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Henri Menabrea : Les présages

dimanche 15 novembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle a été publiée dans Le Matin du 10 janvier 1920 1920 .

Il y est question d’un cambriolage qui tourne mal et fini en meurtre. Ce serait donc une nouvelle policière ? Non. Puisque en fait le sujet principal n’est pas le meurtre en lui-même mais les prémonitions dont la victime est accablée. Mais sceptique, elle n’en tiens pas compte... mais cela aurait-il changé quelque chose ? Pas certain du tout. Bref, une excellente nouvelle fantastique.

Pour ma part, je suis décidé à ne plus rien croire désormais de ce qui aura en soi quelque chose de singulier.

E. POE (Ange du bizarre)

À travers Paris nocturne, M. Peserbes revenait chez lui. Il sortait d’un dîner de garçon pendant lequel son vieux Clapitois, son cher Le Tondeur et lui-même n’avaient cessé de raconter — à propos d’un fait divers récent — de terribles anecdotes occultistes.

Au dessert, l’heure de conclure étant venue en même temps que les cigares, Clapitois et Le Tondeur avaient avoué, d’ure bouche tordue par l’angoisse, que depuis plus d’une demi-heure ils avaient perdu, à de tels discours, non seulement leur latin de collège, mais leur physique même et leur métaphysique. Seul Peserbes, resté ferme et dédaigneux, avait eu le courage de déclarer que tout mystère était impossible, dans notre âge de progrès.

— Les pressentiments ? Niaiseries ! Ces petits événements funestes par lesquels la nature daigne quelquefois nous avertir de l’approche d’un événement plus funeste encore ? Billevesées !

Ainsi s’était exprimé M. Peserbes avec tout l’air de porter un défi personnel aux puissances invisibles. Et maintenant, quoique seul dans les ténèbres et sur des boulevards mal famés, il ne sentait pas faiblir son remarquable sang-froid. Aussi était-il, in petto, plus fier, encore de lui-même que d’habitude.

×××

Or, tandis que, confiant dans la police urbaine, il allait tête basse, une violente injure le fit remonter sur le bord d’un refuge qu’il allait quitter. Et là, pétrifié, il dut assister au lent passage, à sa gauche, d’un cortège funèbre en train, probablement, d’aller d’une gare à l’autre. Noir était le haut corbillard à cravates de crêpe sur ses lanternes rouges, et plus noirs encore ses chevaux, son cocher et toute la file des petits fiacres qui, dans son ombre, suivaient à pas lents.

« Mes cervelles éventées de collègues, se dit-il, auraient été demi-enragés d’une rencontre de si mauvais augure et à pareille heure ! Moi, non ; j’en ai toutes prêtes cent explications plus naturelles les unes que les autres. J’ai du sang-froid, fichtre ! j’ai du sang-froid, sacré tonnerre ! »

À quelques pas de sa porte, un pot de fleurs mal assujetti à un haut balcon du cinquième étage chut devant lui sur l’asphalte, à grand fracas. Si sa démarche avait été plus vive de quelques mètres à l’heure, ce projectile mimi-pinsonnesque lui eût inévitablement rentré la tête jusqu’au milieu de l’estomac. Il n’en fronça pas les sourcils ! Et ce fut d’une main sans le moindre tremblement qu’il tira sur la sonnette de son immeuble.

L’étage de M. Peserbes était dans les plus élevés. Il en gravit pesamment les cent treize marches, une queue-de-rat allumée entre le pouce et l’index, et sans vouloir prêter la moindre attention aux pas furtifs et aux véritables chuchotements qu’il crut entendre reculer de palier en palier devant lui.

« Quand j’ai bu du pomard, mes oreilles tintent souvent, s’était-il expliqué à lui-même. Aucune importance ! »

Ses draps tirés jusqu’au menton, M. Peserbes regarda s’éteindre en sursauts bleuâtres la petite lampe de cuivre, précieuse et unique compagne de ses veillées célibataires. Quand ce fut autour de lui l’obscurité totale, un étrange et bref frisson le secoua.

« Ques aco ? pensa-t-il. Des pressentiments, comme disait Clapitois ? Sachons les accueillir aussi froidement que les présages.

Il y parvint et bientôt sentit que le sommeil le gagnait.

×××

Le malheureux ronflait paisiblement ; pourtant, que de tortures ! Devant ses yeux clos, pourquoi cet incessant et bizarre défilé de lanternes magiques ? Ce défilé sans lumière, sans couleur, sur fond noir, et où cependant l’infortuné ne distinguait que trop... le corbillard de l’avenue déserte, le pot de fleurs du trottoir, la sonnette de son appartement, et une main, enfin, sans aucun bras pour lui faire suite ! Une main monstrueuse, digne de Troppmann, et qui faisait le geste de tourner une invisible clef dans une serrure, devant être celle même de M. Peserbes, d’après le grincement sui generis qui se fit entendre alors.

Dans son désir d’éviter ce spectacle et ce bruit de verrou forcé, M. Peserbes recula, recula tant qu’il tomba dans un gouffre béant qui s’ouvrait là par hasard. (On ne peut pas tout prévoir.) Cette dégringolade à l’aveuglette prit fin par un contact si raide avec le sol que, à bout de douleur, il s’éveilla.

