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Charles Kymrell : Le monde du XXVe siècle (54e partie)
mardi 14 octobre 2025, par
— Vous voyez bien ! repartit Geirard qui devinait sa pensée. Pourquoi voulez-vous que Napal soit plus embarrassé que vous ? Ne serez-vous pas là, avec lui ?
— J’y serai ! dit Papillon d’un ton qui fit trembler les cristaux.
— Enfin, la science est là aussi, ne l’oubliez pas.
À ce mot de science, Papillon se redressa et de son ton le plus grave :
— La science, dit-il, est en effet le plus bel ornement de l’homme. C’est un trésor caché, un ami qui vous accompagne dans vos voyages. Elle est une ressource inépuisable. C’est elle qui nous fait vivre dans le monde, et sans elle l’homme demeurerait à l’état de brute. Voilà, maître, se qu’est la science !
Jamais Papillon ne s’était élevé à une pareille hauteur. Napal cria bravo. Geirard lui adressa ses félicitations.
— Ah çà, Papillon, lui demanda ce dernier, où puisez-vous ces merveilleux proverbes qui sont un des charmes de votre conversation ?
Dans l’Hitopadésa, répondit le géant en levant la tête avec dignité.
— Qu’est-ce que l’Hitopadésa ?
— Un recueil de proverbes que je me pis à consulter dans mes moments de loisirs.
— Fort bien, reprit Geirard, je sais maintenant une chose de plus.
— Qu’est-ce que cela pour vous, Maître ? repartit courtoisement Papillon. Pas même une goutte d’eau dans l’océan de votre savoir.
Geirard sourit. Ce que voyant, Papillon crut devoir sourire à son tour.
— Revenons à nos projets, continua le savant. Nous disions que, si vous rentriez tous deux dans l’Inde comme les premiers venus de vos concitoyens, il y aurait grande chance pour que Napal fût arrêté.
— Mais nous ne sommes pas les premiers venus, observa Papillon. Ensuite nous possédons, outre notre expérience, l’aide du premier de tous les savants. Enfin, j’ai une idée. Elle ne vaut certainement pas les vôtres, mais nous pourrons la garder pour la dernière extrémité.
— Voyons l’idée, dit Geirard.
— Ce serait de fondre sur Afsoul, de l’emporter avec le planeur, et de le jeter pardessus la nacelle à trois mille mètres au dessus du sol.
— Inutile, Papillon. Les gens comme Afsoul retombent toujours sur leurs pieds.
— C’est juste, je n’y avais pas songé, répondit modestement le colosse. Excusez-moi.
— Soyez sans crainte, reprit Geirard. Je vous donnerai le moyen de réduire Afsoul à l’impuissance. En premier lieu, mon planeur est à vous vous en disposerez comme il vous conviendra.
La gravité de Papillon ne put tenir devant cette nouvelle générosité du savant et souriant doucement :
— Merci, maître, prononça-t-il. Je connais mon planeur, avec lui nous serons insaisissables !
— Ensuite, poursuivit Geirard, vous emporterez mon appareil d’invisibilité.
Le sourire de Papillon s’accentua légèrement preuve manifeste que sa joie dégénérait en enthousiasme.
— Très bien, fit-il de sa voix grave, nous verrons tout, nous saurons tout, et pour commencer, nous surprendrons les secrets d’Afsoul et ceux du gouvernement.
— Enfin, mes amis, je vais vous faire don d’un nouvel appareil qui permettra à Napal d’assurer sa domination sur les individus.
— Parfait ! fit de nouveau Papillon.
— Auprès de vous, cher maître, dit Napal à son tour, on s’habitue à ne plus s’étonner de rien. Quel est cet appareil ?
— Vous vous rappelez, répondit Geirard, nos travaux sur l’hypnotisme ?
— Parfaitement.
— Eh bien, je vous donnerai un moyen matériel de faire immédiatement tomber un individu en état d’hypnose. L’appareil dont je vous parle existe dans d’autres laboratoires que le mien, et nous l’utilisons pour les cures médicales. Je l’ai seulement perfectionné. Déjà, dès le dix-neuvième siècle, on construisait des instruments de ce genre, mais l’infériorité de la science physiologique à cette époque ne permettait pas de lui donner la perfection voulue. Il fallait un sujet à tempérament conforme pour pouvoir agir instantanément et une demi-heure sur une personne ordinaire, tandis que maintenant l’action est instantanée. Il vous suffira donc, mon cher Napal, de vous placer de face, près d’un individu quelconque, et de faire jouer l’appareil pour le voir tomber immédiatement en catalepsie ou en état d’hypnose. Enfin, si tous ces moyens demeurent insuffisants pour faire triompher votre cause, écrivez-moi, nous en trouverons d’autres.
