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Stephen Leacock : Les naufragés de la « Dorade »

samedi 28 novembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle a été publiée dans Le Matin du 2 juillet 1920 1920 .

D’après wikipedia, Stephen Leacock (Swanmore, 30 décembre 1869 1869 - Toronto, 28 mars 1944) est un enseignant, politologue, économiste, écrivain et humoriste canadien. Il est considéré comme l’humoriste anglophone le plus connu du monde de 1915 à 1925 1925 . Pour le reste, je ne sais pas mais la lecture de cette nouvelle confirme son statut d’humoriste. En effet, cette histoire de pirates est d’une loufoquerie réjouissante. J’en redemande. Et si je découvre d’autres nouvelles de cet écrivain, je m’empresserai de les livres et de les partager avec vous.

Ce fut le 4 août 1867 1867 que je montai pour la première fois à bord de la Dorade en qualité de second maître.

Mais laissez-moi d’abord me dépeindre à vos yeux : grand, de carrure athlétique, bronzé par le soleil, la lune et les étoiles, je donnais l’impression d’un garçon à la fois supérieurement intelligent et extrêmement modeste. Lorsque je parus sur le pont de la Dorade je ne pus m’empêcher d’admirer mon uniforme de marin qui se reflétait dans un tonneau de goudron tout proche.

— Soyez le bienvenu, M. Blowhard ! s’écria le capitaine Bilge qui commandait le voilier.

Un gaillard, ce capitaine Bilge !... Il fallait l’entendre ordonner la manœuvré, un mégaphone la bouche et usant de ce langage un peu brutal qui sied si bien aux vieux loups de mer :

— Allons, messieurs ! Ne vous fatiguer, pas trop... Nous avons le temps... Ne restez pas trop au soleil... Holà ! Jones, vous allez glisser sur ce beaupré... Tenez-vous bien... Williams, voulez-vous être assez gentil pour larguer cette amarre !...

Trois jours après nous voguions en pleine mer. Ce matin-là, le capitaine Bilge vint me trouver et dit :

— M. Blowhard, vous prendrez deux fois le quart à partir de cette nuit.

— Pourquoi, commandant ?

— Les deux premiers maîtres sont tombés à la mer.

Je ne répondis rien, mais cette disparition simultanée me parut mystérieuse. Deux jours plus tard, Bilge m’aborda sur le gaillard d’arrière et me dit d’un air embarrassé :

— J’ai le regret de vous apprendre que nous avons perdu notre maître timonier.

— Comment cela ?

— C’est un peu ma faute, hélas ! Imaginez-vous que ce matin, en lui faisant la courte échelle pour monter dans les haubans, je l’ai laissé tomber par-dessus bord.

— Mais vous avez essayé de le repêcher !

— Ma foi non... pas encore.

Je regardai fixement Bilge et me tus. Le mystère s’épaississait. Le jeudi suivant le maître calfat disparut. Le samedi, ce fut le tour du gabier Anderson. Le dimanche soir, comme j’étais à la barre, je vis Bilge qui se glissait sur le pont, portant le mousse par la jambe gauche. Étonné, inquiet même, j’observai le commandant et le vis s’arrêter près du bastingage de la poupe afin de laisser tomber le pauvre petit dans les flots. Pendant quelques minutes la tête du malheureux surnagea. Bilge lui lança un vieux soulier, éclata d’un rire sardonique et disparut.

Je tenais cette fois la clef de l’énigme ! Notre commandant noyait peu à peu ses hommes d’équipage.

Le lendemain, au petit déjeuner, Bilge me fit sa confession et sortit d’un tiroir un parchemin jauni.

— Blowhard, me dit-il très bas, j’ai confiance en vous... Écoutez-moi : voici le plan d’une île qui contient un trésor de plusieurs millions de douros. J’ai l’intention de la découvrir mais, d’ici là, il faut que je réduise l’équipage afin d’augmenter nos deux parts. Êtes-vous mon homme ?

Qu’on me pardonne si je répondis affirmativement ! J’étais jeune et ambitieux. Ce jour-là je m’en fus donc au poste d’équipage afin de sonder l’état d’âme de nos matelots. Ils flânaient dans des rockings-chairs et fumaient des cigares, tandis que d’autres, en pyjama, faisaient la sieste sur leurs couchettes parées de couvre-pieds bouton d’or.

