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Maurice Renard : Chez le voyant.
vendredi 6 novembre 2020, par
Le premier paragraphe annonce la couleur. C’est une des « enquêtes » de celui qui sera le commissaire Jérôme. Mais c’est n’est pas la première, puisque dans l’ingénu il fait même encore partie de la police. Il semble qu’il faille la place en deuxième position d’un ordre chronologique et biographique des enquêtes du commissaire Jérôme.
Côté enquête, là encore c’est le sens aigu de l’observation du héros qui est mis en avant.
— Quand j’étais jeune inspecteur, me dit Jérôme, mon chef, un jour, me fit appeler. C’était Alexis Leroux. Il ne lui déplaisait pas de discourir, de s’étendre, quand il en avait le temps, sur les missions qu’il nous confiait. Et vous allez voir de quelle façon.
» — Connaissez-vous le « professeur » Mabélius ? me demanda-t-il.
» — C’est-à-dire, chef, je lis comme tout le monde les annonces qu’il fait paraître dans les journaux. Un « voyant ! » Il prédit l’avenir et perce la pensée !
» — Vous souriez avec scepticisme et non sans suffisance, jeune homme. Vous avez tort. Je ne vous ai pas fait venir pour vous entendre décrier une profession qui, pourtant, n’est pas à la portée du premier quidam et que je tiens pour hautement honorable lorsqu’elle est exercée — et c’est souvent le cas — par d’honnêtes gens. Le « professeur » Mabélius est-il un honnête homme ? Cela, c’est une autre affaire. Auriez-vous quelque motif d’en douter ?
» — Pas du tout, chef
» — Moi, j’en ai.
» — Bien, chef.
» — Vous me diriez qu’on l’arrêtera demain, je n’en serais pas ébahi... Savez-vous que c’est un personnage étrange, inquiétant, d’aucuns disent redoutable ?
» — Je ne pense pas, chef, que vous fassiez allusion à son art ou, si vous préférez, à sa science ? dis-je en me reprenant à sourire.
» — Pourquoi, non ? fit Leroux qui s’accouda solidement à son bureau et se mit à me regarder en haussant les sourcils.
» Je me rendis compte qu’il me serait décidément bien, difficile de connaître, ce jour-là, le fond de sa pensée, n’étant pas moi-même de ces privilégiés qui lisent à travers les fronts.
» — J’ai besoin de savoir, mon petit Jérôme, comment on est reçu chez lui. Vous saisissez pourquoi ? Non ? Voyons, si demain j’ai à m’assurer de sa personne...
» — Compris, chef Vous attendez de moi que je vous indique les précautions à prendre en raison de l’état des lieux.
» — Sagace, mon ami, vous êtes sagace. Ne partez pas encore. Un moment... Gardez-vous de vous présenter chez Mabélius comme un client...
» En vérité, Leroux préférait-il que le « professeur » n’eût pas à s’occuper de pénétrer les secrets de mon âme ? Je n’en voulais rien croire, mais, pour d’autres raisons, il me semblait habile, en effet, de prêter à ma visite un but tout à fait quelconque.
» — Il vaut mieux qu’il vous prenne pour un agent de sa compagnie d’assurances, poursuivit Leroux. Son auto a été bousculée par un camion, il y a quelques jours. (Aucune corrélation entre cet incident et nos affaires.) Tenez, voilà, le rapport du gardien de la paix et quelques renseignements sur la police d’assurances. Étudiez ce petit dossier. Faites vite. Et bonne chance !
» Une heure plus tard, comme le soir tombait, je sonnai à la porte du « professeur » Mabélius. Il occupait un bel appartement au premier étage d’un immeuble neuf.
» Une vieille femme m’ouvrit, très correcte. Je débitai sans sourciller le petit boniment que j’avais préparé : collision, assurances, etc. Elle me précéda tout au long d’une vaste antichambre et m’introduisit, à droite, au bout, dans un salon.
» Je procédai à l’examen méticuleux de toute chose. J’avais compté les issues de l’antichambre, noté ses dimensions. Le salon, face à moi, avait deux fenêtres donnant sur le boulevard et autant de portes : l’une par où je venais d’arriver, l’autre à droite, entre le coin le plus reculé et la cheminée, qui se trouvait au milieu du mur. À gauche, c’était la muraille du fond de l’immeuble. De ce côté-là, bien entendu, ni porte ni fenêtre, mais des tableaux de grande valeur et, au-dessus d’une console dorée, un magnifique portrait de femme.
