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Jacques Léotard : Le voyage d’un rayon de lumière

vendredi 10 avril 2020, par Denis Blaizot

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Ce texte, publié dans le N°128 du 10 mai 1890 1890 de la revue La Science Illustrée m’a échappé quand j’ai relevé la liste des œuvres de fiction parues dans cet hebdomadaire de la fin du XIXe siècle. En effet, s’il a clairement le surtitre de « fantaisie scientifique », il est repéré dans la table des matières semestrielle dans la catégorie Astronomie. Cela est justifié au vu du contenu, mais le lecteur ne peut que reconnaître le côté fiction de la narration.

Je laisse donc à chacun le soin de classer ce texte surprenant dans la catégorie de son choix.


Simple rayon de lumière, je partis, il y a 2 017 510 années, d’un brillant soleil, situé dans une nébuleuse qui se trouve pour vous dans la direction de Sirius, la plus belle étoile de votre ciel.
Ce soleil gravitait sur les confins du vaste amas sidéral auquel il appartenait et qui vous présente l’aspect d’un petit nuage blanc perdu dans les profondeurs de l’infini. Aussi, lorsque je fus lancé dans l’espace, avec la grande vitesse que vous connaissez (plus de 300 000 kilomètres par seconde), il me suffit de quelques années de cette marche rapide à travers le ciel pour voir l’énorme soleil qui m’avait donné naissance se réduire aux proportions d’une simple étoile de première grandeur.
Tandis que les vibrations de l’éther, ce fluide immatériel qui est en quelque sorte la substance du vide, me faisaient ainsi parcourir l’espace en droite ligne, non seulement je m’éloignai de mon soleil, mais je voyais les nombreuses étoiles de la nébuleuse se rapprocher apparemment de plus en plus. Cela dura pendant un million d’années... Je me trouvai alors complètement isolé de tout amas stellaire. La nébuleuse d’où j’étais parti formait un gros nuage laiteux planant au sein de l’infini, lequel était occupé en tous sens, à des distances incommensurables, par plusieurs milliers d’océans d’étoiles analogues à celui que j’avais quitté.
Je traversai donc à cette époque une région déserte du ciel : là erraient seules quelques condensations très diffuses de matière cosmique, résidus d’anciens mondes ou éléments d’astres nouveaux, que les centres d’attraction les plus voisins laissaient presque en repos, par suite de leur immense éloignement.
En même temps que ma nébuleuse paraissait s’enfoncer dans le lointain en diminuant de diamètre angulaire, une autre nébuleuse, située dans la direction que je suivais, semblait grandir de siècle en siècle.
Tandis que la première avait une forme sphérique, celle-ci offrait l’apparence d’une épaisse lentille, et c’était à peu près dans son plan équatorial que je me déplaçai.
Deux millions d’années après mon départ, cette nébuleuse, vers laquelle j’étais lancé avec la vitesse considérable que vous savez, occupait sur le ciel une importante surface ; les myriades de soleils animés de mouvements divers qui en composaient le périmètre devenaient parfaitement distincts.
Il ne me fallut que dix mille ans pour arriver parmi les étoiles les plus extérieures de la nébuleuse, au milieu de laquelle je ne tardais pas à pénétrer.
Il y avait là, comme dans l’immense essaim d’où je venais, des associations magnifiques de soleils tournant autour de leur centre commun de gravité, accompagnés de légions de planètes, merveilleux séjour de la vie universelle.
Certaines étoiles, de teinte rouge ou violette, parvenaient à la phase dernière de leur existence. D’autres, de couleur jaune, verte, bleue ou orangée, se trouvaient dans la plénitude de leur activité rayonnante, fécondant sans relâche les innombrables planètes qui les entouraient. Enfin, beaucoup avaient un éclat blanc très vif : elles étaient seulement aux périodes primaires de leur évolution.
Je passai près de soleils entièrement, éteints, dont les satellites, sombres pierres errant sans vie dans l’espace, se désagrégeaient peu à peu pour tomber ensuite par fragments sur leur astre central, le long de gigantesques spirales.
Je traversai même un système sidéral en formation, qui comprenait trois énormes soleils, encore tout nébuleux, autour desquels se détachaient maints anneaux cosmiques, destinés à former des planètes plus tard également fécondes en satellites.
Je remarquai aussi de brillantes étoiles qui variaient d’éclat par suite de l’interposition devant elles des corps opaques qui se mouvaient dans leur voisinage.
