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Jules Rengade : Échange de sang
dimanche 29 mars 2020, par
Cette nouvelle est parue dans La Science Illustrée N°561 - (27 août 1898 1898 )
Dans un des plus vieux quartiers de Paris, au coin de la rue du Puits et de celle des Blancs-Manteaux, habitait, vers le commencement de ce siècle, un homme extrêmement riche, mais plus avare encore.
Il se nommait Ambroise de Thinières.
On citait de lui, dans le quartier, des traits increvables. Il allait toujours vêtu comme un mendiant, ne faisant qu’un maigre repas par jour, et se mettait en fureur : toutes les fois que sa fille, son unique enfant étalant à ses yeux une vieille robe tout usée ; le suppliait, en pleurant, de lui en acheter une neuve.
Heureusement, Mlle Amélie n’avait aucun besoin des secours de la toilette pour être véritablement belle. Il n’existait pas, dans un cercle assez étendu autour de la rue du Puits, un homme qui ne la trouvât adorable, pas une femme qui n’en fût jalouse.
Son père, d’ailleurs, toujours accroupi sur ses écus, lui laissait une certaine liberté. N’ayant d’yeux que pour son argent, il n’avait jamais remarqué que, dans la maison justement située en face de la sienne, logeait un charmant jeune homme blond qui se nommait Henri, jouait du violon à ravir et chantait tous les soirs, jusqu’à minuit, des romances et des ballades. Il n’avait pas vu, non plus, que les fenêtres de la chambre de sa fille s’ouvraient vis-à-vis des croisées de l’appartement de l’artiste, et que, grâce à l’étroitesse de la rue, les jeunes gens avaient fait par là échange de leurs cœurs...
Rien n’était plus facile pourtant que de constater le petit manège qui s’y renouvelait sitôt la nuit tombée, tous les soirs de printemps.
Dès le début de la journée, sur la fenêtre où s’accoudait le jeune homme, on apercevait, en effet, tout une floraison d’œillets, de giroflées, de reines-marguerites qui, dans le poétique langage des fleurs, en vogue à cette époque, exprimaient les plus tendres sentiments ; et le soir, tout cet éloquent jardinet, artistement lié en une grosse gerbe, se trouvait, comme par miracle, transporté de l’autre côté de la rue sur la croisée même où soupirait Mlle Amélie.
Par quel stratagème, on le devine. C’était M. Henri, qui, dès l’heure propice où le crépuscule épaissi faisait la rue sombre et déserte, opérait très galamment, au moyen d’une canne à pêche, la transposition...
Cependant, quelque ingénieux que fût ce système, il ne pouvait durer toujours. La lune, ordinairement favorable aux amoureux, sortit un soir brusquement du cotonneux nuage où elle se cachait, et M. de Thinières, qui prenait le frais dans la rue, aperçut son voisin pêchant à la ligne à onze heures de la nuit.
Comme c’était par trop invraisemblable, l’avare comprit tout de suite ce dont il s’agissait. Du reste, au cri poussé par M. de Thinières, Henri s’était retiré si précipitamment, que le bouquet destiné à la jeune fille, était tombé de la hauteur du deuxième étage, sur le nez du père furieux.
Pour comble de malheur, les fleurs ne parlaient plus toutes seules, comme elles l’avaient si souvent fait jusqu’alors. Elles transmettaient à Mlle Amélie — combien plus tendre et plus fidèle interprète — un billet doux...
M. de Thinières quoiqu’il fût au comble de l’exaspération, eut le bon esprit de ne commettre aucun esclandre. Pourtant, malgré les larmes et les supplications de sa fille, qui voulait absolument épouser celui qu’elle aimait, il lui fit abandonner sa chambre, et la logea au troisième étage, sur la cour.
Mais il est impossible à un homme de veiller à la fois sur deux trésors. Pendant que l’avare ne songeait qu’à son argent, un amoureux lui avait pris le cœur de sa fille ; et, tandis que le père oubliait un moment sa cassette pour s’occuper de son enfant, des malfaiteurs s’introduisirent chez lui pour dérober ses écus.
Une nuit, en effet, deux scélérats, à force de ruse et d’adresse, purent se glisser dans la froide maison endormie, jusque dans la chambre à coucher de M. de Thinières et, tandis que le plus adroit, sans bruit, ouvrait les tiroirs et forçait les serrures, le plus vigoureux, le couteau levé, se tenait au chevet du lit.
L’avare cachait trop bien son argent pour que les voleurs ne fussent pas trompés dans leurs espérances. Les recherches étant tout à fait infructueuses, ils allaient donc prendre le parti de s’en aller comme ils étaient venus, quand, soudain, M. de Thinières, entendant le grincement suspect d’une pince, réveillé, en sursaut, se dressa, haletant, sur son oreiller...