» La vieille dame qui m’avait introduit se retira après avoir allumé la moitié d’un lustre à pendeloques et en me priant d’attendre cinq minutes. Je restai donc seul dans cette pièce, qui ne différait pas des salons classiques où les médecins pourvus d’une riche clientèle font attendre leurs malades. C’était cossu, sérieux, avec de jolies choses disparates, arrangées communément. Rien des bizarreries que je m’attendais à trouver là.
» Les volets n’étaient pas clos. Oh apercevait, dans le bleu assombri du soir, l’agitation de l’extérieur. Pas de balcon. En résumé, ce salon constituait une sorte de cul-de-sac d’où l’on pouvait s’échapper par deux portes et, beaucoup plus difficilement, par deux fenêtres.
» Quand mon inspection fut terminée, je feuilletai des revues illustrées, éparses sur une table de Boulle.
» Mais je m’aperçus que je regardais sans les voir les gravures de ces magazines. Une gêne, que j’éprouvais vaguement, se précisa. Il faut que vous sachiez combien je suis sensible à certaines influences qui restent sans effet sur la plupart de mes semblables. Soit dit en passant, — ces facultés ces dons, si vous voulez — n’ont pas été pour rien dans ma vocation de détective. Il est des hommes qui s’orientent presque aussi sûrement que des pigeons voyageurs. D’autres sentent qu’on les regarde. Je suis de ceux-ci et de ceux-là.
» Eh bien ! Je fus certain, tout à coup, que derrière moi quelqu’un m’épiait.
» Je refrénai non sans peine l’impulsion qui me portait à exécuter un brusque demi-tour. J’étais assis en face de la cheminée, sur laquelle miroitait une grande glace. Avant de me retourner, je pris soin de regarder l’image qu’elle reflétait. Je ne vis, derrière mon dos, rien de suspect. Je ne vis, me regardant, que la femme peinte. Mais le miroir, vu son emplacement, ne pouvait me montrer la partie basse de mes arrières. Alors je me levai, sans affectation, d’un air distrait. Et je me mis à marcher de-ci de-là, avec indifférence.
» En arrière de la chaise que je venais de quitter, il n’y avait personne, ni rien qui pût servir à dissimuler quelqu’un.
» Mais il y avait le portrait.
» Il y avait la femme, dont le regard me fixait avec une intensité si vivante que j’en fus, malgré moi, étrangement troublé. Tout à l’heure, je n’avais pas remarqué ce regard impérieux, volontaire, inquisiteur.
» « Ah çà ! me dis-je. Qu’est-ce qui me prend ? Allons ! Un peu de calme, que diable ! »
» Mais mon trouble persistait désagréablement.
» C’était une grande femme rousse, peinte à l’huile sur un fond sombre et chaud. La clarté d’une lampe éclairait uniquement son visage pâle et ses yeux verts où l’artiste avait su rendre admirablement la flamme d’une attention tendue et d’une vigilance impitoyable.
» Je vous l’avoue : je commençais à faire de curieuses réflexions sur cette toile extraordinaire, sur cette figure dont le regard m’avait fait me retourner, et sur le « professeur » Mabélius lui-même, — lorsque celui-ci entra dans le salon.
» Un homme mûr. Pareil à ses photographies : front dégagé. Visage énergique. Deux yeux vifs et perçants sous une broussaille noire.
» Il répondit complaisamment aux questions que je lui posai de la part — soi-disant — de son assureur. Je n’eus devant moi qu’un homme d’affaires complètement dépouillé du « professeur ». Je jouai bien mon rôle et pris congé dans les délais convenables, ayant, en somme, rempli ma mission.
» La femme du tableau suivit ma sortie de son regard inlassable.
» Le lendemain, Mabélius fut appréhendé au corps. On l’arrêta au seuil de la maison voisine. Il s’enfuyait par là, sous un déguisement. Leroux, sur mes indications, avait fait garder cette issue. L’aventure de la veille m’avait appris qu’un judas bien dissimulé était pratiqué dans le mur de séparation. Ce judas permettait au « professeur » d’observer ses clients avant de les recevoir. Mais, très fin psychologue, prévoyant que certains d’entre eux se sentiraient épiés, il avait, pour les abuser, employé, le subterfuge de la femme aux yeux verts.
» Malheureusement pour lui, la magie me laissait incrédule, et, passée la première surprise, un peu le raisonnement, à froid. m’avait fait tout comprendre ».