, c’est une autre paire de manches. Si Mlle Mona s’en charge, ça va ! Mais si c’est le prêtre !...

— Il n’a pas à intervenir. Le Conseil a seul qualité pour régler l’affaire. Affaire d’ailleurs sérieuse, car si j’entends bien ce que dit Manda, elle touche à une coutume immémoriale de la nation et le grand prêtre se réclame ici d’un droit incontestable. Il paraît qu’on n’arriverait pas à distinguer la race supérieure de l’inférieure s’il y avait entre elles toutes sortes de races mixtes. Un enfant né d’une mésalliance doit mourir, la loi le condamne.

— Eh bien ! celui-là ne mourra pas !

— Je l’espère. Manda me promet de faire tout le possible en sa faveur auprès du Conseil. Le Conseil ne se réunira que dans une semaine. En attendant, rien à craindre, et qui sait ce qui peut arriver d’ici là !

Oui, qui savait ce qui pouvait arriver dans J’espace d’une semaine ? Qui eût jamais rêvé ce qui, effectivement, arriva ? Ce sera le prochain épisode, et le dernier, de nos aventures.


Sciences et Voyages N°561 — 29 mai 1930 1930

 V

On se souvient peut-être que, non loin du séjour souterrain aménagé par les anciens Atlantes en prévision de la catastrophe qui menaçait leur pays, se trouvent les ruines de la grande cité dont avait fait partie leur résidence actuelle. J’ai conté comment on nous avait menés les voir et quelles émotions nous avaient causées cette visite.

Aucun mot ne saurait rendre l’effet de ces ruines colossales, de ces énormes piliers sculptés, de ces bâtisses démesurées, nues et silencieuses, dans la grise lueur phosphorescente des abîmes, et destituées de tout mouvement, sauf l’agitation lente des hautes herbes sous la poussée des courants sous-marins et la fuite des grands poissons traversant comme des ombres l’ouverture des portes, ou tournant et retournant au milieu des appartements dégarnis.

Nous avions fait de ces lieux un des buts favoris de nos excursions. Sous la conduite de notre ami Manda, nous y passions des heures à en étudier l’étrange architecture, à y relever tous les autres vestiges de cette civilisation évanouie qui, sous le rapport des acquisitions matérielles, se manifestait encore à nous comme fort en avance sur la nôtre.

Je dis « sous le rapport des acquisitions matérielles ». C’est que nous eûmes bientôt la preuve que, sous le rapport spirituel, elle était fort loin de la nôtre. La leçon à tirer de son élévation et de sa chute, c’est que le plus grave danger où s’expose un État est de laisser son intelligence prendre le pas sur son âme. La civilisation atlante en est morte, la nôtre pourrait en périr.

Nous avions remarqué, dans un endroit de la cité, une construction très importante, qui avait dû se dresser au sommet d’une colline, car elle dominait encore sensiblement le niveau général. On y accédait par un large escalier de marbre noir. La majeure partie de l’édifice était, au surplus, faite de ce même marbre, mais à peu près enfoui sous d’horribles fongosités jaunâtres dont la masse charnue et lépreuse pendait de tous les ressauts, de toutes les corniches. Au-dessus de la porte principale se voyait, sculptée aussi en marbre noir, une tête coiffée de serpents comme celle d’un Gorgone, et le même symbole se répétait çà et là sur les murs. Nous avions, à plusieurs reprises, marqué le désir de visiter le sinistre édifice, mais chaque fois notre ami Manda s’en était ému, jusqu’à user d’une mimique effrénée pour nous supplier de n’en rien faire. Évidemment, tant que nous serions en sa compagnie, nous ne pourrions satisfaire une curiosité qui, cependant, nous pressait d’arracher son secret à ce lieu apparemment funeste. Nous nous consultâmes un moment à ce sujet, Bill Scanlan et moi.

— À mon avis, patron, il y a là quelque chose que le bonhomme ne veut pas nous laisser voir ; et plus il tient à le garder caché, plus j’ai envie de le connaître. Nous n’avons, ni vous ni moi, besoin de guide. Je présume que nous pouvons, tout comme le premier venu, revêtir une enveloppe de verre et passer la porte. Allons-y !

— En effet, pourquoi n’irions-nous pas ? dis-je, car je ne me sentais pas moins intrigué que Scanlan. Y feriez-vous quelque objection, monsieur ? ajoutai-je à l’adresse du professeur qui, sur ces entrefaites, était entré dans la chambre. Peut-être auriez-vous plaisir à scruter avec nous dans ses retraits mystérieux le palais de marbre noir ?

— Il n’y aurait, me répondit-il, rien d’étonnant à ce que ce palais fût celui de la Magie Noire. Avez-vous jamais entendu parler du Seigneur à la Sombre Face ?

Je confessai que non. Ai-je mentionné ce détail que le professeur avait, dans le monde entier, une réputation de spécialiste en matière de religions comparées et de croyances primitives ? La lointaine Atlantis elle-même n’était pas hors d’atteinte pour son savoir.

— Les notions que nous possédons sur les conditions de la vie atlante nous sont venues principalement par la voie de l’Égypte. C’est ce qu’ont appris à Solon les prêtres du temple de Saïs qui constitue le noyau solide autour duquel, vrai ou fictif, s’est agrégé tout le reste.

— Et, dit Scanlan, quelles histoires racontaient-ils, ces prêtres-là ?

