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Rider Haggard : She 4

dimanche 13 décembre 2020, par Denis Blaizot


épisode précédent

Ce texte a été publié le 18 février 1920 1920 dans l’Excelsior. Et vous pouvez le retrouver aujourd’hui sur Gallica.
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SHE (ELLE) 4

Roman de M. RIDER HAGGARD

M. RIDER HAGGARD

III (suite)

J’étais sur le point de répéter : « Allons donc ! » mais je n’osai, en face de mon étrange découverte. Ainsi, des navires avaient été jadis amarrés en cet endroit, et ces pierres étaient sûrement les débris d’un wharf solidement construit. Sans doute la ville à laquelle il avait appartenu était ensevelie au fond des marais.

— Hem ! on dirait tout de même que l’histoire est vraie ? dit Léo d’un air gai et, réfléchissant à la tête mystérieuse du nègre et aux ruines également mystérieuses, je ne répondis pas directement à sa question.

— Une contrée comme l’Afrique, dis-je, abonde en reliques de civilisations mortes et oubliées depuis longtemps. Personne ne connaît l’origine de la civilisation égyptienne ; ajoutez les Babyloniens, les Phéniciens, les Perses et toutes sortes de gens plus ou moins civilisés, sans parler des Juifs qui se faufilent partout à présent. Peut-être ces différents peuples, ou l’un d’entre eux, ont-ils eu ici des colonies ou des comptoirs.

— Oui, en effet, dit Léo, mais ce n’est pas là ce que vous disiez tout à l’heure.

— Eh bien ! qu’allons-nous faire maintenant ? demandai-je en changeant le cours de la conversation.

Personne ne répondit et nous nous dirigeâmes vers les bords du marécage, afin d’en explorer la nature et l’étendue. Il semblait immense et, maintenant que le Soleil était déjà haut dans le ciel, des vapeurs méphitiques s’exhalaient des flaques d’eau stagnante.

— Deux choses sont claires pour moi, dis-je à mes trois compagnons ; d’abord, nous ne pouvons traverser ce marais ; ensuite, nous mourrons de la fièvre, si nous nous arrêtons en cet endroit. Dès lors, il y a deux alternatives : virer de bord et tâcher de gagner un port, ce qui serait fort risqué, ou bien remonter la rivière.

— Je suis décidé à remonter la rivière, dit Léo.

Job fit la grimace, Mahomet gémit en murmurant : « Allah ! » Quant à moi, j’étais aussi désireux que Léo de marcher de l’avant. La tête de nègre et les ruines avaient piqué ma curiosité. Ayant donc tout disposé pour notre départ, nous nous embarquâmes et le vent, qui soufflait de la mer, nous permit de hisser la voile. Grâce à la brise favorable, nous pûmes remonter aisément la rivière pendant deux ou trois heures. Vers midi, le Soleil devint insupportable et les miasmes qui se dégageaient des marais nous forcèrent à avaler des doses supplémentaires de quinine.

Sur ces entrefaites la brise tomba, et, comme il ne pouvait être question de ramer contre le courant par une pareille chaleur, nous fûmes heureux de trouver un abri à l’ombre d’un groupe d’arbres qui poussaient au bord de la rivière, et de rester en cet endroit jusqu’au moment où le coucher du Soleil vint mettre un terme à nos misères. Apercevant devant nous une sorte de nappe d’eau, nous résolûmes de ramer dans cette direction, avant de décider ce que nous ferions pour la nuit.

Au moment où nous allions détacher le bateau, une gracieuse antilope s’approcha de nous et vint boire à la rivière. Léo, altéré du sang du gros gibier, auquel il avait rêvé depuis des mois, saisit aussitôt son fusil.

— Prenez garde de le manquer, murmurai-je.

— Le manquer ? murmura-t-il à son tour d’un air méprisant, jamais de la vie !

