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Albert-Jean : Le robot

lundi 15 février 2021, par Denis Blaizot

Contrairement à ce que le titre pourrait nous laisser croire, il ne s’agit pas d’une nouvelle de science-fiction ou fantastique, mais d’un petit polar, très bonne d’ailleurs. Elle mérite votre attention.

Ce conte a été publié dans le Matin du 7 mars 1940 1940 .
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L’homme était assis devant un guéridon, dans un recoin du restaurant, loin des ventilateurs. Il avait gardé son carrick, malgré la chaleur de la salle. Des conserves fumées dissimulaient ses regards ; il mâchonnait un cigare, et les favoris gris, ébouriffés contre ses joues, accentuaient sa ressemblance avec feu François-Joseph d’Autriche.

Quand il se leva de sa chaise, pour sortir, Brigitte Grüttenstein, qui pelait une pèche, laissa retomber sa fourchette sur le rebord de son assiette, avec un petit cri.

Aldo Barazzi, que l’Allemande avait invité à déjeuner, s’inquiéta :

— Qu’avez-vous ?

— Regardez, commanda Brigitte, dans un souffle.

L’inconnu s’avançait, à petits pas précipités, entre les tables. Une ankylose sournoise raidissait sa nuque et ses lombes. Il progressait, par saccade, le cou déjeté sur l’arête du faux-col et sa main, gantée de coton gris, arrachait, puis replaçait le cigare noir sous le crin frisottant de sa moustache.

Quand il eut disparu dans la direction du vestiaire, l’Allemande murmura à l’oreille de son jeune compagnon :

— C’est un homme mécanique. Un robot.

L’Argentin éclata de rire :

— Pourquoi pas un fantôme, pendant que vous y êtes ?

Et, parce que la mère Grüttenstein fronçait les sourcils, il appela, d’un signe, le maître d’hôtel :

— Vous connaissez le vieux monsieur qui vient de sortir ?

— Parfaitement ! Il est ici depuis cinq jours. Il occupe l’appartement 190, au second étage.

— Et vous savez son nom ?

— C’est un Hongrois le comte Fehervar.

Brigitte Grüttenstein feignit de ne pas avoir entendu. Les yeux mi-clos, elle contemplait la serviette que l’homme mystérieux avait chiffonnée, avant de quitter sa place. Et elle caressait, de ses longs doigts maigres, le collier de perles roses — célèbre dans tous les palaces de la Riviéra — qui s’immisçait entre deux tendons de son cou flétri, sur sa gorge plate.

×××

L’Allemande rentra du casino, de fort méchante humeur, cette nuit-là, et ne répondit pas au salut du groom, de garde auprès de l’ascenseur.

Brigitte avait perdu soixante-dix-mille francs, au baccara — ce qui ne présentait à ses yeux aucune espèce d’importance. Mais l’attitude d’Aldo, au cours de la soirée, l’avait irritée, à un degré inimaginable.

L’Argentin l’avait quittée, en effet, sans un mot d’excuse, et était descendu se mêler aux petites gens qui tentaient leur chance à la roulette, dans une des salles du rez-de-chaussée.

... L’arrêt de l’ascenseur, au ras du second palier, tira l’Allemande de sa méditation.

Quand elle fut parvenue aux abords immédiats de son appartement, un objet indistinct, posé sur le tapis, attira son attention. Elle se baissa et poussa un soupir de stupeur, à la vue de deux favoris postiches que reliait la barre horizontale d’une moustache grisonnante. Trois pas plus loin, ses hauts talons firent craqueter les verres fumés d’une paire de lunettes et ce fut d’une main nerveuse que la mère Grüttenstein enfonça la clé de sûreté dans la serrure de sa porte.

Après avoir traversé le vestibule et le fumoir, la vieille se dirigea, rapidement, vers le coffre d’acier où elle avait renfermé son collier, avant de se rendre au casino. Et, soudain, elle sentit que son cœur défaillait le coffre avait été forcé en son absence les perles roses avaient disparu de leur écrin.

Brigitte demeura hébétée, durant quelques secondes. Mais, bientôt, elle se ressaisit et, avant de donner l’alarme, elle courut jusqu’à l’appartement 190 que l’homme à la démarche mécanique avait loué, cinq jours, auparavant.

Un mannequin articulé, vêtu d’un carrick, était assis dans un fauteuil et tournait vers l’intruse son visage de grosse toile bise, sans lunettes ni postiche.

Et quand, attirés par les cris de l’Allemande, les voisins de Brigitte firent irruption dans la chambre du comte Fehervar, ils trouvèrent une vieille furie, en robe de lamé, qui secouait, avec frénésie, un mannequin par les épaules, en hurlant, d’une voix enrouée de whisky et de larmes :

— Arrêtez-le ! C’est lui qui m’a volée !

... Le vieux Hongrois descendit, à petits pas saccadés, le cou tordu, les reins raidis et l’épaule droite en avant, les douze marches de cette czardas en sous-sol où son complice l’attendait, devant un carafon de Tokay, dans un faubourg de Pesth.

Et, dès qu’Aldo lui eut fait place à ses côtés, sur la banquette :

— Tu as les perles ?

L’Argentin inclina la tête, sans un mot.

— Et l’Allemande ? demanda le vieux.

— Bouclée par ses neveux, dans une clinique de l’Estérel.

Albert-Jean Albert-Jean Albert-Jean est le pseudonyme de Marie, Joseph, Albert, François Jean (1892-1975).
Né à Capestang et mort à Paris, il semble être tombé dans un oubli immérité.

Les éditions de L’arbre vengeur ont réédité en 2018 son roman Derrière l’abattoir.