— Hein ?...

Les ressorts de son lit vibraient encore... M. Peserbes venait de faire ce qu’on appelle un saut de carpe.

« C’est à cause des truffes, grogna-t-il. Attendons, pour nous rendormir, que notre digestion soit un peu meilleure. »

Et, faisant prosaïquement la planche entre ses deux draps, il s’efforça de retrouver son calme, malgré l’étrange excitation, le persistant et inhabituel état de malaise où il était ce soir. Plusieurs moyens d’atteindre un but si désirable que le repos furent alors employés par Peserbes. Ainsi, il compta un, deux, trois, quatre, etc., à chacune de ses aspirations, dont un métronome de Maelzel eût pu d’ailleurs envier la régularité. Quand il fut arrivé au chiffre dix-huit cent soixante-quatre, il se souvint que sa naissance s’était produite pendant l’année 1864 1864  ; de joie, il en fit une petite pause réconfortante et reprit méthodiquement dix-huit cent soixante-cinq... six...

— Aïe !

Parvenu dans la région de deux mille, M. Peserbes, comme par un poignard, avait été traversé par la certitude qu’il ne vivrait jamais assez pour voir un si royal millésime au calendrier de son bureau. Mortel, eh oui, il était mortel comme un autre, et même (il fut assez courageux pour se l’avouer) il avait singulièrement dépassé l’âge fixé par les statisticiens comme âge moyen de nos trépas par maladie, accidents, meurtre, etc.

×××

À la seconde exacte où M. Peserbes pensait accident, meurtre, etc, le défilé qui avait bouleversé son sommeil réapparut devant ses yeux éveillés. Alors quelque chose se gonfla dans sa gorge, comme eût pu le faire le mécanisme ingénieux appelé poire d’angoisse, qu’il avait estimé, en amateur, dans quelque musée.

« Bien. Je t’admets, corbillard, pensa-t-il un peu désemparé par le véritable esprit d’à-propos de cette lanterne magique... Je t’admets, pot de fleurs, mais, toi, main, pourquoi m’apparais-tu aussi inévitablement fidèle aux autres que dans un jeu de cartes un valet est fidèle à sa dame ou à son roi ? Que me veux-tu ? Et ce bruit de clé dans ma serrure, n’était-il qu’un rêve ?

À ce moment, une planches du vestibule craqua absolument, comme sous le poids d’une semelle malhabile et discrète.

— Qui va là ? cria-t-il d’un ton rauque, en se mettant sur son séant.

Et, crispé, hagard, les yeux dilatés sur les ténèbres, M. Peserbes, malgré tout son sang-froid, fut persuadé, le temps d’un éclair, qu’une relation mystérieuse existait entre la main menaçante de son cauchemar, le grincement de la clé et Dieu sait quel visiteur nocturne venant de lui signaler sa présence.

— Qui va là ? reprit-il d’un ton dont la férocité n’avait plus rien à envier, certes, à celui sur lequel le concierge — si méprisé alors — l’avait accueilli dans la maison.

Rien ne répondit.

Bientôt, rougissant de ses défaillances, il s’enfonça, d’un coup de rein volontaire, sous ses couvertures, tout en sifflant dans ses moustaches : « Sottises, sottises... » Ne venait-il pas de croire qu’il distinguait — c’était le plus plaisant — l’ombre opaque d’un individu dressée entre son lit et les rideaux de sa fenêtre ?

« Ta, ta, ta, conclut-il. Ah ! si je n’avais pas du sang-froid, si je cédais à des phantasmes comme un Clapitois ne manquerait pas de le faire, j’ameuterais les voisins !... Quelle honte ! »

×××

Un quart d’heure après, grâce à ses efforts et grâce aussi à l’habitude qu’il en avait su acquérir pendant ses après-midi de ministère, M. Peserbes avait banni de sa cervelle l’ombre même d’une pensée. Mais une demi-heure après M. Peserbes pensait moins encore, car un cambrioleur à la poigne de fer l’avait proprement étranglé.

Ce cambrioleur s’était trompé d’un étage. Au-dessous de chez M. Peserbes était installé l’entrepôt, mal gardé, d’un orfèvre. Heureusement la justice se saisit du misérable et lui arracha des aveux complets, au lendemain même de son crime. Le mérite de ce prompt châtiment revint d’ailleurs aux dénonciations d’un cocher de corbillard et d’une fleuriste. Après avoir, chacun de leur côté, installé des pots de fleurs sur le marché et conduit un cercueil hâtif, l’un et l’autre, au petit jour, s’étaient réunis devant un même zinc. Là, en buvant, ils avaient été simultanément frappés par le bizarre tremblement avec lequel la main du criminel avait ouvert, pour payer son café, une bourse trop coquette pour ses doigts énormes, boudinés, dignes de Troppmann.

Hélas ! à la Morgue, si M. Peserbes pouvait savoir les circonstances du procès qui le venge, quelle douce expression de crédulité détendrait la moue de ses lèvres, moue trop énergique et dédaigneuse, moue d’un homme de trop de sang-froid.

Henri Menabrea