— Ma foi, ils en contaient un fort grand nombre. En particulier, ils nous ont transmis la légende du Seigneur à la Sombre Face. Je ne puis m’empêcher de croire qu’il règne encore au palais de marbre noir. D’aucuns prétendent qu’il y eut plusieurs Seigneurs à la Sombre Face ; on en a signalé au moins un.

— Quel genre de numéro était-ce ?

— D’après tous les renseignements qu’on a, c’était plus qu’un homme, et par la puissance et par la perversité. C’est pour cela même, et à cause de la corruption engendrée par lui dans le peuple, que la nation entière fut anéantie.

— Et le mien, ajouta Scanlan.

— Comme Sodome et Gomorrhe ?

— Exactement ! Il semble qu’il y ait un point où certaines choses deviennent impossibles. La Nature est à bout de patience, elle n’a plus qu’à biffer son œuvre pour la reprendre. Cet être dont nous parlons, à peine digne du nom d’homme, avait trafiqué des arts sacrilèges : il avait acquis des pouvoirs magiques très étendus, qu’il tournait à des fins mauvaises. Telle est la légende du Seigneur à la Sombre Face. Elle expliquerait pourquoi sa maison est toujours en horreur à nos pauvres amis et pourquoi ils redoutent de s’y introduire.

— Ce qui redouble mon désir de la visiter ! m’écriai-je.

— Je conviens qu’il m’intéresserait de la parcourir, dit le professeur. Je ne vois pas ce qu’aurait de fâcheux pour nos amis une petite expédition faite sans eux, puisqu’un préjugé superstitieux nous rend leur concours difficile. Profitons de la première occasion qui se présentera.

L’occasion mit quelque temps à se présenter. Car notre petite communauté se mouvait clans un cercle si restreint que la vie privée n’y existait pour ainsi dire pas. Un matin, cependant, autant que nous pouvions juger du matin et du soir sur les données d’un calendrier bien sommaire, il se trouva qu’une cérémonie religieuse appelait au temple toute la population atlante. Comment ne pas utiliser une circonstance qui, en nous réduisant à nous-mêmes, favorisait si bien nos désirs ? Nous nous assurâmes, auprès des deux portiers chargés de manœuvrer les grandes pompes de l’entrée, que tout était en ordre ; et bientôt, seuls tous trois sur le lit de l’Océan, nous primes le chemin de l’ancienne cité. L’eau salée n’est pas un milieu propice à la marche ; même une courte promenade est fatigante. Néanmoins, au bout d’une heure, nous arrivâmes devant la grande bâtisse morne qui excitait notre curiosité. Sans aucun guide amical pour nous retenir au seuil, sans la plus légère appréhension d’un risque, ayant gravi les degrés de marbre, nous franchîmes l’énorme portail de ce palais du Mal.

Il était en meilleur état de conservation que les autres édifices de la cité ; la carapace de pierre en demeurait intacte ; le temps n’avait eu d’action que sur les meubles et les tentures, pourris à la longue et disparus. Mais la Nature avait apporté en retour ses propres tentures, qui étaient des plus horribles. En ce lieu, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il y régnait une obscurité hideuse, funèbre, on voyait confusément se dessiner parmi les ombres les formes répugnantes de monstrueux polypes et d’étranges poissons contrefaits, semblables aux imaginations d’un cauchemar. Je me rappelle, entre autres, d’énormes limaces pourpres qui rampaient partout, et de grands poissons noirs, posés sur le sol comme des nattes, qui allongeaient et secouaient au-dessus d’eux des tentacules aux pointes de flamme. Nous devions n’avancer qu’avec prudence car tous les appartements foisonnaient de bêtes immondes, peut-être aussi venimeuses qu’elles en avaient l’air.

Des couloirs richement ornementés menaient à de petites salles latérales. Et tout le centre du bâtiment était occupé par une salle qui avait dû, aux jours de sa splendeur, être une des plus admirables qu’eussent érigées des mains humaines. Dans la clarté vague qu’elle recevait, nous n’en distinguions pas le plafond, non plus que nous n’en mesurions du regard toute la superficie murale ; mais la lumière projetée devant nous par nos lampes électriques pendant que nous en faisions le tour nous permit d’en apprécier les proportions grandioses et la merveilleuse décoration. Cette décoration, qui comprenait à la fois des statues et des sculptures de toutes sortes témoignait d’un art souverain, mais aussi dune inspiration ignoble. Tout ce que peuvent concevoir une cruauté sadique, une lubricité bestiale, tout ce que peut imaginer un monstrueux dévergondage de l’esprit, nous l’apercevions plus ou moins nettement, à travers les ombres, représenté autour de nous sur les murs. Si jamais le démon avait eu un temple voué à son culte, c’était celui-là.

Et d ’ailleurs, il y siégeait en personne. Car à l’une des extrémités de la salle, sur un trône de marbre rouge abrité par un dais dont le métal décoloré pouvait bien être de l’or, une divinité redoutable était assise, personnification même du Mal, sourcilleuse implacable, modelée dans le même style que le Baal de la colonie atlante, mais infiniment plus étrange et plus répulsive. Elle fascinait par une attitude de force, d’énergie terrible et surhumaine. Debout, fixant sur elle le rayon de nos lampes, nous nous absorbions dans nos réflexions, quand nous en fûmes tirés par l’incident le plus confondant, le plus incroyable. Derrière nous éclatait un rire humain, bruyant et sardonique.