Comme je voyageais non loin du plan de la nébuleuse, qui n’était autre que la voie lactée, les étoiles se montraient en grand nombre dans la région céleste que je parcourais, et tandis que derrière moi elles semblaient se rapprocher, je les voyais s’écarter en avant de ma route.
Entre chaque groupe planétaire près duquel me précipitait ma vertigineuse course rectiligne et le soleil suivant, les rapides ondulations de l’étirer ne mettaient que quelques années à me transporter.
J’aperçus ainsi plusieurs millions d’astres de toutes sortes, agités de nombreux mouvements, sous la puissante influence de leurs attractions mutuelles, qui les faisaient tourbillonner sans cesse à travers l’infini, que sillonnaient en tous sens ces corps célestes sur des orbites harmonieusement disposées.
C’est l’an 2 017 300 de mon voyage que je me trouvai près de Sirius, une des plus belles étoiles de la nébuleuse, qu’entourait un imposant cortège de planètes géantes.
Il est fort curieux de remarquer qu’à la suite de brusques conflagrations chimiques, le soleil d’où j’étais sorti venait de s’éteindre dans les cieux lointains, mais cela n’avait pour moi aucune importance, car dès l’instant de mon départ j’en étais pour toujours complètement isolé, ne dépendant plus en rien de son action.
Sur le prolongement de la ligne droite que je suivais m’apparut alors une très petite étoile d’un jaune vif, qui, ad fur et à mesure que je m’éloignai de l’éclatant Sirius, augmenta notablement de dimension angulaire et d’intensité lumineuse, si bien que neuf ans après mon passage dans le domaine de Sirius j’atteignis les bornes du système de ce soleil, —le vôtre, — qui gravite dans la partie centrale de la voie lactée, sa nébuleuse, dont j’avais parcouru un demi-diamètre pour arriver jusque-là.
Comme toujours à l’approche d’une étoile, je rencontrai d’abord plusieurs milliers de comètes qui erraient lentement dans l’espace. Quelques mois plus tard, je pénétrai au sein du cortège planétaire lui-même, archipel céleste aux îles variées et pleines de vie, dont les deux membres les plus extérieurs ne sont pas encore connus des astronomes terrestres. Bientôt je remarquai Neptune, puis, en 1 heure 20 minutes, c’est devant Uranus que je parvins. Après un autre laps de temps égal à celui-ci, je constatai que j’étais à la distance qui sépare Saturne du Soleil. Cette belle planète, aux splendides anneaux et aux huit lunes, accomplissait alors sa translation sur un arc de son orbite assez éloigné du point de mon passage.
De Saturne à Jupiter, l’astre géant de vôtre groupe planétaire, dont j’aperçus les quatre satellites, il me suffit de marcher 35 minutes.
Pendant que je glissai non loin de Jupiter, je vis pour la première fois voguer dans le rayonnement solaire la petite planète que vous habitez et qui allait être mon tombeau en interrompant ma course furibonde.
Les trente minutes qui suivirent me portèrent de Jupiter à Mars, l’intéressante planète voisine de la vôtre, mais cela non sans m’avoir fait traverser tout un essaim d’astres minuscules, tournant aussi autour du Soleil, au nombre de près de trois cents.
Quatre minutes encore de route éthérée et je n’existai plus ! En effet, une seconde un quart après être passé à côté de la Lune, je fus violemment projeté sur votre globe, arrêté ainsi dans mes pérégrinations interstellaires !...
Au milieu de l’espace illimité, j’avais couru jusque-là sans frapper sur aucun astre, mais cette brusque fin du voyage terminait maintenant mon existence, à une distance de votre soleil que j’aurai franchie en huit minutes si ma destinée avait été de vivre encore dans l’infini.
Telle est la singulière histoire de ma vie, durant laquelle, en 2 017 510 ans, j’ai effectué une traversée intersidérale de 4 600 quatrillions de lieues. Sachez bien toutefois qu’en réalité cette durée et ce parcours, qui constituent pour vous une immensité incompréhensible, ne sont vraiment rien par rapport à l’éternité et à l’infini... Ce que j’ai vu de l’univers est si petit que c’est absolument comme si je n’avais pas changé de place. D’ailleurs, aurais-je visité mille et mille fois plus d’amas stellaires qu’il en serait de même, car sans une rencontre comme celle qui, en causant ma mort, me met en relation avec vous, c’est pendant l’infini du temps qu’aurait pu continuer mon voyage dans l’infini de l’espace !
Jacques Léotard