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Jean Joseph-Renaud : L’inconnu...

dimanche 21 février 2021, par Denis Blaizot

Cet excellent conte fantastique a été publié le 1er mai 1940 1940 dans le Matin.
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— La misérable !... Elle, ma femme, là !... Je vais la tuer... de mes mains...

L’ondée épaississait encore la nuit, au long du grand boulevard noir. Une vague lueur décelait l’entrée d’une cité ouvrière. Sourdement, une église venait de tinter dix fois...

Il répéta : « Oui, des mains que voici, l’étrangler ! »

— Pourquoi donc ? murmura une voix qu’il crut reconnaître.

Qui avait parlé ? Il se détourna. Près de lui, un homme de son âge, de sa taille, portant un pardessus et un chapeau pareils aux siens, le regardait avec tristesse.

— Parce qu’alors que je la croyais au cinéma elle vient d’entrer dans cette cité ouvrière avec un homme !... Je ne pourrais l’y rejoindre... c’est trop grand, trop obscur... J’ignore en quel immeuble ils sont... Mais il faudra bien qu’elle sorte et alors, oui, mes mains autour de son cou... Je serrerai fort... progressivement... Vous me comprenez, monsieur ?...

— Vengeance bien cruelle Dans la vie, on doit être humain.

— Mais c’est ma femme... ma vraie femme !... Je l’ai épousée par amour, malgré qu’elle était sans argent et trop délicate pour travailler. Je l’adore ! Je la gâte comme une enfant. C’est elle mon seul bonheur au monde... Et ce soir, comme je la croyais au cinéma... Alors, regardez mes mains, je vais...

— Pourquoi pas avec une arme à feu ?

— C’est vrai. Chez moi, il y a un revolver...

— Allons le chercher !... Ce n’est pas loin, n’est-ce pas ?... Vous avez le temps... On a toujours le temps...

— Où vous ai-je vu, monsieur ?... Je crois vous reconnaitre !...

— Qu’importe... Je vous accompagne...

Docilement, tête basse, il marcha, l’inconnu près de lui. En traversant un pont, il ralentit et se pencha vers le fleuve qui bruissait dans les ténèbres...

— Si j’osais ?... La tête emporterait le corps... l’eau m’affranchirait... Je n’aurais pas à retourner là-bas avec l’arme... à presser la détente... Tout serait fini !...

— Pourtant vous redites quelquefois vos prières d’enfance !... Et périr de cette façon, quel supplice !... Ensuite on est méconnaissable... un hideux mannequin... Quel souvenir pour elle !... Avancez... Prenez garde, les pavés sont glissants...

En effet, une brusque rafale d’est avait arrêté la pluie et blanchissait le sol. Les lueurs bleues, transparaissant çà et là, semblaient plus vives. Les rares passants se hâtaient...

— Je suis presque arrivé, monsieur... Vous voyez cette impasse ?... Mon logement est tout au fond, au rez-de-chaussée... Le revoir pour la dernière fois... J’y étais si heureux !... Accompagnez-moi encore jusque là, monsieur, j’ai tant de peine que, vous le voyez, je trébuche... Ensuite, vous me ramènerez là-bas... Quand elle sortira de la cité ouvrière, je saurai faire justice...

— Donnez-moi le bras... Oh ! cette fenêtre, en face, derrière laquelle une lampe luit faiblement, c’est bien chez vous, n’est-ce pas ?... Voyez, une jeune femme l’ouvre, pour fermer les volets, sans doute... Non, c’est parce qu’elle vous a aperçu !... Elle vous fait signe !...

— Mais c’est elle !... Oui, ma femme !... Une ressemblance m’a donc trompé tout à l’heure ?... Suis-je sauvé ?... Est-elle sauvée ?...

Il courut, transfiguré par la joie : « Ma chérie !... tu étais là, tandis que... que moi... »

— Qu’est-ce que tu as ?... À la dernière minute j’ai préféré ne pas aller au cinéma par ce temps... J’avais ce tricot à finir et, justement, ta mère est venue pour nous voir... Elle est encore là... Entre, voyons, on gèle...

— Attends que je dise au revoir à quelqu’un qui m’a accompagné jusqu’ici... Tiens, il n’est plus là... Il a brusquement disparu...

— Je t’ai vu venir. de loin... Il n’y avait personne avec toi... Tu parlais tout seul...

Jean Joseph-Renaud Jean Joseph-Renaud Jean Joseph Renaud est né à Paris, 9e arrondissement (France), le 16 janvier 1873 et mort à Suresne (Hauts-de-Seine), le 07 décembre 1953. Romancier et publiciste, il aussi traduit de l’anglais en français. Fleurettiste, il fut également propagateur du judo du ju-jitsu en France. Il a utilisé les pseudonymes de « Jean Carmant » et « Jean Cassard ». Vous pouvez retrouver certains de ses textes dans la rubrique les milles et un matins publiée dans le quotidien Le Matin de 1919 à 1940.

Depuis plusieurs semaines que je relève les titres des contes de presse [1] publiés par le Matin et l’Excelsior, je commençais à désespérer de retrouver un bon texte fantastique. C’est chose faite avec ce cours texte que je trouve vraiment excellent et que d’autres placeraient peut-être dans le genre Thriller. Ce serait peut-être aussi mon cas s’il n’y avait pas la fin.


[1On peut distinguer plusieurs sortes de contes :
 les contes merveilleux, contes de fées
 les contes littéraires, les contes de presse‌, extrêmement nombreux de 1830 à 1960, dont certains sont aussi des contes de fées
Le problème vient que le genre « conte de presse » n’est plus du tout d’actualité : plus personne n’en écrit ni n’en publie. C’est un genre littéraire généralement oublié.
Le conte est toujours plus court que la nouvelle, et la nouvelle a toujours une longueur minimale, au dessus disons de 10 à 12 000 signes.
Au conte est associé la notion de brièveté. Maupassant fait à la fois des contes et des nouvelles
Et que dire des « contes fantastiques », genre bien connu ?
Vaste débat !