Sciences et Voyages N°562 — 5 juin 1930 1930

 VI

J’ai dit que les enveloppes de verre où nous avions la tête prise ne laissaient filtrer aucun son ni au dedans ni au dehors. Pourtant, tous, très clairement, nous entendîmes ce rire. Nous fîmes demi-tour, et la surprise nous rendit cois.

Un homme se penchait contre un des piliers de la salle. Les bras croisés, il attachait sur nous des yeux enflammés et maléfiques. Un homme ! ai-je dit. Mais il ne ressemblait à nul homme que j’eusse auparavant rencontré. Il respirait et parlait comme nul homme n’eût pu respirer ni parler, sa voix portait comme n’eût porté la voix d’aucun homme ; et par cela seul il s’affirmait différent de nous. Considéré sous le seul aspect extérieur, il constituait un être magnifique, haut de six pieds pour le moins, et bâti en athlète idéal, ce que faisait encore ressortir la rigoureuse convenance de son costume avec sa silhouette. Son visage était celui d’une statue de bronze où le ciseau d’un maître eût cherché à traduire tout le pouvoir et aussi tout le mal capables de se manifester sur des traits humains. Il n’était ni gros ni gras, de telles particularités eussent dénoté chez lui de la faiblesse, alors qu’il n’en portait pas trace. Au contraire, il était d’un dessin extrêmement précis, aigu, avec un nez en bec d’aigle, des sourcils noirs hérissés, des yeux sombres où couvait et, par moments, flamboyait du feu intérieur. Ils avaient, ces yeux, quelque chose de nocif et d’impitoyable, et, avec la beauté cruelle de sa bouche rectiligne, dure, inflexible, comme le destin, ils contribuaient à l’expression terrifiante de son visage. Nonobstant la splendeur de sa personne on sentait, à le voir, qu’il logeait la méchanceté dans les moelles ; son regard était une menace, son sourire un persiflage, son rire un mépris.

— Messieurs, nous dit-il dans un anglais irréprochable, d’une voix qui sonnait aussi clair que si nous nous étions retrouvés à la surface du globe, vous avez eu naguère une aventure bien étonnante. Eh bien, il y a des chances pour que l’avenir vous en réserve une plus curieuse encore, à laquelle il se peut que j’aie l’agréable mission de mettre brusquement fin. Notre conversation va sans doute se réduire à un monologue ; mais je lis parfaitement dans votre pensée, je n’ignore rien de vous, ne craignez donc aucun malentendu. Vous avez beaucoup, beaucoup à apprendre.

Nous nous regardâmes les uns les autres, interdits et désemparés. Évidemment. il nous était pénible de ne pouvoir confronter nos réactions respectives devant un incident si imprévu. Le rire agaçant résonna de plus belle.

— Oui, évidemment, c’est pénible. Mais vous pourrez causer entre vous une fois revenus d’ici, car je désire que vous en reveniez, porteurs d’un message. N’était ce message, je crois que votre visite chez moi vous eût été funeste. Mais il y a des choses que je tiens à vous dire. C’est à vous que je m’adresserai, docteur Maracot : vous êtes le plus âgé du trio et, vraisemblablement, le plus sage, bien qu’il ne soit pas très sage d’avoir voulu faire une excursion comme celle-ci. Vous m’entendez parfaitement, n’est-ce pas ? Un signe d’affirmation ou de dénégation est tout ce que je vous demande.

« Naturellement, vous savez qui je suis. J’ai idée que vous m’avez découvert récemment. Nul ne peut s’occuper de moi, soit en paroles, soit en pensée, sans que je le sache. Nul ne peut pénétrer dans mon antique demeure, forcer l’intimité la plus profonde de mon sanctuaire sans exercer sur moi un appel. C’est pourquoi les pauvres hères dont vous partagez la vie se détournent de moi et cherchaient à vous en détourner. Vous auriez dû les croire. Vous m’avez attiré à vous, et ceux qui m’attirent à eux, je ne les lâche pas tout de suite.

« Votre esprit, avec son petit grain de science terrestre, est en train de s’évertuer sur les problèmes que je lui propose. D’où vient, par exemple, que j’aie la faculté de vivre ici sans oxygène ? Mais je ne vis pas ici. Je vis dans le vaste monde des hommes sous le soleil : je ne vis ici que lorsqu’on m’y appelle, comme vous venez de le faire. Mais je suis une créature qui respire l’éther, et il y a ici autant d’éther qu’à la cime d’une montagne. Dans votre espèce même, il est des individus capables de vivre sans air : ainsi, pendant des mois, le cataleptique. Ma différence avec lui, c’est que je garde, ainsi que vous le voyez, la faculté d’agir et la conscience.

« Vous vous demandez en outre comment il se peut que vous m’entendiez. Mais, n’est-ce pas le propre même de la transmission radiographique qu’elle passe de l’éther dans l’air ? Pareillement, j’agis sur mes mots d’une manière telle que leur émission éthérique frappe vos oreilles à travers ces grossières enveloppes remplies d’air.

« Et mon anglais ? j’espère qu’il vous paraît assez pur ? J’ai vécu un certain temps sur la terre, oh ! ma foi, un temps que j’ai trouvé fastidieux, bien fastidieux. Onze mille ans, ou douze ?... Plutôt douze, si je ne me trompe. J’ai donc eu le loisir d’apprendre tous les langages. Mon anglais n’est ni le moins bon ni le meilleur.

