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Jacques Constant : Le valet de chambre

samedi 28 novembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle est parue das l’Excelsior du 12 janvier 1920 1920 .
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Sous le péristyle de la Bourse, M. Augendre, l’agent de change, arrêta Baudry, le fondé de pouvoir de la Banque Thomassin.

— Comment va votre patron ?

— Très mal : il est hors de danger.

— Je ne comprends pas ?

— Je veux dire que la mort était préférable mille fois à la paralysie qui le cloue sur son fauteuil. Non seulement les jambes et les mains sont mortes, mais encore il a perdu l’usage de la parole. Et je suis persuadé qu’il a gardé toute sa lucidité.

— C’est terrible, conclut Augendre.

Les deux hommes se serrèrent silencieusement la main, songeant l’un et l’autre à la capricieuse cruauté de la maladie.

Avant de devenir cette guenille humaine, Thomassin était un des rois de Paris. Sa face rasée aux larges maxillaires, son œil insolent sous le monocle, son plastron boutonné de gros diamants, sa carrure de portefaix, tout cet ensemble un peu vulgaire, mais puissant, était familier aux abonnés de l’Opéra ou du Français, au public des générales, des vernissages ou des courses.

Il avait ses entrées dans les ministères, comme au foyer des artistes, et les modernes Prométhées dont l’ambition ronge le foie considéraient avec une envie déférente cet homme qui, selon le jargon des affaires, valait cent cinquante millions.

On l’avait connu chasseur de restaurant, marchand de programmes et de billets de théâtre, trafiquant de reconnaissances, prêteur sur titre. Par son labeur obstiné, sa ruse et aussi son absence de scrupules, il avait gravi un à un les échelons de la fortune. Seulement on n’entasse pas une pareille pyramide de millions sans piétiner quelque peu les plates-bandes des voisins. Pour tous ceux qui gênaient son ascension, il s’était montré féroce, et ses victimes étaient légion.

Elle était encore présente à bien des mémoires, l’ardeur passionnée qu’il avait déployée contre la Banque d’Abyssinie qui contrecarrait ses projets. Par l’importance de ses capitaux, par l’ancienneté de sa maison, son rival, Sébastien Clément, semblait devoir l’emporter. Thomassin s’était acharné pendant des années, dépréciant à l’aide de perfides campagnes de presse la Banque d’Abyssinie, achetant les titres en sous-main pour les revendre par paquets, provoquant une baisse artificielle qui énervait Clément. Et brusquement, alors que la maison paraissait encore solide, une panique inexplicable avait saisi les actionnaires et la débâcle s’en était suivie. Ruiné, abandonné par sa femme qui refusait de s’associer à son mauvais sort, Clément n’avait rien compris à sa déconfiture.

Quand il sut que son fondé de pouvoir était subventionné par Thomassin et que sa femme était aussi la maîtresse de son ennemi, ses yeux s’ouvrirent brusquement. Devant témoins, il jura d’assouvir la haine qui lui brûlait le cœur.

Pendant longtemps Thomassin, malgré l’insouciance qu’il affectait, se tint sur ses gardes. Il lui arrivait souvent de se retourner tout pâle avec l’affreuse certitude que Clément était derrière lui, le revolver au poing.

Et puis, au sablier du temps, l’oubli avait coulé avec la poussière des heures. Clément n’ayant jamais reparu, le vainqueur avait recouvré son assurance et savourait la joie du triomphe.

×××

Dans son hôtel du boulevard Malesherbes, parmi ses meubles anciens, ses tableaux ruineux et ses bibelots de prix, Thomassin, depuis son attaque de paralysie, n’était plus qu’un pauvre pantin aux membres disloqués. La bouche tordue, la mâchoire inerte, il ne pouvait absorber que des aliments liquides, purées ou potages, qu’il fallait lui ingérer à la cuiller, comme a un tout petit.

Dès qu’elle avait été avertie de la maladie, Hélène, la fille du banquier, était accourue avec son mari.

Thomassin l’avait eue d’une villageoise qu’il avait épousée dans des temps moins favorables, et qui avait eu l’intelligence de mourir quelques années plus tard.