L’assassin , qui le guettait, ne lui laissa point toutefois le temps de se reconnaître. Un geste, un choc, dans un juron de dépit et de rage : ce fut tout. La victime, gravement blessée, ne poussa qu’un faible soupir, et retomba sous le coup rapide qui l’avait frappée.
Le meurtrier entraîna son complice, et tous deux disparurent dans la nuit...
Mais quelques heures après, quand le jour eut paru, toute la maison retentit des cris de désespoir d’Amélie et des clameurs des domestiques. Les voisins accoururent en toute hâte, et envahirent l’appartement.
Le plus grand désordre régnait dans la chambre de M. de Thinières ; les draps du lit, tout souillés de sang, s’égouttaient dans une mare de caillots noirs coagulés sur le plancher et personne n’osait s’approcher de la victime, dont le visage avait la mate pâleur et la transparence de la cire.
Amélie, brisée par la douleur, s’était évanouie ; on la transporta dans une pièce voisine, et, pendant qu’on lui prodiguait des soins, arrivèrent le commissaire de police et le médecin.
Celui-ci découvrit la blessure, prit la main de la victime, ausculta minutieusement la région du cœur, examina les pupilles, ausculta de nouveau ; puis, au grand étonnement de tous les assistants :
— Cet homme n’est pas mort !... dit-il. Le couteau de l’assassin n’a pas obéi à la main qui le poussait ; s’il eût bien pénétré où il a frappé, le cœur eût été infailliblement ouvert ; mais il a glissé sur une côte... Le blessé, malheureusement, a perdu presque tout son sang par la plaie... Il faudrait le lui rendre en partie... Si quelqu’un veut se dévouer et lui donner un peu du sien, pourrons-nous peut-être le sauver encore !
À ces mots, les trois quarts des assistants se sauvèrent comme s’ils eussent craint d’être égorgés par force ; le petit nombre de ceux que la curiosité clouait sur place se regardèrent stupéfaits.
— Bientôt il ne sera plus temps, dit le médecin en faisant une ligature aux vaisseaux coupés pour arrêter l’hémorragie.
Un jeune homme se présenta. C’était Henri.
— Prenez de mon sang tout ce qu’il en faudra.
— J’accepte !... répondit le médecin, et tout en félicitant celui qui se dévouait si généreusement, il le fit asseoir près du lit, à l’abri des épais rideaux de l’alcôve, afin que M. de Thinières ne pût l’apercevoir.
Un apothicaire voulut bien servir d’aide, et tous les importuns furent renvoyés. Le docteur alors ouvrit une boîte qu’on venait de lui apporter, en tira une seringue munie d’une canule à robinet, et prit une lancette dans sa trousse.
Il fit au bras de la victime, et à celui d’Henri, une incision sur la veine médiane, comme on le pratique dans la saignée, et il introduisit l’extrémité de la seringue dans le vaisseau où le sang devait être puisé...
Après avoir aspiré doucement, afin qu’aucune bulle d’air ne pénétrât dans l’instrument, il s’approcha de M. de Thinières, et par l’incision qu’il lui avait faite au pli du coude, à l’aide d’un tube étroitement calibré, il introduisit dans la veine, et fit passer dans le corps inerte du moribond le sang frais et jeune qu’il venait de recueillir.
À cette première transfusion. les lèvres pâles de la victime reprirent un peu de couleur.
Prudemment, le médecin emplit de nouveau la seringue pour répéter aussitôt l’injection. M. de Thinières parut cette fois sortir comme d’un songe et balbutia quelques paroles. Son cœur se remit à battre, et le docteur put en compter les pulsations.
Pour la troisième fois il aspira donc du sang dans la veine du jeune homme ; mais, aussitôt pris d’un vertige, Henri, sans souffler mot, s’affaissa sur sa chaise et s’évanouit.
— Ce n’est rien, dit le médecin, tout à l’opération qu’il avait hâte de mener à bonne fin, la syncope se produit très souvent durant la saignée.
Mais au même instant la porte s’ouvrit, et Mlle Amélie, que l’on venait d’avertir, se précipita dans la chambre. Elle courut au lit du blessé qui revenait à la vie.
— Mon père ! s’écria-t-elle en le couvrant de baisers, c’est lui qui vous a donné son sang !
Et de sa main, ayant écarté les rideaux, elle s’agenouilla auprès du jeune homme qui semblait prêt de rendre le dernier soupir.
Henri, pâle et blême, revenait insensiblement à lui. M. de Thinières, en l’apercevant, soupira profondément et versa d’abondantes larmes...
— Pauvre enfant ! brave garçon ! murmura-t-il... comment pourrai-je lui rendre ce qu’il a fait pour moi ?...
— Rien n’est plus facile, dit le docteur ; vous vous acquitterez absolument de votre dette en lui donnant Amélie !...
Et c’est ainsi que M. de Thinières dut la vie à un dévouement heureusement désintéressé, car l’avare eut peut-être préféré la mort s’il lui eut fallu payer de ses écus le sang libéralement versé par son futur gendre.
Dr Jules Rengade