« Ai-je résolu quelques-uns de vos doutes ? Parfaitement ! Je vous vois, si je ne vous entends pas. Mais il me reste des choses plus sérieuses à vous dire.

« Je suis Baal-Seepa. Je suis le Seigneur à la Sombre Face. Je suis celui qui entra si avant dans les secrets de la nature qu’il nargua la mort même. J’ai si bien façonné les choses que, le voudrais-je, je ne saurais mourir. Il faudrait, pour que je mourusse, qu’une volonté se rencontrât, supérieure à la mienne. Mortels que vous êtes, ne souhaitez jamais qu’on vous délivre de la mort ! Elle peut sembler terrible, elle l’est infiniment moins que la vie éternelle. Durer toujours, durer sans trêve, quand la procession humaine défile interminablement devant vous ! Assis au bord du chemin, voir l’histoire, dans sa marche ininterrompue, vous laisser en arrière ! Est-il surprenant que j’aie un cœur noir, tout gonflé de fiel, et que je maudisse le stupide troupeau des hommes ? Je leur fais du mal quand je peux. pourquoi m’en priverais-je ?

« Vous vous demandez comment Je peux leur faire du mal ? Eh bien, j’ai pour cela des moyens qui ne sont pas petits. Je gouverne à mon gré les esprits, je commande à la multitude. Là où se trouve le mal, je m’y trouve toujours. J’étais avec les Huns quand ils saccageaient une moitié de l’Europe. J’étais avec les Sarrasins quand, au nom de la religion, ils passaient au fil de l’épée tous ceux qui ne partageaient pas leur croyance. Je courais les rues dans la nuit de la Saint-Barthélemy. J’institue en secret le trafic des esclaves. C’est sous mon inspiration qu’on brûla vives dix mille bonnes vieilles accusées de sorcellerie par des imbéciles. Je suis le grand personnage obscur qui menait la populace de Paris quand le sang arrosait les pavés. Temps heureux, hélas ! trop rares, mais qui viennent de renaître, et dans des conditions encore meilleures. C’est de Russie que j’arrive. J’avais à demi oublié cette contrée qui perpétue certains arts, certaines légendes du grand pays où la vie fleurissait jadis comme elle n’a plus jamais fleuri sur Terre. C’est vous qui m’en avez fait souvenir car des vibrations personnelles dont ne sait rien votre science continuent de relier cette antique demeure, qui est la mienne, à Celui qui l’édifia et l’aima. Je sus que des étrangers y avaient pénétré : m’y voilà ! Et du fait que m’y voilà, pour la première fois depuis des milliers d’années, je me rappelle ces Atlantes. Ils ont suffisamment traîné une existence vaine. Il est temps pour eux de disparaître. Ils doivent la vie à un homme qui, jadis, me brava et construisit ce refuge en prévision du cataclysme où tout un peuple devait s’engloutir, hors ces gens et moi-même. Sa prudence les sauva, mes pouvoirs me sauvent. Mais le jour est venu où mes pouvoirs écraseront ceux qu’il sauva, et l’histoire sera complète.

Il mit la main sous son vêtement, à la hauteur de la poitrine, et il en retira un écrit.

— Vous voudrez bien, reprit-il, remettre ceci au chef des rats de mer. Je regrette, messieurs, que vous ne partagiez le sort de ces gens, mais ce n’est que justice, puisque vous êtes la cause première de leur infortune. Nous nous reverrons. En attendant, je vous recommande l’étude de ces effigies et de ces sculptures : elles vous donneront un aperçu du niveau où j’avais porté Atlantis au temps qu’elle subissait ma loi. Vous y trouverez quelques témoignages des mœurs et coutumes qu’elle pratiquait sous mon empire. La vie, alors, était variée, haute en couleur, riche d’aspects. C’est ce qu’à l’époque où nous sommes vous appelleriez une orgie de perversité. Appelez ça comme il vous plaira : je l’instaurai dans Atlantis, je m’y complus, je n’en ai point de regret. Mon heure reviendrait-elle j’en ferais autant, sinon davantage, à cela près que je m’épargnerais le don fatal de la vie éternelle. Sous ce rapport, Wanda mon ennemi d’autrefois, que je maudis, et qui tourna le peuple contre moi, fut de nous deux le plus avisé. Il lui arrive encore de visiter la Terre, mais en tant qu’esprit, non plus en tant qu’homme. Je vous laisse. Vous êtes venus ici en curieux, mes amis, je ne doute pas que votre curiosité ne soit satisfaite.

Et sur ce, nous le vîmes disparaître. Littéralement, il s’évapora sous nos yeux. Cela se fit en une seconde. Il se détacha du pilier où il s’adossait : sa silhouette superbe sembla se brouiller sur les bords ; la flamme de ses yeux s’éteignit, ses traits s’effacèrent. Bientôt, il ne fut plus qu’un fil de fumée, qui se tordit pour aller se perdre dans les hauteurs noyées de l’effrayante salle. Et nous restâmes là, écarquillant les prunelles, nous entre-regardant et nous émerveillant sur les possibilités inouïes de la vie.


