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Guy de Téramond : La dernière invention du reporter

mercredi 11 novembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle de Guy de Téramond a été publiée dans l’Excelsior(journal illustré quotidien : informations, littérature, sciences, arts, sports, théâtre, élégances) en date du 28 novembre 1911 1911 .

Jolie petite fantaisie scientifique qui mérite toute votre attention.

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Si l’on veut bien s’en souvenir, le plus sensationnel de tous les concours de ces dernières années fut celui de grand reportage organisé par le Daily News Paper entre les journaux du monde entier, et doté par le grand quotidien anglais de plusieurs centaines de mille francs de prix.

Il consistait à partir de Londres le 19 juin 19.., à midi, et à aller demander au directeur des postes à Tanger son opinion sur le jeu de golf. Le premier qui rapporterait cette interview au Daily News Paper serait proclamé champion universel du reportage.

Pourquoi le Maroc ? Parce que, pour y parvenir, il fallait traverser deux continents, quatre pays et deux mers, ce qui constituait un véritable steeple-chase. Pourquoi le chef d’un bureau de poste ? Parce que son cachet apposé sur les articles des concurrents serait la preuve officielle qu’ils ne les avaient point écrits dans quelque taverne du Strand. Pourquoi, enfin, ce papier sur le golf ? Pour se rendre compte si les progrès de ce noble jeu en terre africaine témoignaient de l’influence croissante de l’esprit britannique sur la population.

Le Daily News Paper avait, comme on voit, pensé à tout.

Cependant, les reporters des principaux journaux londoniens inscrits à ce concours s’étaient réunis au Old Black Dog et, sans rivalité professionnelle, discutaient fiévreusement sur la manière la plus efficace d’en sortir vainqueur.

Il s’agissait, en effet, de reprendre, coûte que coûte, à l’Amérique la première place qu’elle tenait dans l’histoire des reportages extraordinaires avec l’envoi de Stanley à la recherche de Livingstone.

— Et toi, vieux Smitley, s’écria quelqu’un, n’as-tu rien à dire à ce sujet ?

Smitley, qui buvait son stout par petites gorgées, posa tranquillement son verre sur la table et répondit :

— Si.

C’était un grand garçon au visage osseux et glabre, aux vêtements étriqués et toujours crottés, qui s’en allait interroger avec le même flegme, pour le compte du Up to day, des rois, des actrices, des enfants martyrs et des propriétaires de chiens écrasés.

Il n’avait qu’une manie, et elle était, quant au reste, bien inoffensive : c’était des découvertes extraordinaires où la fée Électricité jouait le principale rôle.

Étaient-elles toujours réalisables ? Il eût été imprudent de s’emporter garant. Mais quand il vous avait entraîné quelques instants dans un coin pour vous les exposer, on le quittait éberlué, abasourdi et un peu troublé, à la fois, et de la puissance de son génie inventif et de son imperturbabilité de pince-sans-rire.

Et comme ses confrères, faisant cercle autour de lui, l’invitaient à s’expliquer, il commença :

— En somme, messieurs, dans ce concours, de quoi s’agit-il ? D’arriver le premier, c’est-à-dire d’aller le plus vite. Nos efforts doivent donc, avant tout, s’appliquer à gagner du temps. Mais sur quoi ? Sur les horaires ? Impossible ! Le Daily News Paper a prévu la chose. Nous pouvons prendre le rapide direct qui, deux fois par semaine, part pour Tanger. Seulement, en étudiant l’itinéraire, j’ai remarqué que le premier train après le 19 juin arrivait à Algésiras un dimanche. Pas de bateau, ce jour-là ! C’est là tout le traquenard. Il faudra vous débrouiller. Libre à vous d’affréter, si vous voulez, une barque à voile ; vous ne mettrez guère plus de dix heures. J’ai donc conclu que la victoire appartiendrait à celui qui réussirait à traverser le détroit de Gibraltar plus rapidement que tous ses concurrents.

Il s’arrêta, but lentement une nouvelle gorgée de stout et continua :

— Maintenant, messieurs, écoutez bien. Je prends un bain électrolytique. D’un côté, au pôle négatif, je place un objet quelconque ; de l’autre, au pôle positif, un bâton d’argent. Aussitôt le courant lancé, il y a décomposition de celui-ci et transport immédiat des molécules métalliques vers celui-là.