Il voyait le jeune ménage une fois l’an, aux étrennes, et n’éprouvait nul désir de multiplier les rencontres.

De sa rustaude de mère, Hélène avait hérité d’un cœur sec et d’une avarice incoercible. Installée boulevard Malesherbes dans l’hôtel qu’elle espérait bien ne plus quitter, elle s’intéressa passionnément aux affaires du financier. Quant aux soins qu’exigeait son état, elle s’en remit là-dessus à la conscience des domestiques.

Hélas ! la valetaille, jadis courbée sous la volonté du maître, le traitait à présent sans ménagements.

— Voilà ce que c’est que d’avoir trop nocé, disait Clémentine, la cuisinière. On t’en fichera des potages bisque et du Champagne extra-dry !

— Va donc donner la pâtée au vieux requin, gouaillait le chauffeur à Pierre, le valet de chambre. Ce dernier pourtant n’était pas un mauvais homme. Il tenait proprement l’infirme, mais — qui n’a pas son travers ? — professait un goût immodéré pour le bourgogne.

Hélène, qui liardait sur le vin et le café, ne manqua pas de s’en apercevoir et le congédia en compagnie de Clémentine.

Elle engagea pour le remplacer un homme à tignasse rousse, aux sourcils hérissés, qui demandait des gages bien inférieurs à ceux de Pierre, et qui semblait très désireux d’entrer au service de l’infirme. Il s’était déjà présenté deux fois, et prétendait avoir l’habitude de soigner les paralytiques.

— Papa, dit Hélène, en l’introduisant dans la chambre de l’infirme, je te présente Bastien, le nouveau domestique qui doit s’occuper de toi.

Elle donna quelques conseils pratiques que Bastien écouta avec déférence, lui indiqua aîtres, et s’en fut.

L’infirme considérait ce nouveau valet avec une curiosité d’autant plus aiguisée qu’il regrettait Pierre. Mais cette tignasse rousse, ces gros sourcils ne lui disaient rien.

Soudain l’homme eut un sourire, il ouvrit la pièce voisine pour s’assurer qu’elle était déserte, ferma soigneusement les grands rideaux, puis retirant sa tignasse rousse et ses faux sourcils, il montra au paralytique une figure que les années n’avaient guère déformée.

— Me reconnais-tu, Thomassin ? interrogea-t-il avec une âpre ironie. Reconnais-tu Sébastien Clément, ta victime ? Ah ! mon bonhomme, tu pensais que j’avais oublié notre vieille dette ? Rassure-toi, me voici !

Les yeux du malade s’agrandirent dilates par l’effroi. Cependant Bastien réajustait tranquillement ses postiches.

— Tu voudrais savoir, hein, vieux bandit, demanda-t-il, quel châtiment je te réserve. Eh bien ! c’est très simple : je vais te laisser mourir de faim !...

En effet, lorsque la cuisinière eut servi le potage, Bastien absorba tranquillement l’assiettée destinée à Thomassin, non sans lui avoir préalablement barbouillé les coins des lèvres.

— Eh bien ! s’informa Hélène avant de se coucher, notre malade a-t-il bien mangé ?

— Oui, madame, avec le plus grand appétit, répondit imperturbablement Bastien.

Thomassin ne put que pousser des cris inarticulés. Il essaya dans un effort immense de galvaniser ses pieds inertes, de soulever ses mains de plomb, de crier l’horreur, qui l’étouffait. Hélas ! ses muscles figés restèrent sourds à son appel, et Hélène ne comprit rien à ses grognements.

— Ah ! non, protesta-t-elle, tu ne vas pas faire le méchant ou Bastien va te coucher.

Se sentant condamné sans nul secours, Thomassin se tut et au fond de ses yeux. seuls vivants dans ce corps déjà mort, des larmes muettes perlèrent lourdes de remords, de peur et de regrets.

Jacques Constant Jacques constant Jacques constant serait le pseudonyme de Jacques Étienne Constant Jordy (1873 - 1965)