Sciences et Voyages N°563 — 12 juin 1930 1930

 VII

Pourtant, nous ne nous attardâmes pas dans le palais. Ce n’était pas un lieu de tout repos, car je dus enlever des épaules de Bill Scanlan une de ces dangereuses limaces pourpres qui pullulaient autour de nous, et moi-même, je me sentis cruellement picoté à la main par le crachat venimeux d’un grand lamellibranche jaune. Comme nous regagnions le dehors, j’eus une dernière vision de ces effarantes sculptures, œuvre du diable en personne, qui décoraient les murs ; et nous nous mîmes à courir le long du corridor sombre, maudissant la minute où nous avions eu la sottise d’en franchir le seuil. Ce fut une vraie joie pour nous que de retrouver la phosphorescente clarté du plateau bathybien et son eau translucide. Une heure plus tard, sitôt rentrés dans notre chambre et débarrasses de nos enveloppes, nous tînmes conseil. Le professeur et moi ressentions encore une trop forte émotion pour être capables de donner à nos pensées une expression verbale. Scanlan, par son irrésistible vitalité, se montra supérieur à nous.

— Quel brouillard ! s’écria-t-il. S’agit, à présent, d’y voir clair. Ce particulier-là, c’est bonnement, je présume, le grand diable d’enfer.

Le docteur Maracot se recueillit un instant ; puis, ayant sonné son domestique :

— Manda, lui dit-il.

La minute d’après, notre ami Manda était chez nous. Maracot lui tendit la lettre fatidique.

Jamais homme ne me parut si admirable que Manda en cette occasion. Par notre injustifiable curiosité, nous qu’il avait sauvés d’un désastre sans recours, nous étions causes de la menace mortelle suspendue sur lui et sur son peuple. Cependant, malgré la pâleur qui l’avait envahi à la lecture du message, il n’y avait pas l’ombre d’un reproche dans la tristesse des yeux bruns qu’il tourna vers nous. Il hocha la tête ; le désespoir se trahissait dans ses moindres gestes.

— Baal-Seepa ! criait-il, Baal-Seepa !

Et il pressait contre ses paupières des mains convulsives, comme pour fermer les yeux à quelque atroce vision. Il courait de tous les côtés, en homme égaré par le chagrin. Finalement il s’élança hors de la pièce pour aller donner connaissance du message à la communauté ; et nous ne tardâmes pas à entendre résonner la grande cloche qui la convoquait tout entière dans la salle de ses assises.

— Y allons-nous ? demandai-je.

Le docteur hocha la tête.

— À quoi bon ? Que ferions-nous dans le cas présent ? Quelles chances aurions-nous contre un être possédant les attributions d’un démon ?

— Autant de chances qu’une troupe de lapins contre une belette, dit Scanlan. Mais, bon sang ! c’est tout de même à nous de nous arranger pour sortir d’affaire. M’est avis qu’après avoir tenté le diable, nous ne pouvons pas sortir d’affaire en le repassant à ceux qui nous ont sauvés.

— Que proposez-vous ? demandai-je vivement.

Car, derrière l’argot de Scanlan et sa légèreté d’humeur, je reconnaissais l’énergie, la capacité pratique du travailleur manuel.

— Ça, par exemple, ne me le demandez pas ! répondit-il. Mais ce coco-là n’est peut-être pas aussi cuirassé qu’il se le figure. Il peut s’être un brin usé avec l’âge, car il commence à compter pas mal d’années, si on l’en croit sur parole.

— Vous pensez que nous serions en mesure de l’attaquer ?

— Pure folie ! interjeta le docteur.

Scanlan se dirigea vers son coffre. Quand il se retourna, il avait en mains un gros revolver à six coups.

— Que diriez-vous de cet appareil-là ? J’ai eu la veine de mettre la main dessus lors de notre naufrage, je jugeais que ça pouvait nous être utile. J’ai une provision de douze balles. Peut-être que si je faisais, autant de trous dans la peau du monsieur, il en perdrait un peu de sa magie. Oh ! mais !... Oh ! là, là !... Que Dieu me protège !

Le revolver alla claquer sur le sol. Scanlan se tordait, en proie à d’atroces souffrances, et de sa main gauche étreignait son poignet droit. De terribles crampes l’avaient saisi au bras ; en le frictionnant pour le soulager, nous pouvions sentir ses muscles durcis et noueux comme les racines d’un arbre. Une sueur d’agonie coulait de son front. Enfin, exténué, terrifié, il s’abattit sur son lit.

— Je suis fait, dit-il, je suis à plat ! Oui, merci, va mieux. Mais plus souvent qu’on m’y reprenne ! Je viens d’avoir une leçon. On ne combat pas l’Enfer avec un revolver à six coups. Inutile qu’on s’y frotte. D’ores et déjà, je lui donne partie gagnée.

— C’est vrai, dit Maracot, vous venez d’avoir une leçon, et sévère.

— Alors, vous jugez notre cas désespéré ?

— Que faire, quand, à ce qu’il semble, on est au courant de tous nos mots, de tous nos gestes ? Et pourtant, je ne crois pas que nous devions céder au désespoir.

Le professeur s’assit, et après réflexion :

— Scanlan, reprit-il, vous n’avez, en ce qui vous concerne, d’autre parti à prendre que de vous tenir en repos. Vous avez reçu une secousse dont vous ne vous remettrez pas tout de suite.

— N’importe : en cas de besoin, comptez sur moi. L’étoffe est rêche, mais on peut tailler dedans.