— Cela s’appelle simplement la galvanoplastie ! fit une voix.

— D’accord ; et c’est d’elle, en effet, que découle toute la théorie de mon système. Mais n’est-ce pas en constatant que l’océan portait une coquille d’œuf que l’homme put en toute confiance lancer sur les vagues des paquebots de vingt mille tonneaux ? Vous comprenez, ainsi, comment je suis arrivé à me demander ce qu’étaient ces particules métalliques déplacées, sinon un tout petit chemin qui marche, une sorte de trottoir roulant ? À présent, messieurs, élargissons l’hypothèse ; faisons-la résolument entrer dans la réalité. Qui m’empêchera de confier à ces molécules, centuplées à l’infini, le soin de mon propre transport ?

L’attention redoubla, ainsi qu’une curiosité un peu inquiète. Où allait en venir ce fou de Smitley ? Mais lui, ayant lentement vidé son verre, reprit :

— Qu’est-ce, que la Méditerranée ? Une cuvette. Qu’est-ce que Tanger et Algésiras ? Deux pôles que l’on peut rendre facilement, l’un positif, l’autre négatif. Qu’est-ce que la mer ? Le bain, saturé à point, où...

Mais un éclat de rire général l’interrompit soudain. Décidément, la blague était trop forte. Il était inutile de perdre davantage son temps à écouter de pareilles calembredaines.

— Comme il vous plaira, messieurs ! murmura Smitley, toujours imperturbable, en regardant ses confrères s’éloigner.

À ce moment, un homme qui, à la table voisine, semblait plongé dans la lecture attentive du Graphic, se leva et, s’approchant du reporter, lui dit simplement :

— Combien ?

— Mais, monsieur, répartit l’autre, interloqué... cette façon d’entrer en rapports... Qui êtes-vous, d’abord ?...

— N’importe !... Votre invention m’intéresse... Je répète : combien ?

Smitley réfléchit un instant :

— Rien, répondit-il, s’il est entendu que la première expérience sera réservée au concours du Daily News Paper et que c’est moi qui en bénéficierai.

— Well...

Un mois plus tard, sur la côte ibérique, dans le chaud et dolent paysage d’Algésiras, d’où l’on aperçoit, à perte de vue, les seize kilomètres qui séparent l’Europe du vieux Maghreb, l’inconnu attendait, sur la plage, auprès d’une sorte d’œuf, d’une matière particulière, et dont la partie supérieure était dévissée.

Une gigantesque machinerie s’élevait à quelques pas de là, tandis qu’un énorme câble plongeait dans l’océan, fil conducteur évoquant les plus fantastiques générateurs de courant.

Tout à coup, Smitley apparut, accourant de toute la vitesse de ses jambes :

— Je descends du train, murmura-t-il d’une voix entrecoupée... J’ai réussi à échapper à mes confrères... Ils sortiront à peine de la gare que je serai déjà revenu d’Afrique... car il me faut trois secondes, vous entendez, trois minutes à peine pour traverser le détroit dans mon molécule géant !... Tout est prêt ? L’usine électrogène fonctionne ? Le poste de Tanger est prévenu ?...

— Yes...

Smitley s’introduisit dans la coquille. Son compagnon en vissa le couvercle. Puis, d’un coup d’épaule, il se fit rouler vers la mer, où elle disparut dans un bouillonnement d’écume...

***

On n’a jamais revu le reporter.

Que s’est-il passé ?... Qui l’expliquera jamais ?...

L’inconnu a-t-il fait volontairement rater l’expérience en interrompant brusquement l’électricité pour délivrer quelque concurrent d’un rival trop certain de la victoire ?

Ou bien le journaliste n’avait-il point réfléchi que le Rif déverse intarissablement la richesse inépuisable de ses minerais dans la mer, et son appareil gît-il, au fond de l’océan, enseveli sous le poids de plusieurs millions de kilos de métal décomposé par la puissance du courant électrique ?

Il ne faut jamais trop jouer avec la science.

Guy de Téramond