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Jacques Constant : Le mur du mystère

dimanche 31 janvier 2021, par Denis Blaizot

Ce conte est paru dans l’Excelsior du 11 novembre 1921 1921 .


Thriller ? Fantastique ? Je dirais Thriller. Une morte, que le narrateur aperçoit dans la foule pourrait être la signature d’une nouvelle fantastique. Mais L’histoire est centrée sur la disparition puis le corps retrouvé et le chagrin qui s’ensuit. Une silhouette dans la foule, un visage entraperçu et de nouveau la disparition. En tout cas, un excellent texte.

Le mur du mystère par Jacques Constant Jacques constant Jacques constant serait le pseudonyme de Jacques Étienne Constant Jordy (1873 - 1965)

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De mon balcon j’aperçois la rue d’Hauteville calme et déserte, comme une vieille rue provinciale, et à droite les boulevards avec leurs arbres dépouillés par l’automne et leurs trottoirs noirs de foule. C’est le troupeau dominical qui piétine processionnellement sans autre but que de tuer le temps.

Hélas ! le visqueux ennui qui agglutine ces promeneurs anonymes, j’en arrive à l’envier. Après tout, la plupart de ces mornes désœuvrés connaîtront en rentrant chez eux, sinon l’inaccessible bonheur, du moins ces menues satisfactions matérielles ou sentimentales qui font la douceur de vivre.

Mais moi qui n’attends plus rien depuis la mort de Micheline, je sais que les soirs seront pareils aux matins, que le printemps prochain ressemblera à ce triste automne et que dans mon cœur le désespoir continuera de croasser son sinistre tomais plus.

Oh ! les terribles, les affreux dimanches ! Les autres jours, le travail où je me jette à corps perdu constitue un dérivatif. Le premier arrivé à la banque, j’en pars aussi le dernier, à l’heure où ma présence deviendrait malséante. Mon zèle, du reste, a été remarqué et largement récompensé. Ironie du sort : maintenant que l’argent m’est indifférent, que je n’ai pour ainsi dire plus de besoins, je reçois un traitement de ministre !

Après le dîner au restaurant, que je prolonge à dessein, lorsque je rentre rue d’Hauteville, écrasé de fatigue, je me couche aussitôt. J’aspire au lourd sommeil sans rêve qui dispense l’oubli, mais ce modeste espoir est trop souvent déçu. Il m’arrive en effet de revoir Micheline, et cette vision, qui ne devrait m’apporter que réconfort, me procure un surcroît de peine, car les cauchemars ne me montrent jamais ma maîtresse dam l’éclat radieux de sa beauté, mais telle qu’elle m’apparut pour la dernière fois dans la pénombre glauque de Morgue.

Ces membres difformes et boursouflés, ces chairs livides qui tombent en lambeaux et ce visage surtout, rongé, déchiqueté, méconnaissable, voilà ce qu’un destin affreux avait fait de ma bien-aimée, voilà la hideuse image qui hante mes nuits.

Alors je m’éveille, frémissant d’horreur, et mon esprit, que taraude à nouveau l’implacable idée fixe, cherche une fois de plus à percer le mystère qui a entouré la fin de Micheline. Je récapitule les faits, les dates, je ramasse soigneusement les brindilles de ce passé si récent et j’essaie, après les limiers de la Préfecture, après les spécialistes de la police privée, de débrouiller l’inextricable écheveau. Hélas ! mes inductions ni mes déductions ne servent à rien. La seule donnée précise est celle-ci : le 18 février, à quinze heures, Micheline a quitté notre appartement de la rue d’Hauteville pour aller faire quelques achats dans un grand magasin (du moins, c’est ce qu’en passant devant la loge elle a déclaré à la concierge) Depuis elle n’a pas reparu. Après trois semaines de folles hypothèses, de stupeur, d’angoisse, une note brève de la préfecture m’a convoqué à la Morgue. On m’a poussé dans une chambre empuantie d’odeurs pharmaceutiques, on a soulevé un drap blanc et je me suis trouvé brusquement devant un cadavre défiguré.

— Reconnaissez vous là Mlle Micheline Dupont, dont vous nous avez signalé la disparition ?

Éperdu, horrifié, les yeux brouillés de larmes, j’ai considéré cette face odieusement mutilée, ce corps informe et gonflé d’eau, et le seul détail qui m’ait frappé, c’est la présence d’une cicatrice provenant d’une ancienne opération qu’a subie Micheline. Ensuite on m’a montré les vêtements que portait la morte et l’on m’a affirmé que ces hardes fripées, souillées, rétrécies, déteintes provenaient d’un tailleur gris pareil à celui qui habillait Micheline le jour de sa disparition. Comme cette confection provient du magasin où elle se fournissait, la police ne conserve plus aucun doute sur l’identité. On m’apprend, après la signature des procès-verbaux, que la noyée a été retrouvée au barrage de Suresnes et que la mutilation du visage est due sans doute à l’hélice d’un remorqueur.

Ce qu’on n’a pas pu m’expliquer ce jour-là, ce que nulle enquête n’a résolu par la suite, ce sont les circonstances qui ont accompagné cette mort tragique. S’agit-il d’un accident, d’un crime, voire d’un suicide. comme la police officielle inclinait à le croire ?

Mais moi qui conserve dans mon souvenir la sérénité du beau visage de ma maîtresse, l’adorable sourire de ses yeux clairs lorsque je l’ai embrassée pour la dernière fois, je sais bien que cette supposition ne tient pas debout... Alors ? ... J’ai fait publier dam les journaux le portrait de la disparue, j’ai harcelé la Préfecture, j’ai payé de célèbres détectives. Voilà huit mois que je demeure en tête à tête avec mon chagrin.

...........

Ce soir, à l’heure trouble ou s’allument les lampadaires, je descendais le boulevard des Capucines, quand près de l’Opéra une jeune femme élégante et parfumée attira mon attention.

Sa démarche voluptueuse, son allure dégagée, son lourd chignon sculpté dans l’acajou, tout l’ensemble produisit sur ma rétine une impression de déjà vu. Instinctivement je hâtai le pas pour la dépasser, mais je m’empêtrai dans un groupe de badauds qui bayaient aux corneilles. Lorsque je pus reprendre ma route, la jeune femme traversait déjà la rue Halévy. Je volai derrière ses talons non sans bousculer quelques flâneurs, mais à cet instant précis un mauvais génie personnifié par un agent leva son bâton blanc. En un clin d’œil la chaussée fut barrée par une cohue de taxis et d’autobus grinçants, soufflants, ronronnants.

Avant de disparaître, l’inconnue avait tourné de trois quarts son visage, et, pour l’ébahissement de mes voisins, j’avais poussé un cri farouche : « Micheline ! »

Lorsque enfin je pus atteindre à mon tour le terre-plein de la place de l’Opéra, j’eus beau courir comme un fou, je ne retrouvai plus trace de celle que je cherchais.

Était-ce vraiment Micheline ? et alors comment expliquer cette disparition, ce silence prolongé après quatre ans d’un amour sans autres nuages que notre situation irrégulière ?

Et qu’est-ce que cette noyée que j’ai reconnue à la Morgue ?

Peut-être ai-je été simplement abusé par une ressemblance.

Mon Dieu ! je ne sais plus, je heurte mon désespoir contre les murs noirs du mystère...

Jacques Constant Jacques constant Jacques constant serait le pseudonyme de Jacques Étienne Constant Jordy (1873 - 1965)