Ainsi parla bravement notre camarade, bien qu’à ses traits défaits, au tremblement de son corps, on pût voir ce qu’il venait d’endurer.

— Une nouvelle intervention de votre part n’aurait pas de résultat plus heureux. Il suffit que vous nous ayez appris la mauvaise façon d’opérer : toute violence est inutile. Nous opérerons sur un autre plan, le plan spirituel. Vous non plus, Headley, ne bougez pas d’ici. Je vais dans mon cabinet de travail. Seul, je verrai peut-être la conduite à tenir.

Scanlan et moi étions également édifiés sur la confiance qu’on pouvait mettre en Maracot. Si un cerveau humain était en mesure de résoudre nos difficultés, c’était le sien. Mais nous avions atteint, sans aucun doute, un point inaccessible à toute capacité humaine. Nous étions aussi totalement désarmés que des enfants en présence des forces qui échappaient à notre entendement non moins qu’à notre contrôle. Scanlan gisait dans un sommeil fiévreux. Mon unique souci, pendant que je veillais, c’était de savoir non pas la manière dont nous nous déroberions au coup imminent, mais la forme que prendrait ce coup et la minute où il s’abattrait sur nous. Je m’attendais à voir d’un instant à l’autre le toit descendre, les murs s’effondrer, les eaux de l’abîme se déverser chez ceux qui les avaient si longtemps contenues.

Soudain, la grande cloche se remit en branle. Elle avait une résonance brutale, qui secouait tous les nerfs. Je bondis sur mes jambes, Scanlan s’assit sur son lit. Ce n’était pas d’un appel ordinaire que la cloche emplissait le vieux palais ; elle avait les accents tumultueux, saccadés et irréguliers d’un tocsin. Le coup allait s’abattre, et sur-le-champ. La cloche se faisait insistante, comminatoire. « Venez, venez au plus vite ! criait-elle, laissez tout et venez ! »

— Dites donc, patron, fit Scanlan, faudrait peut-être rejoindre les amis ? J’ai idée qu’ils sont dans le pétrin.

— En quoi les aiderions-nous ?

— Rien que de nous voir pourrait leur donner du courage. En tout cas, il n’y a pas à leur laisser croire qu’on les lâche. Où est le docteur ?

— Dans son cabinet de travail. Mais vous avez raison, Scanlan, notre place est à leur côté. Qu’ils sachent que nous nous associons à leur destin.

— Ils semblent avoir un penchant à s’appuyer sur nous, les pauvres ! Possible qu’ils aient plus de savoir que nous, et nous plus de cran. Ils n’ont eu qu’à. prendre ce qu’on leur repassait, tandis que nous avons eu du mal à tout trouver par nous-mêmes. Donc, à moi le déluge, si déluge il y a !

Comme nous approchions de la porte, nous fûmes arrêtés à l’improviste, le docteur se tenait devant nous. Mais, au fait, était-ce bien notre docteur, celui que nous avions toujours connu, l’homme dont chaque trait respirait la maîtrise de soi, la calme résolution et l’assurance ? Fini, le savant tranquille ! À sa place, il y avait un surhomme, un chef, une âme dominatrice, capable de pétrir à son gré l’humanité.

— Oui, mes amis, on aura besoin de nous. Rien n’est perdu. Mais venez vite si vous voulez qu’il ne soit pas trop tard. Je vous expliquerai tout après, s’il est encore un « après » pour nous. Voilà, nous arrivons.

Ces derniers mots, accompagnés de gestes appropriés, s’adressaient à quelques Atlantes apparus sur notre seuil, et qui, tout effarés, nous invitaient à les suivre. Il était certain que, comme l’avait dit Scanlan, nous avions montré une plus grande force de caractère, jointe à une plus grande célérité dans l’action, que ces perpétuels reclus ; et à l’heure du suprême danger ils semblaient s’accrocher à nous. Un murmure de satisfaction parcourut la vaste salle regorgeante lorsque, ayant franchi la porte, nous gagnâmes les sièges qui nous étaient réservés dans la première rangée.


Sciences et voyages N°564 — 19 juin 1930 1930

 VIII

Nous arrivions à point, si vraiment notre présence devait servir à quelque chose. Déjà le satanique personnage avait pris place sous le dais de l’estrade ; et le cruel sourire de ses lèvres minces courait sur les assistants, tout recroquevillés de peur. Le mot imagé de Scanlan sur la troupe de lapins terrorisés par la belette me revint à la mémoire. Ils se serraient et se faisaient tout petits, ils regardaient avec des yeux arrondis l’être géant dont la face de granit les courbait sous ses prunelles féroces. Je n’oublierai jamais l’aspect de ses gradins en hémicycle où s’entassaient des gens hagards, qui braquaient des mines d’hypnotisés vers le dais, au centre de l’estrade. On eût dit que déjà ils eussent entendu leur arrêt de mort et n’attendissent plus que son exécution. Manda, debout, dans une attitude d’humilité, plaidait à mots entrecoupés la cause de son peuple, sans autre effet apparent que d’égayer le monstre. Celui-ci, de quelques mots qui grinçaient, lui coupa la parole, leva la main... et un cri de surprise déchira le sein de l’assemblée. Le docteur Maracot venait de jaillir sur l’estrade. Il offrait le plus étonnant spectacle. Il paraissait transformé. Il avait le port et les allures d’un jeune homme ; je n’ai jamais vu physionomie frappée du sceau d’une pareille puissance. Il marcha droit vers le géant basané qui, dardant sur lui des yeux de feu, lui demanda tout ébahi :

— Eh bien, qu’avez-vous à me dire, petit homme ?