La conversation continua sur le détail des moyens à mettre en pratique. Papillon conduirait le planeur qu’il connaissait admirablement. Nous savons déjà que la descente s’assujettissait sur les toits avec des crampons et qu’on descendait ensuite par une échelle de corde jusqu’à proximité d’une fenêtre quelconque. Comme il n’entre pas dans l’habitude des gens de se promener à travers les airs, on juge inutile de se méfier de ceux qui pratiquent ce genre de locomotion. Par suite, on s’inquiète peu de cloîtrer les ouvertures supérieures. Alors rien de plus facile que de pénétrer dans une maison pendant la nuit et d’y introduire en même temps l’appareil d’invisibilité, ce qui permettrait de se mettre hors d’atteinte en cas de surprise. Enfin l’instrument hypnotique complétait la sécurité.
Le dîner s’acheva sur ces recommandations. Le lendemain on s’occupa des préparatifs de départ.
Papillon n’avait aucune raison de quitter furtivement l’Europe où on l’appréciait et où il occupait une situation régulière. Les formalités qu’il dut remplir prirent plusieurs jours, malgré les facilités que lui donna Guadiala, dont il dépendait en dernier lieu.
Quant à Napal, nous savons que sa fausse personnalité lui imposait la nécessite de partir le plus secrètement possible afin de n’éveiller aucun soupçon et de se soustraire au serment par lequel les étrangers juraient de ne rien révéler de ce qu’ils avaient vu. Il se trouvait donc très heureux d’avoir le planeur à sa disposition dans cette circonstance.
Geirard, renseigné par Papillon sur les difficultés qu’il avait rencontrées dans son voyage, profita de ces jours de répit pour achever de perfectionner son aéroplane. Il s’occupa d’abord de bien assurer la direction. Nous avons dit qu’elle s’obtenait par un déplacement du centre de gravité auquel on arrivait par un mouvement de la nacelle sur le grand axe qui supportait les plans ; mouvement opéré dans les trois sens, latéral, longitudinal et transversal. La nacelle formant avec son contenu un poids très lourd, on conçoit qu’avec un faible déplacement dans son ensemble elle influait considérablement sur la marche.
Geirard, au moyen de vis et de leviers, rendit ce déplacement encore plus rapide et plus délicat, de façon que l’énorme appareil devint, dans les mains de Papillon, d’une extrême souplesse. Il renforça le moteur, sorte de puissant accumulateur électrique qui se chargeait par des machines élémentaires ; condition indispensable puisque l’appareil devait fonctionner dorénavant dans l’Inde. Ce moteur assurait aussi le démarrage et parait aux soutes du vent. Enfin il garnit la nacelle d’une longue pointe en aluminium destinée à fendre l’air dans les grandes vitesses et à empêcher les voyageurs d’être renversés par la pression du vent. Puis il assura la disposition des plans de manière à ce que la stabilité fût plus grande encore et les pressions latérales transformées en pressions verticales.
Quand les préparatifs furent terminés, les trois amis se donnèrent rendez-vous sur le bord de la mer, aux environs de V.Tr.10, afin d’éviter les regards des curieux. D’abord parce que le départ de Napal exigeait le mystère, ensuite parce que Geirard désirait garder le plus longtemps possible la propriété exclusive d’un appareil dont il était l’inventeur, et dont on parlait déjà à la suite des expériences qu’il avait faites à V.pr.d.3 ainsi que pendant son séjour en Afrique.
Le jour du départ, arrivés le matin à l’endroit désigné, Geirard, Napal et Papillon tirèrent le planeur des caisses dans lesquelles on l’avait emballé et le montèrent rapidement. On plaça l’appareil d’invisibilité avec précaution, et Napal prit l’hypnotiseur, sorte de petite boîte de dix centimètres de longueur. Puis Papillon entra dans la nacelle et commença le déploiement des plans.
Pendant ce temps, Napal remerciait chaudement Geirard des services qu’il en avait reçus.
— Je ne vous dis pas adieu, mon ami, répétait-il mais au revoir. La pratique de vos conseils sera toujours mon meilleur guide et mon soutien. Si je parviens à améliorer le sort de mes concitoyens, votre nom, je l’affirme, sera vénéré là-bas comme celui d’un législateur, et nous unirons nos cœurs dans une pensée commune pour reporter sur vous le poids de noire gratitude.
