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Maurice Renard : Trente ans après

samedi 31 octobre 2020, par Denis Blaizot

Dixième nouvelle mettant en scène le commissaire Jérôme, elle a été publiée dans Le Matin le 27 octobre 1934 1934 .

Cette fois-ci, vous découvrirez une véritable nouvelle policière... même si elle ne mène à l’arrestation d’aucun assassin.

En mai 1928 1928 , l’inspecteur divisionnaire Jérôme fut appelé à X... ville importante de l’Est, pour un supplément d’enquête concernant un meurtre dont je n’ai rien à dire ici. L’inspecteur m’emmena, selon son habitude, et il advint qu’en cette occasion j’eus l’honneur de déjeuner avec lui chez Me Jean-Jacques Venturel, avoué de la partie civile.

Me Jean-Jacques Venturel connaissait la réputation si justifiée de mon chef. Au cours d’une conversation dans la salle des pas perdus, il lui avait dit assez soudainement :

— Vous avez dû entendre parler de la mort de mon oncle Félix Venturel, qui fut également mon prédécesseur ? Cela remonte à 1898 1898 ...

— Oui, avait répondu Jérôme. Me Félix Venturel fut assassiné, une nuit, pendant qu’il travaillait à son bureau. Les fenêtres et les portes étaient fermées on n’a jamais su par où l’assassin était entré, par où il était sorti, ni qui était cet assassin. Il y a trente ans, mon cher maître, je ne songeais pas encore à entrer dans la police, mais je me rappelle le retentissement de l’affaire, et, depuis, j’en ai pris connaissance pour mon édification personnelle. Car cela, c’est de l’Histoire.

— Vous êtes-vous fait une opinion ?

— Autant qu’il m’en souvienne, je me suis livré alors à quelques hypothèses, mais sans m’y attarder, parce que cette affaire classée n’avait pour moi qu’un intérêt théorique et rétrospectif parce que, aussi, je ne pouvais raisonner que sur des rapports et des procès-verbaux...

— Vous plairait-il de venir à la maison ? Je vous montrerai l’endroit. Faites-moi le plaisir d’accepter à déjeuner, ainsi que votre secrétaire.

Nous avions accepté, comme bien l’on pense.

La salle à manger de Me J.-J. Venturel donnait, par deux fenêtres, sur un jardin. En y entrant, nous eûmes ces deux fenêtres à notre gauche. Devant nous une grande muraille garnie de belles boiseries du XVIIIe siècle et comprenant deux placards à deux battants, situés de part et d’autre d’une cheminée Louis XVI avec miroir ancien et trumeau. À droite boiseries encore, et une porte basse. Trois couverts étaient mis — avec luxe — sous une magnifique suspension de cuivre ciselé. Me J.-J. Venturel était veuf et vivait seul.

Si j’ai décrit comme on vient de le voir sa salle à manger, c’est que cette pièce n’était autre que l’ancien cabinet de feu Me Félix Venturel, qui y avait trouvé la mort. Son neveu et successeur nous en informa comme nous dépliions nos serviettes.

— Ma chère femme et moi, dit-il, nous avons complètement transformé les usages de cette vieille maison. Autrefois, du temps de mon oncle, cette porte basse communiquait avec un vestibule qui est devenu la cuisine, et cette grande porte double vantail ouvrait sur l’étude, qui est maintenant installée dans l’autre aile.

— Et bien entendu, dit Jérôme, Il ne reste rien ici de ce qui s’y trouvait en 1898 1898  ?

— En tant que meubles, non. Mais nous n’avons pas touché aux ouvertures. Ces deux portes, ces deux fenêtres étaient, il y a trente ans, telles que vous les voyez (on les a peintes autrement, voilà tout), et c’est l’essentiel aux yeux de qui veut étudier la mort de mon oncle, puisque le problème principal est celui-ci : Par où l’assassin est-il entré et sorti ?

 » Ma tante couchait dans la chambre voisine de celle qui est au-dessus. Elle lisait au lit lorsque, vers minuit, elle entendit deux détonations successives, très rapprochées et provenant du cabinet de mon oncle. Elle descendit précipitamment. Mais mon oncle avait coutume de s’enfermer pour travailler la nuit. Les deux portes résistèrent ; il fallut les enfoncer ? La clé de chacune était en dedans ; elles avaient donc été fermées de l’intérieur du cabinet, comme on l’avait prévu. Quant aux fenêtres : closes, hermétiquement closes devant leurs volets solidement verrouillés. La cheminée ? bouchée alors par une tôle que traversait le tuyau d’un poêle de faïence, et trop étroite de caisson, d’ailleurs, pour qu’un enfant même pût s’y glisser. Les placards ? comblés de dossiers. Les murs ? épais, impénétrables, couverts, à cette époque, du haut en bas, par des rayonnages chargées de cartons et de papiers d’archives. Enfin, cette chambre constituait un véritable vase clos. Et cependant mon oncle y avait succombé, assis à son bureau, le front troué d’une balle de revolver, qu’on retrouva à l’autopsie.

