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Guy de Téramond : Un sale nègre

mercredi 11 novembre 2020, par Denis Blaizot

Cette nouvelle a été publiée dans Le Matin du 29 septembre 1919 1919 .

Après ce rappel de sa date de publication, je vais me permettre un avertissement : Âmes sensibles, s’abstenir ! car pour être noire, cette nouvelle est noire... et sans mauvais jeux de mots. Y a-t-il du racisme dans les propos de l’auteur ? Je pense pas. Il relate un événement imaginaire... quoi que ! avec certains... Bref, ce texte relève, je pense du genre thriller des plus purs.

Un petit mot sur l’auteur : Guy de Téramond(1869 1869 -1957 1957 ) que je ne connaissais pas du tout avant de découvrir cette nouvelle fut un écrivain français prolifique ; romancier, dramaturge, poète et feuilletoniste, auteur de littérature populaire, dont plusieurs romans policiers et d’amour, mais aussi merveilleux scientifique(ancêtre de notre science-fiction moderne).

Ce soir-là, les dix meilleurs amis d’Harry Rowler, fils du directeur de la Diamantine Mine, lui offraient, an Royal-Palace, un banquet à l’occasion de ses fiançailles avec miss Betsy Radcliffe.

En vérité, de jeunes milliardaires qui, le mois précédent, avaient soupé à cheval, les cavaliers servis dans de la vaisselle d’or, leurs montures dans des mangeoires d’argent, et éclairés par des banknotes huilées et roulées en rats-de-cave, on pouvait attendre quelque chose de sensationnel !

Aussi l’opinion publique fut-elle un peu déçue quand les journaux de New-York publièrent le programme de la fête. Toute l’originalité de ce dîner ne devait-elle pas uniquement consister en ce que chaque convive fournirait le plat le plus étrange d’une des contrées des deux hémisphères ? Ce serait aux autres invités à le deviner, avec l’aide d’un phonographe qui, placé au milieu de la table, jouerait un air enregistré sur les lieux mêmes d’où il provenait.

Amusement parfaitement anodin, comme on voit, et dont, dans toute l’immense cité, un seul homme enrageait, parce qu’il ne pouvait prendre part à ces coûteuses distractions.

C’était John Shaw, que les formidables syndicats du commerce et de l’industrie avaient fait « roi de la banane », et dont, au bas d’un chèque, la signature valait de l’or en barre, mais qui, en dehors de son bureau, n’était-qu’un coloured gentleman — un sale nègre, en un mot — auquel il était interdit de monter dans les bateaux, les omnibus et les wagons à côté des blancs.

Et c’était pour cela que l’idée fixe lui était venue d’assister au banquet offert à Harry Rowler, malgré les convives eux-mêmes, et de pouvoir se moquer un peu, en lui-même, de tous ces blancs qui le méprisaient.

Rien, quant au reste, ne lui fut plus facile. Si les noirs de l’U.S. placent leur point d’honneur à se faire servir par des blancs, ceux-ci, en revanche, mettent leur amour-propre à s’entourer d’une domesticité nègre. Il suffit donc à John Shaw de se faire embaucher, avec la complicité d’un maître d’hôtel, parmi le personnel du Royal-Palace.

À neuf heures, Harry Rowler descendait de son auto et pénétrait dans le hall où ses amis l’attendaient.

— Bonjour, messieurs, leur dit-il gaiement. J’ai failli être en retard. Mais ce n’eût point été ma faute ! Il aurait fallu vous en prendre à miss Betsy elle ne voulait point me laisser partir !

— Eh bien, mon cher Harry, fit quelqu’un, voilà de l’amour...

— De la curiosité féminine !... Figurez-vous que j’avais commis l’imprudence de lui apprendre que, pour finir notre banquet, je comptais, à mon tour, vous offrir un plat plus extraordinaire encore que tous les autres. Et alors, naturellement, elle voulut savoir lequel. Mais je n’ai rien dit, messieurs. Cette surprise vous appartient tout entière. Je me suis même refusé, malgré ses plus tendres supplications, à lui fredonner l’air qui l’accompagnerait !... Boy, ajouta-t-il en se tournant vers John Shaw qui, dans sa livrée couturée d’or, attendait impassible derrière lui, prenez ma pelisse !