Il prit place à son tour dans la nacelle. Geirard leur serra encore une fois la main et s’éloignant de quelques pas :
— Maintenant, partez, dit-il. Bon espoir et n’oubliez pas que, de près ou de loin, je serai de cœur avec vous.
Papillon aidé par Napal, décrocha l’ancre et mit en marche le moteur à hélice. L’aéroplane s’enleva perdant cent mètres environ. À cette hauteur un courant d’air se faisant sentir, Papillon arrêta le jeu des hélices, et le vent souleva le planeur par poussées successives avec une force croissante.
Napal se pencha et vit Geirard tout petit qui s’éloignait après lui avoir fait un signe d’adieu. Bientôt l’horizon s’agrandit sous les yeux des deux voyageurs, et les côtes se dessinèrent en plan comme sur une carte géographique.
Papillon, déplaçant la nacelle, lança l’appareil au dessus de la mer. Peu à peu les côtes s’estompèrent au loin comme une tache brune, puis s’effacèrent, et l’Europe disparut !
Napal demeura pensif. Il se rappelait ce pays où il avait passé des moments cruels, mais où il avait acquis l’expérience qui lui manquait, et, bien inappréciable, trouvé un ami sûr.
L’appareil montait toujours et dépassa les nuages qui s’étendirent sous la nacelle comme une blanche mer d’écume.
— Que décidons-nous, mon cher maître ? dit Papillon. Voulez-vous que nous marchions vite, au risque de quelque danger ?
— Allons promptement, j’ai hâte d’arriver.
L’aéroplane continua de monter, mais plus lentement. L’air commençait à se raréfier, et le froid se fit sentir. Plus l’appareil descendrait de haut, plus il aurait de champ devant lui pour glisser sur un plan incliné avant de remonter, et plus il irait vite.
Soudain les plans latéraux battirent avec violence sous la rencontre d’un courant supérieur inverse qui formait tourbillon avec le courant inférieur. Tout l’appareil déversa, mais d’un vigoureux coup de levier, Papillon déplaça la nacelle et le redressa.
Il montèrent encore, la respiration se faisait pénible.
— Maintenant dit Papillon tenons-nous bien, et partons !
Il rabattit la nacelle en avant. Aussitôt l’aéroplane descendit comme sur un plan incliné, avec une vitesse croissante. La pression de l’air devint si forte qu’ils durent se blottir dans la nacelle, tandis que la pointe d’aluminium fendait l’atmosphère et que les plans,en s’entrouvrant laissaient filtrer l’air qui, sans cette disposition, aurait détérioré l’appareil par l’énergie du frottement.
Le mouvement s’accélérait toujours, Napal et Papillon se sentirent emportés dans l‘espace avec une vitesse vertigineuse.
Épilogue – Le retour dans l’inde
LXXXII – Réapparition de l’affaire du Ran-de-Katch
Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis que Napal et Papillon avaient quitté l’Europe. Afsoul travaillait seul dans son cabinet préfectoral, lorsqu’on lui annonça la visite de Sivadgi.
La situation respective de ces deux hommes vis-à-vis l’un de l’autre n’était plus ce que nous l’avons vue au commencement de ce récit. Afsoul avait cessé de prétendre à la main d’Oudja, compromise par sa fuite en Europe, et trop opposée à son mariage avec lui, disait-il, pour qu’il pût conserver l’espoir de vaincre un jour sa résistance. Telle était, du moins, l’opinion qu’il exprimait tout haut.
De son côté, Sivadgi n’avait quitté sa position d’ambassadeur que pour s’associer à la politique du préfet de Delhi, dans l’espoir de faire partie d’une prochaine combinaison ministérielle.
Mais, n’ayant plus la main d’Oudja à lui offrir en compensation, il s’était vu dans la nécessité d’acheter le concours d’Afsoul avec ses propres subsides et l’aidait sans marchander.
Les choses en étaient là. Sivadgi plein d’espoir, Afsoul toujours puissant, manœuvrant avec sa cauteleuse habileté, lorsque tout à coup un obstacle imprévu vint se dresser devant eux. L’affaire du Ran-de-Katch, qu’on croyait à jamais étouffée, sortait de l’ombre encore une fois, et ses adversaires, la traînant devant l’opinion publique, prenaient l’offensive avec une vigueur et une sûreté qui déconcertaient le préfet et ses alliés.
L’Impartial avait publié la veille un article éloquent dans lequel il affirmait connaître les noms des prévaricateurs et promettait de fournir les preuves de leurs malversations.