Il épaula son fusil, et l’antilope, qui avait fini de boire, leva la tête. L’animal se tenait sur une sorte de chaussée qui traversait le marais, et offrait le coup d’œil le plus gracieux.

Pan ! pan ! L’antilope s’enfuit avec des bonds prodigieux. Léo l’a manquée. À mon tour, maintenant... Je vise ; l’animal tombe foudroyé.

— Eh bien ! vous voici refait, maître Léo ! m’écriai-je au milieu de la joie peu généreuse du triomphe.

— Oui ! Que le ciel vous confonde ! gronda Léo.

Puis, avec ce sourire qui est l’un des charmes de sa jolie figure :

— Pardonnez-moi, camarade, et recevez toutes mes félicitations.

Peu d’instants après nous débarquions pour procéder au dépeçage de notre victime, et cette opération fut si longue qu’il faisait déjà sombre quand nous atteignîmes l’espèce de lagune où la rivière se déversait. C’est là que nous jetâmes l’ancre à la tombée de la nuit...

Nous n’osions descendre à terre, ne sachant si nous pourrions trouver un endroit pour y camper, et, craignant les exhalaisons empoisonnées des marais, nous convînmes de passer la nuit dans notre bateau. Hélas ! le sommeil dont nous avions tant besoin nous fut refusé, et les morsures exaspérantes des moustiques, les plus gros et les plus sanguinaires que j’aie jamais vus, nous causèrent une douleur intolérable. Malgré ce supplice, nous commencions à nous assoupir, quand j’entendis Job murmurer avec effroi :

— Oh ! regardez donc, monsieur !

Je regardai. Deux lions formidables s’approchaient de nous, et on distinguait déjà leurs yeux flamboyants. Léo et moi nous saisîmes nos fusils, et, au même moment, l’un des fauves — c’était une lionne — aborda sur un banc de sable, à environ cinq mètres de notre bateau. Léo fit feu, et la balle traversa de part en part le cou de la lionne, qui tomba raide morte. Son compagnon, un énorme lion se préparait à bondir sur le banc de sable, quand il se passa un étrange incident. Des rides se dessinèrent sur l’eau, le lion poussa un rugissement terrible et fit un saut en avant, traînant quelque chose de noir après lui.

— Allah ! s’écria Mohamed, un crocodile l’a saisi par la patte !

En effet, nous pouvions voir le long museau et les écailles du reptile.

Le lion tâchait de prendre pied sur la rive.

Il ébranla l’air de ses rugissements, puis, avec un grondement sauvage, se retourna et enfonça ses griffes dans la tête du crocodile. Celui-ci parvint à se dégager de son étreinte, mais le lion lui sauta à la gorge, et ils roulèrent à plusieurs reprises sur le sable, se livrant à une lutte hideuse !... Au bout d’un moment, le crocodile sembla reprendre l’avantage, et, saisissant le corps du lion, le secoua de côté et d’autre. Mais le lion enfonçant ses griffes dans la gorge du crocodile, la fendit comme on déchirerait un gant. Puis, tout à coup la lutte cessa. La tête du lion retomba sur le dos du crocodile, et il mourut en poussant un terrible grognement, tandis que le crocodile, après être resté une minute sans mouvement, roulait à ses côtés.

Quand ce duel à mort eut pris fin, nous nous étendîmes sur notre couchette improvisée, nous disposant à passer la nuit aussi paisiblement que les moustiques daigneraient le permettre.

IV

Le lendemain, à l’aurore, nous fîmes nos préparatifs de départ, et, la brise soufflant de la mer, il nous fut possible de hisser la voile et de suivre le cours de la rivière, après avoir franchi la lagune. À midi, quand le vent tomba, nous eûmes la chance de trouver un endroit favorable pour camper.

La nuit passés, comme la précédente, en escarmouches contre les moustiques, nous pûmes reprendre notre route. Deux ou trois autres journées s’écoulèrent de la même manière.