À mon entrée ils se levèrent tous et s’inclinèrent :

— Chef, me dit alors le quartier-maître Tomkins, permettez-moi de vous faire part du mécontentement de mes camarades qui s’étonnent de ces trop fréquentes disparitions.

À peine eus-je calmé les appréhensions du marin que je me précipitai dans la cabine de Bilge.

— Appelez Tomkins, répondit-il simplement.

Le quartier-maître parut.

— M. Tomkins, lui dit alors le commandant, ayez donc l’obligeance de passer la tête par ce hublot et d’observer ce navire qui passe au large.

— Bien, commandant.

Tomkins obéit. Alors, sur un signe de Bilge, je saisis la jambe droite de Tomkins tandis que Bilge attrapait la jambe gauche et nous le jetâmes à la mer comme une lettre à la poste.

×××

Trois jours plus tard, après avoir franchi le cap de Bonne-Espérance, nous rencontrâmes un pirate dans l’océan Indien. Spectacle inoubliable, le navire était peint en noir ses voiles étaient noires ainsi que son pavillon et son équipage. Nos deux vaisseaux s’accostèrent une passerelle fut jetée entre les deux ponts et bientôt les corsaires nous attaquaient, roulant des yeux féroces, grinçant des dents et des genoux.

Le combat dura deux heures, avec une pause de vingt minutes pour le déjeuner. Ce fut terrible. Les hommes se giflaient en pleine figure et, parfois, au paroxysme de la rage, ils se mordaient au visage. Je remarquai un pirate gigantesque qui brandissait une serviette-éponge nouée à son extrémité et qui fut mis hors de combat par notre vaillant capitaine, d’un simple coup de peau de banane au milieu du front.

À une heure et demie, le match fut déclaré nul et le vaisseau pirate s’éloigna parmi les acclamations des corsaires. Malheureusement, au cours de la rencontre, il s’était déclaré une voie d’eau dans la coque de la Dorade. La sonde nous révéla la présence d’un demi-centimètre d’eau dans la cale. Après vingt et une heures de travail aux pompes nous constatâmes avec horreur que l’eau avait monté encore de deux millimètres. La situation était désespérée. Cette nuit-là, Bilge vint me trouver dans ma cabine et me dit :

— La Dorade va sombrer... Elle s’enfonce tout doucement... Cela peut durer six mois, un an, deux ans peut-être, mais le naufrage est inévitable. Le seul moyen de nous sauver c’est de l’abandonner sur un radeau que nous allons improviser incontinent.

Nous nous mimes à l’œuvre. À l’insu de l’équipage, nous sciâmes les mâts, nous les coupâmes en poutres et nous les assemblâmes avec des lacets de bottine. En hâte nous jetâmes sur ce radeau des vivres, des boissons, un chronomètre, un sextant, une pompe a bicyclette et d’autres instruments scientifiques. Bilge et moi, nous nous embrassâmes et aux premières lueurs de l’aube nous voguions sur le radeau au milieu de l’océan sans limites.

Vers midi, après nous être rasés, nous voulûmes manger. C’est alors que l’horreur de la situation nous apparut. Bilge avait emporté cinquante-deux boîtes de « beef » de conserve, mais il avait oublié la clef pour les ouvrir.

Épouvanté je me précipitai sur les cinquante-deux bouteéilles de gin. Elles étaient bouchées à la mécanique. Je hurlai comme un fou :

— Bilge !... où est le truc... Vous savez bien le machin... le fourbi pour ouvrir ces bouteilles-là ?

Huit jours durant nous jeûnâmes. Le neuvième jour, rongés par la faim, nous décidâmes de tirer au sort celui de nous deux qui mangerait l’autre. Je préparai deux pailles et les tendis à Bilge. Il tira la plus longue.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? fit-il inquiet. Est-ce que j’ai gagné ?

— Non, Bilge, répondis-je tristement. Vous avez perdu.

Un mois plus tard, après avoir réparé mes forces comme on le devine, j’abordai dans une île déserte et j’y vécus misérablement m’habillant de feuilles de cactus et me nourrissant de gravier humide. Ce régime mina peu peu ma solide constitution. Je tombai malade de la pierre, je mourus et je m’enterrai sur le rivage.

Si seulement les auteurs d’aventures de pirates pouvaient m’imiter !...

Stephen Leacock

Adaptation de Maurice Dekobra