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Rider Haggard : She 26

mercredi 23 décembre 2020, par Denis Blaizot


épisode précédent

Ce texte a été publié le 11 mars 1920 1920 dans l’Excelsior. Et vous pouvez le retrouver aujourd’hui sur Gallica.
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SHE (ELLE) 26

Roman de M. RIDER HAGGARD

XX (Suite)

Nous nous regardâmes l’un l’autre avec effroi et sans rien répondre, tant cette scène était effrayante et solennelle. Ayesha s’avança et, relevant un coin du linceul :

— Ne crains rien, dit-elle, quoique tout cela te semble bien étrange ; tous, nous avons déjà vécu une fois ; mais nous l’ignorons, parce que la terre se referme sur nous, et que personne ne sauve notre gloire de l’oubli du tombeau ! Mais, grâce à mon savoir, j’ai pu te préserver de la poussière, ô Kallikratès, afin que l’image de ta beauté restât éternellement devant mes yeux ! Tu étais ainsi toujours présent à ma mémoire, et des visions du passé venaient assouvir l’avidité de ma passion ! Et maintenant, le vivant et le mort vont se rencontrer ! À travers le gouffre du temps, ils ne font qu’un, bien que le sommeil ait scellé du sceau de l’oubli les peines et les chagrins qui, autrement, nous auraient assaillis d’existence en existence ! Oui, ils ne font qu’un, car notre sommeil se dissipera comme les nuages devant l’aquilon ; les voix du passé se fondront en une douce musique comme les neiges des montagnes fondent au soleil ! L’Esprit de Vie viendra nous donner une nouvelle force, et nous marcherons d’un pas ferme vers la destinée qui nous attend !

 » Ainsi donc, ô Kallikratès, ne crains rien, lorsque toi, vivant, tu contempleras ton propre cadavre... Je ne fais que tourner une page du Livre de ta Vie, et te montrer ce qui y est écrit. Regarde ! »

D’un brusque mouvement elle souleva le linceul, et dirigea la lueur de la lampe sur les restes glacés de son amant. Je regardai et reculai aussitôt, avec épouvante : car, malgré leur subtilité, que pouvaient les explications d’Ayesha en présence du fait brutal et terrifiant ? Là, devant nous, vêtu de blanc et parfaitement conservé, reposait sur la dalle de pierre un corps qui semblait être celui de Léo Vincey ! Je regardai tour à tour Léo vivant et Léo mort, et je ne vis aucune différence entre eux, sauf peut-être que le corps déposé sur la dalle paraissait plus âgé. C’étaient les mêmes traits, jusqu’aux petites boucles dorées qui faisaient le principal charme de Léo. Il me sembla même que le visage du mort avait cette expression particulière que j’avais vue quelquefois chez Léo, quand il était profondément endormi. Bref, je n’ai jamais vu jumeaux se ressembler davantage.

Je me retournai pour voir quel effet produisait sur Léo la vue de sa propre personne défunte ; il se tenait debout, l’air effaré, et sans pouvoir proférer un seul mot. Quand il recouvra enfin la parole, ce fut pour murmurer :

— Remettez le linceul et emmenez-moi d’ici.

— Non, attends, Kallikratès, dit Ayesha, qui, tenant au-dessus de sa tête la lampe dont la lumière faisait ressortir son éclatante beauté, ressemblait à une sibylle inspirée plutôt qu’à une femme. Attends, je voudrais te montrer encore quelque chose, afin qu’aucun détail de mon crime ne t’échappe. Holly, ouvre le vêtement sur la poitrine du défunt Kallikratès, car peut-être mon seigneur et maître craindrait-il de le toucher lui-même.

J’obéis en tremblant. Cela me semblait un sacrilège de toucher cette image glacée de l’homme vivant qui se tenait à côté de moi. Je découvris cependant sa large poitrine, et, juste au-dessus du cœur, j’aperçus une blessure faite évidemment par un coup de lance.

— Tu vois, Kallikratès, dit-elle. Sache que c’est moi qui t’ai mis à mort ! Je t’ai massacré à cause de ton amour pour l’Égyptienne Amenartas, que je ne pouvais frapper comme j’ai frappé tout à l’heure Ustane ! Oui, dans ma colère, je t’ai massacré. et depuis lors je t’ai pleuré et j’ai attendu ta venue ! Tu es arrivé enfin, et maintenant, au lieu de la mort, je te donnerai la vie, non pas une vie éternelle, car personne ne peut la donner, mais une vie et une jeunesse qui dureront des milliers et des milliers d’années, et avec elles une puissance, une richesse telles qu’aucun homme n’en a jamais possédé et n’en possédera jamais. Écoute-moi encore un instant, et tu pourras te reposer et te préparer pour le jour de ta nouvelle naissance ! Tu vois ce corps, qui fut le tien propre. Durant tous ces siècles, il a été ma consolation et mon compagnon ; mais à présent que tu es là, vivant, devant moi, il ne servirait qu’a réveiller le souvenir de ce que je voudrais oublier. Qu’il retourne à la poussière dont je l’ai préservé ! »

 » Regarde ! j’ai tout préparé en vue de cet heureux moment ! »

Et se dirigeant vers l’autre dalle de pierre, qui lui avait, disait-elle, servi de lit, elle en retira un vase à deux anses, dont l’orifice était hermétiquement fermé. Puis, après avoir baisé doucement le front du mort, elle déboucha le vase et en versa le contenu sur le corps, prenant, je le remarquai, les plus grandes précautions pour qu’aucune goutte ne tombât sur nous ou sur elle-même. Aussitôt une vapeur épaisse s’éleva, et la grotte fut remplie d’une fumée suffocante qui nous empêcha de rien voir, tandis que le pernicieux acide (car c’était, je présume, une préparation de ce genre) accomplissait son œuvre. On entendait en même temps une sorte de craquement et de sifflement qui cessa pourtant avant que la fumée ne se fût évanouie. Celle-ci finit par se dissiper entièrement, sauf un petit nuage qui flottait encore au-dessus du cadavre. Au bout de deux ou trois minutes, le nuage avait aussi disparu, et, ô prodige ! sur la dalle de pierre qui avait supporté durant tant de siècles les restes mortels de l’ancien Kallikratès, on ne voyait plus maintenant que quelques poignées de poudre blanche ! L’acide avait complètement détruit le corps, et avait même entamé la pierre en certains endroits. Ayesha se baissa, prit une poignée de cette poudre dans sa main, la jeta en l’air et, d’un ton calme et solennel, prononça ces paroles :

— La poussière à la poussière ! le passé au passé ! le mort aux morts ! Kallikratès est mort et est né de nouveau !

Les cendres se répandirent sans bruit sur le soi, et nous les regardâmes Tomber sans proférer un mot, tant nous étions émus !

— Laissez-moi maintenant, dit-elle, et dormez si vous le pouvez. Il me faut veiller et réfléchir, car demain soir nous nous mettons en route, et il y a longtemps que je n’ai foulé le sentier que nous devons suivre...

À suivre

RIDER HAGGARD.

(Traduit de l’anglais par M. Georges Labouchère.)