On se mit aussitôt à table.

Le phonographe commença à moudre une sorte de gigue infernale où revenaient des contretemps rythmés, entremêlés de chocs de marteau sur des futailles.

— Je connais ça, s’écria William Brossett qui avait fait plusieurs fois le tour du monde, c’est le upa-upa polynésien.

— Et, reprit C. R. Silly, son voisin, c’est, un plat de tripangs gélatineux qu’on va nous servir !

Et ainsi le menu défila dans tout son hétéroclisme, estomacs de rennes, farcis de lichen, sauterelles grillées, ailerons de requins, mufles d’ours, lézards au gingembre, salades de notalaires.

Le dernier plat était celui d’Harry Rowler ; mais comme on l’apportait, il s’écria :

— Tous les boys dehors !

Les nègres sortirent.

Et alors le phonographe se mit à éructer des résonances étranges où passaient tour à tour, des clameurs de foule et des cris d’hallali.

— Eh bien, messieurs ? interrogea triomphalement Harry Rowler.

Mais personne na répondit.

Le disque, maintenant, jetait des hurlements d’angoisse, des lambeaux de prières, d’appels, de supplications, au milieu d’un grésillement de brasier.

Et soudain Lewis Goville, qui revenait d’un voyage de prospection dans le Texas, s’écria :

— J’y suis !... c’est un lynchage... on brûle un nègre !

— Et voilà mon plat ! répliqua Harry Rowler en découvrant la saumonnière de vermeil placée devant lui... Messieurs, ajouta-t-il au milieu de la stupeur profonde qui étreignait tous les convives, ceci est ma propre chasse un grand diable de nègre arrogant dont nous nous saisîmes et que nous précipitâmes tout vif dans le feu. Quand il fut cuit, on m’en découpa un morceau. Le voici. Personne d’entre vous n’y veut goûter ?... Alors qu’on nous en débarrasse et qu’on apporte les liqueurs !

L’oreille collée à la porte, John Shaw avait tout entendu. Mais il ne sourcilla point, et, comme on rappelait les boys, il rentra impassible dans la salle à manger.

Une heure plus tard, après les toasts et les rasades, les dix convives étaient écroulés sur la table, le front sur la nappe ; seul Harry Rowler demeurait droit, regardant avec surprise ses compagnons.

— By Jove, déjà ivres ?

Mais John Shaw s’était dressé devant lui.

— Non. Ils dorment. J’ai versé dans leurs verres ce qu’il fallait pour cela.

— Ah ! çà, que signifie ?...

— Que vous êtes un assassin, Harry Rowler, et que vous allez être puni !

D’un bond, il s’était précipité sur le blanc. En un tour de main, il l’avait ficelé à un des piliers de la salle, avait brisé des chaises, disposé leurs morceaux autour de lui et les avait inondés des alcools de la table.

En vain l’autre se débattait-il, essayait-il de rompre les liens qui l’entouraient il voulut appeler au secours, sa voix s’étrangla dans sa gorge meurtrie et aucun son ne sortit de ses lèvres terrifiées.

Alors le nègre alla prendre dans un coin un guéridon sur lequel était posé le téléphone et déroula le long fil, puis, l’approchant de son prisonnier, décrocha le récepteur.

— Allô !... Miss Betsy Radcliffe ?... C’est bien à elle-même que j’ai l’honneur de parler ?... C’est de la part de Harrÿ Rowler, actuellement au Royal-Palace. il voudrait vous faire entendre le petit air... que vous lui aviez demandé tantôt. Écoutez bien !...

Et, frottant une allumette, il la jeta sur le brasier improvisé qui, en un instant, fut entouré de flammes.

Guy de Téramond