— J’ai, répondit Maracot, ceci à vous dire. Votre heure est venue. Elle est plus que sonnée. Allez-vous-en ! Redescendez dans cet enfer qui depuis longtemps vous réclame ! Prince des ténèbres, regagnez les ténèbres !

Les yeux du monstre se firent plus brûlants encore.

— Quand mon heure sera venue, répliqua-t-il, je ne l’apprendrai pas des lèvres d’un mortel misérable. Quel pouvoir opposeriez-vous, ne fût-ce qu’une seconde, à celui qui occupe les lieux secrets de la nature ? Un souffle de moi vous anéantirait sur place.

Maracot regarda sans broncher les terribles yeux qui le défiaient ; et ils semblèrent vaciller d’inquiétude.

— Malheureux être ! reprit Maracot, c’est moi qui ai le pouvoir et, non moins que le pouvoir, le ferme propos de vous anéantir sur place. Vous n’avez que trop infecté le monde de votre présence. Vous êtes un mal infectieux qui corrompt tout ce qu’il y a de beau et de bon. Les hommes auront le cœur plus léger et le soleil brillera d’un éclat plus vif quand vous ne serez plus là.

— Qu’est-ce que cette histoire ? balbutia le géant. Qui êtes-vous et que signifie ce que vous dites ?

— Vous parlez de connaissances secrètes. Or, qu’y a-t-il à leur base ? Simplement ceci que, sur chaque plan de la vie, le bien de ce plan peut triompher du mal. L’ange battra toujours le démon. Pour l’instant, je suis sur le plan même où vous êtes depuis des siècles et des siècles et j’y détiens les pouvoirs du vainqueur. Ils m’ont été dévolus. Si bien que je vous répète : « Allez-vous-en ! Émané de l’enfer, redescendez en enfer ! Je vous somme d’y redescendre ! »

Et le prodige s’accomplit. Durant une minute, ou peut-être plus ; — car comment calculer le temps en de pareilles heures ? les deux êtres, le mortel et l’immortel, se firent face, raides comme des statues, les yeux dans les yeux, une même volonté sur le clair visage et sur le sombre. Puis, subitement, le géant recula, ses traits se convulsèrent de rage, ses mains égratignèrent l’air.

— C’est vous, qui avez combiné cela, maudit Warda ! s’écria-t-il. Je reconnais là votre œuvre. Maudit soyez-vous, maudit !

Et sa voix mourut, sa longue figure ténébreuse perdit toute sa ligne, sa tête pencha sur sa poitrine, ses genoux se dérobèrent, il s’affaissa, s’affaissa, et, durant qu’il s’affaissait, il changeait de forme. D’abord ce fut encore une masse humaine ; puis il n’en resta plus qu’un tas noir informe, une pourriture à demi liquide qui souilla le dais et empuantit l’atmosphère. Au même instant, Scanlan et moi nous élançâmes sur l’estrade : car le docteur Maracot tombait sur le sol, la tête la première, en poussant un geignement sourd.

— Nous avons vaincu ! murmura-t-il, nous avons vaincu !

Et ses sens l’abandonnèrent, il demeura étendu, comme mort.

Ainsi fut conjuré le pire danger qui pût fondre sur la colonie atlante, et bannie à jamais du monde une présence maligne. Plusieurs jours s’écoulèrent avant que le docteur Maracot ne fût en mesure de nous expliquer l’événement ; et l’explication qu’il nous en donna était d’une telle nature que, si nous n’avions vu ce qui s’était passé, nous l’aurions prise pour une invention du délire. Les pouvoirs de Maracot l’avaient quitté sitôt passée l’occasion pour laquelle il y avait fait appel, et il n’était plus, comme devant, qu’un homme de science, doux et paisible.

— Qu’une pareille chose dût m’arriver ! s’écria-t-il. À moi, positiviste immergé dans la matière au point que, pour ma philosophie, l’invisible n’existait pas ! Et voilà les théories de toute une vie réduites en poussière !

— Je présume, dit Scanlan, que nous venons tous de repasser par l’école. Si Je rentre un jour dans mon patelin natal, j’aurai de quoi débiter aux camarades.

— Moins vous en direz, lui représentai-je, mieux cela vaudra pour vous, si vous ne tenez à passer pour le plus fieffé menteur d’Amérique. Vous ou moi aurions-nous cru un mot de ce qui nous arrive si on nous l’avait conté comme arrivé à d’autres ?

— Peut-être pas. Mais savez-vous que vous avez fait du beau travail, docteur ? Vous avez donné son congé au grand monsieur comme jamais je ne l’ai vu faire par personne. Pas de risque qu’il revienne. Vous l’avez balayé de la carte. J’ignore s’il en a une autre où il aura trouvé à se loger.