— Une seule balle, dit Jérôme, rappelant ses souvenirs. Et votre tante avait cependant perçu deux détonations.

— Oui, mais, pressée d’y réfléchir, elle en vint à admettre que la deuxième, moins forte peut-être que la première, pouvait bien être une sorte d’écho de celle-là, ou bien encore le claquement d’une porte... Mais l’expérience que l’on fit réduisit à néant la conjecture de l’écho, et il était inexplicable que l’une des portes eût pu claquer, toutes deux étant fermées, à clé.

— Le coup de revolver avait été tiré de près, n’est-ce pas ? demanda Jérôme. Quant à l’arme du crime, le criminel l’avait emportée avec lui dans sa fuite... diabolique ?

— Exact. En l’absence d’indices concrets, l’instruction dut travailler dans le domaine de la logique et de la psychologie. On se demanda qui avait un intérêt quelconque à la mort de mon oncle. On songea même au suicide. Mais cet homme froid, simple et juste ne se connaissait pas d’ennemis rien n’avait été volé, à la faveur du meurtre son étude était la plus importante, la plus cotée de l’arrondissement aucune plainte ne fut formulée contre lui par la suite. Enfin, puisque l’assassin n’était ni entré ni sorti, c’est qu’il n’y avait pas d’assassin et puisque l’arme avait disparu après avoir causé une mort foudroyante, parler de suicide était une ineptie.

— Votre oncle pouvait-il avoir des chagrins intimes ? questionna Jérôme pendant une éclipse du domestique qui nous servait.

— Aucun. Même, il s’était montré des plus gais à mes noces, qui venaient d’avoir lieu. J’avais épousé ma cousine, peu auparavant.

— Sa fille ?

— Non. La fille que ma tante avait eue d’un premier mariage.

— Des plus gais, dites-vous. Mais vous le dépeigniez, tout à l’heure, comme un homme froid.

— C’est vrai. Mais il avait été très gai, ce jour-là. Plusieurs témoins en ont déposé, à l’instruction.

— Je ne l’avais pas oublié, dit Jérôme.

— Ah ! Vous aussi, murmura Me J.-J. Venturel, un peu pâle. Vous aussi... Mais, voyons ! puisque le suicide est impossible !...

— Je suppose, fit Jérôme, que feu Me Félix Venturel n’était pas maladroit de ses mains qu’il maniait parfois le marteau, la tenaille et le tournevis...

— Certes.

— Possédait-il un revolver ?

— Il avait perdu le seul qu’il possédât.

— Quand ?

— Je ne sais. Il me l’a dit au début de mes fiançailles.

— Quel calibre ?

— On ne l’a jamais su. Lui-même, sans doute, ne s’en était jamais soucié.

— Vous m’avez indiqué que, en 1898 1898 , des rayonnages couvraient ces murs jusqu’au plafond. Comment votre oncle s’y prenait-il pour accéder aux rayons les plus élevés ?

— Il utilisait un petit escalier de bibliothèque, monté sur roulettes.

— À l’époque, pas de suspension ici ?

— Non. Une lampe électrique portative, posée sur le bureau.

— Et ce bureau à la place où se trouve la table que nous entourons ?

— C’est cela. Je suis assis, en ce moment, où s’asseyait mon oncle.

— Cette suspension est très lourde, prononça Jérôme rêveusement. Il en avait prévu l’éventualité. Son ouvrage est résistant.

Le domestique rentra. Jérôme, nous laissant haletants, attendit qu’il redisparût, puis :

— Le revolver est là-haut — dit-il en désignant, au plafond, le centre de la rosace qui formait un pendentif terminé par le gros piton d’où pendait la suspension. Un système de ressorts ou de caoutchoucs a fait remonter l’arme avec le pendentif détaché, que la force de rappel a claveté là-haut, intérieurement, sur des crochets dès lors inaccessibles. C’est le bruit de ce choc qui a fait croire à une deuxième détonation.

L’après-midi, par le plancher de la chambre supérieure, dont nous levâmes quelques lambourdes, nous découvrîmes le revolver de Me Félix Venturel, logé dans le centre de la rosace et attaché à de puissants élastiques que le temps avait desséchés.

Cette chambre était la chambre de notre hôte. On y voyait le portrait de la charmante femme qu’il avait perdue en sa jeunesse et dont les beaux grands yeux semblèrent approuver Jérôme lorsque, Me Jean-Jacques Venturel, tout désemparé, lui ayant demandé ce qu’il convenait qu’il fit, auprès de la justice, mon chef répondit fermement :

— Ce que je ferai moi-même. Rien.

Maurice Renard Maurice Renard