Nous étions au cinquième jour de notre voyage, et nous avions fait environ cent trente-cinq à cent cinquante milles depuis la côte. Ce matin-là, le vent était tombé comme d’habitude, vers 11 heures, et nous avions été forcés de nous arrêter au confluent de notre rivière et d’un autre cours d’eau large d’environ cinquante pieds. La terre étant suffisamment sèche en cet endroit, nous résolûmes de faire un bon de chemin le long des bords de la rivière pour explorer le pays ; mais nous n’avions pas fait cinquante pas, que nous vîmes qu’il n’y avait aucun espoir de remonter plus loin le cours d’eau avec la baleinière, car, à deux cents mètres environ de l’endroit où nous avions stoppé, se trouvait une succession de bas-fonds et de vase, un véritable cul-de-sac.

Revenant sur nos pas, nous longeâmes les bords de l’autre rivière, et un examen attentif nous démontra bientôt que ce n’était nullement une rivière, mais un ancien canal, évidemment creusé de main d’homme à une époque reculée ; l’on pouvait voir encore les talus qui avaient sans doute servi autrefois de chemin de halage. Il y avait peu ou point de courant aussi la surface du canal était-elle obstruée par une foule de plantes et d’herbe. Comme il était évident que nous ne pourrions pas remonter la rivière, il ne nous restait plus qu’à tenter la voie du canal ou à regagner la mer ; nous ne pouvions rester ou nous étions, exposés aux rayons du Soleil et dévorés des moustiques.

Dès que le Soleil baissa à l’horizon, nous nous mîmes à ramer une heure ou deux ; mais les herbes nous arrêtèrent bientôt, et nous forcèrent à recourir au mode primitif du halage. Job et Mohamed m’aidèrent à tirer le bateau, tandis que Léo, assis à l’avant, coupait les herbes avec le sabre de Mohamed ; ce travail se poursuivit toute la nuit et, après un repos de trois heures au lever du jour, fut repris jusqu’à 10 heures ; à ce moment, un orage terrible fondit sur nous, accompagné d’une pluie diluvienne qui nous trempa jusqu’aux os.

Inutile de raconter en détail les quatre journées suivantes, qui ne furent qu’une succession monotone de misères et de pénibles labeurs. Partout d’immenses marais, dont les exhalaisons pestilentielles nous auraient certainement fait mourir sans les doses de quinine que nous absorbions...

Le troisième jour de notre voyage sur le canal, nous avions aperçu vaguement dans le lointain une colline arrondie, et le quatrième soir cette colline nous parut être à vingt-cinq ou trente milles de nous. Nous étions épuisés, et nos mains, couvertes d’ampoules, ne pourraient bientôt plus tirer le canot ; c’était une terrible situation, et, tandis que je me couchais au fond du bateau pour dormir d’un lourd sommeil, je maudis la folie qui m’avait poussé à me lancer dans cette entreprise... Bientôt, je commençai à m’assoupir, et je fis un rêve affreux où il me semblait voir nos os s’entre-choquer au milieu des débris de notre bateau, rempli d’une eau pestilentielle.. Je m’éveillai en sursaut, tout frissonnant, de cet horrible songe, et je frissonnai encore plus à la vue de quelque chose qui n’était pas un songe, car deux grands yeux me contemplaient à travers le brouillard et l’obscurité. Je sautai sur mes pieds, et me mis à crier de toutes mes forces, de sorte que mes compagnons se levèrent également, en proie à une terreur indicible. Soudain, un fer reluisit dans l’ombre, une lance fut pointée contre ma gorge ; derrière elle d’autres lances jetaient un sinistre éclat.

— Paix, dit une voix en arabe, ou plutôt en un dialecte où l’arabe entrait pour une bonne part, — qui êtes-vous, vous qui venez ici en nageant sur l’eau ? Parlez, ou vous êtes morts !

À suivre

RIDER HAGGARD.

(Traduit de l’anglais par M. Georges Labouchère.)