— Sachez très exactement ce qui est advenu, dit le docteur. Vous vous rappelez que je vous avais laissés pour aller réfléchir dans mon cabinet de travail. Je ne me flattais que d’un espoir médiocre. Mais j’avais à des époques diverses, beaucoup lu sur la magie et les arts occultes. Je savais que le blanc peut toujours devenir le noir, pourvu seulement qu’il accède au même plan. Notre adversaire était sur un plan, je ne dirai pas élevé, mais plus solide que le nôtre. Là résidait son fatal avantage ; je ne voyais aucun moyen d’y remédier. Je me jetai sur un divan et je priai... Oui, moi, le matérialiste endurci, je priai, j’invoquai le secours d’en haut. Quand on est au bout des pouvoirs humains, que faire, sinon tendre les mains suppliantes dans les brumes qui nous entourent ? Je priai, et ma prière fut merveilleusement exaucée. Je sentis tout à coup que je n’étais pas seul dans la chambre. Devant moi s’érigeait une haute figure, bronzée comme l’autre, mais barbue, et rayonnante de sympathie, de bienveillance, d’amour. Non moins que l’autre, elle dégageait une impression de puissance ; mais, cette puissance-là, c’était celle du bien, celle dont l’influence dissipe le mal comme le Soleil dissipe les ombres. L’apparition me regardait avec bonté. Trop saisi pour parler, je le considérais fixement. Inspiration ou intuition, une lumière intérieure me la désignait comme l’esprit du grand et sage Atlante qui avait, de son vivant, combattu le mal, et qui, ne pouvant s’opposer à l’engloutissement de son pays, avait su prendre des mesures pour la survivance des plus dignes. Aujourd’hui, cet être admirable intervenait pour empêcher la ruine de son œuvre et la destruction de ses enfants. Je m’en avisai aussi nettement que si on me l’eût dit, et j’eus le cœur inondé d’espérance. Cependant il continuait d’avancer en souriant, et il imposa ses mains sur mon front. Par là, sans doute, il me transmettait sa vertu et sa force. Je les sentais courir en moi comme un feu. Rien au monde ne me semblait impossible en ce moment. J’avais la volonté et la possibilité de faire des miracles. Quand la cloche tinta, je compris qu’elle m’annonçait la crise. Je me relevai. L’esprit, avec un sourire d’encouragement, s’évanouit à mes yeux. Je vous rejoignis. Vous savez le reste.

— Ma foi, monsieur, Je crois que votre réputation est faite. Il ne tient qu’à vous de rester ici en qualité de dieu.

— Vous avez été plus chançard que moi, docteur ! fit Scanlan d’une voix lugubre. Comment se peut-il que l’Autre n’ait pas su ce que vous faisiez ? Il n’a fichtre pas perdu de temps avec moi quand j’ai mis la main sur une arme. Vous aussi, pourtant, il devait vous voir venir ?

— Je suppose, répliqua le docteur, pensif que vous étiez sur le plan de la matière, et que nous, pour le moment, nous étions sur le plan de l’esprit. Des choses semblables nous enseignent l’humilité. C’est seulement quand nous touchons aux régions d’en haut que nous constatons combien peut être basse celle que nous occupons parmi les possibilités de la création. Je viens de l’apprendre. Puisse ma vie, désormais, prouver que je m’en souviens !

Ainsi s’acheva notre suprême expérience. C’est à quelque temps de là que nous conçûmes l’idée d’envoyer de nos nouvelles à la surface, et un peu plus tard que, par le moyen de globes de verre emplis de lévigène, nous y remontâmes nous-mêmes, pour y être recueillis comme je l’ai rapporté. Le docteur Maracot parle de redescendre, certains points d’ichtyologie réclamant, à ce qu’il dit, une information plus précise. Scanlan, lui, a épousé sa petite fiancée de Philadelphie, et, devenu chef d’atelier aux usines de la Merribancks, il ne cherche plus d’aventures. Quant à moi... Eh bien, les profondeurs de la mer m’ont livré une perle, je n’en demande pas davantage.

A. CONAN DOYLE.

Ça faisait longtemps que ce texte de Conan Doyle me faisait de l’œil. J’ai sauté le pas et il est lu. Ce qui m’avait arrêté c’est le fait que ce ne soit en fait que l’épilogue du court roman Le gouffre Maracot. Lire dans le préambule qu’il avait été écrit 2 ans plus tard et pouvait se lire à part m’a tenté.

C’est indéniablement un texte fantastique, même si certains vont lui voir un côté SF avec le bathyscaphe utilisé par les héros pour descendre au fond de l’océan et le système permettant aux uns et aux autres de se déplacer sous l’eau sans encombre. Mais l’un et l’autre ne sont que des moyens d’amener la trame sur le sujet principal : Baal-Seepa. D’ailleurs, ce texte est peu crédible d’un point de vue scientifique puisque, l’action se déroulant au fond de l’océan sur Terre, le lecteur est en droit de se demander comment il se fait que les lieux ne soient pas dans une obscurité totale. Mais ce point est peut-être expliqué dans Le gouffre Maracot.

Bon. La fin fait vraiment trop conte pour communiants. Ce qui ne m’emballe pas trop.

L’ensemble est tout de même bien trouvé et agréable à lire. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas suffisant pour me donner envie de lire La ville du gouffre.


[1Toutefois, certains les attribuent à René Henri Giffey (Paris 8 mars 1884 - Arcachon 1er septembre 1965),dessinateur français, illustrateur de livres et de magazines et auteur de bandes dessinées. Il fut dans ces domaines l’un des artistes les plus prolifiques de la première moitié du XXe siècle. Il est plus particulièrement connu pour ces talents de caricaturiste.

[2Si si, c’est le bon mot.