Alarmé par la publication de cet article, Sivadgi était accouru auprès d’Afsoul.
— Vous avez lu l’Impartial ? lui dit-il.
— Je l’ai lu.
— Qu’en pensez-vous ?
— Je vous avoue que je l’ignore et que je ne puis rien découvrir. J’ai lancé partout mes agents en pure perte. L’auteur des articles reste toujours inconnu pour moi, comme pour tout le monde.
— Cependant Mesval, le directeur du journal, doit le connaître.
— Certainement, mais les précautions sont si bien prises qu’on ne le voit jamais, et malgré cela son factum arrive chaque jour d’un endroit différent de celui de la veille. Ces endroits sont tellement éloignés les uns les autres qu’il me paraît impossible, au premier abord, que ce soit le même individu qui les habite. Aucun express ne marche assez vite pour franchir de telles distances en quelques heures. Et pourtant ce rédacteur est toujours le même, j’en ai la certitude.
— Croyez-vous que ces attaques puissent vous porter tort ?
— Ce n’est pas probable. L’affaire du Ran-de-Katch est enterrée depuis longtemps. La seule chose à redouter serait la divulgation des papiers compromettants que nos adversaires prétendent posséder. Or vous savez bien que c’est impossible.
— Pourquoi ne pas recommencer avec Mesval la même manœuvre qu’autrefois et acheter son silence ?
— Inutile, nous avons essayé.
— Eh bien ?
— Il s’est contenté de répondre qu’il avait fait une sottise et qu’il ne la renouvellerait pas.
— Le gouvernement ne peut-il le menacer de sévir contre lui ou d’interdire son journal ?
— Il reparaîtrait le lendemain sous un autre nom et gagnerait en popularité. Je vous le répète, Mesval répond à toutes nos tentatives par une fin de non-recevoir et une fermeté dont je le croyais incapable.
— Vous êtes certain que les papiers compromettants sont toujours en votre possession ?
Afsoul fit un signe imperceptible d’affirmation.
Sivadgi eut un sourire de satisfaction.
— Savez-vous, dit-il, ce que j’avais pensé d’abord ? Je suis même surpris que cette idée ne vous soit pas venue comme à moi.
— Quelle est-elle ?
— J’ai cru reconnaître dans ces articles le style de mon ancien collaborateur, et je me serais arrêté résolument à cette conviction si je n’y avais trouvé en même temps des tournures de phrases plus vigoureuses, mêlées à des pensées plus profondes que celles dont il se servait autrefois !
— Vous voulez parler de Napal ?
— Êtes-vous sûr qu’il soit toujours relégué en Afrique ?
— Mieux que cela, il est mort.
— Mort ?
Afsoul fit voir à Sivadgi une missive d’Europe qui établissait la véracité du fait.
— Nous voilà délivrés de votre plus redoutable adversaire, dit Sivadgi. Voulez-vous me permettre de vous poser une dernière question ?
— Relative à Mlle Sivadgi ?
— Oui. Savez-vous ce qu’elle est devenue ?
— Aucune nouvelle. Sa disparition s’est effectuée d’une façon si singulière qu’il n’a pas été possible de suivre une piste. Rien qu’un volet forcé, une fenêtre entr’ouverte. Puis, aucune trace, comme si elle était disparue dans les airs. Les agents que j’avais envoyés, sur votre demande, ne revenaient pas de leur surprise. Ils déclarent qu’ils n’ont jusqu’ici rien remarqué de semblable.
— Puis-je toujours compter sur votre obligeance ?
— Toujours. La récompense promise à mes agents active leur zèle. Ce ne sera pas leur faute s’ils ne découvrent pas la retraite où s’est réfugiée votre fille.
— Je vous remercie.
Sivadgi prit congé d’Afsoul. Le préfet sonna son secrétaire pour classer sa correspondance. Phingar entra, et Ils commencèrent tous deux leur travail.
— Voici quelques renseignements intéressants, dit le secrétaire après cinq ou six minutes d’examen. Le nommé Papillon, ce compagnon qui avait suivi Napal en Europe, et connu par sa force prodigieuse, a reparu dans l’Inde.
— Vous en êtes sûr ?
— On l’a vu dans plusieurs endroits.
Afsoul réfléchit :
— Il ne serait pas étonnant, dit-il, que Napal ait laissé des manuscrits dont ce Papillon pourrait tirer profit à notre détriment, soit pour lui, soit pour d’anciens amis de Napal.

