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Jules Lermina : Maison Tranquille

dimanche 6 janvier 2019, par Denis Blaizot

Auteur : Jules Lermina Jules Lermina Jules Lermina (1839-1915)
Journaliste, dramaturge et romancier, Jules Lermina est un écrivain prolifique. Gallica vous invite à découvrir une sélection de ses romans de genres classiques - romans sentimentaux, d’aventures, fantastiques et historiques - mais aussi de genres nouveaux, romans policiers et d’anticipation.

Titre  : Maison tranquille

Illustrations de : Ch. Clérice

Publication La Science Illustrée La Science Illustrée La science illustrée est un journal hebdomadaire de vulgarisation scientifique créé en octobre 1875. Son premier numéro porte porte la date du 18 Octobre 1875. Les principaux rédacteurs sont Adolphe Bitard, Louis Figuier et Élysée Reclus pour la première année mais ils cèdent la place à de nouveaux noms dès le début de la seconde année. Cette première version a duré au moins jusqu’en 1877.

Le titre fût repris par Adolphe Bitard en décembre 1887 peu de temps avant sa mort et Louis Figuier prend sa relève dès le mois de mars 1888.

Largement illustré, il contient dès le premier numéro de janvier 1888 des nouvelles et romans à épisode. Les romans seront signés entre-autre par Louis Boussenard, Albert Robida et Jules Verne. On y retrouvera également les signatures de rédacteurs des revues La Nature et la Revue Scientifique.

À partir du n°340 ( premier numéro du second semestre 1894) la date disparaît de la première page du cahier hebdomadaire, mais reste inscrite sur la couverture.

La première page du fascicule n°901(4 mars 1905) porte en regard de la date les mentions S.I. N°901 et S.A.N. N°175. S.A.N. est l’abréviation de Sciences, Arts, Nature, créée en novembre 1901. Doit-on comprendre que ce fascicule était vendu sous deux titres ?

Je n’ai pour l’instant aucune information sur le devenir de cette publication au-delà de l’année 1905.
N°810 (6 juin 1903 1903 ) au N°818 (1 août 1903 1903 )

Disponible en pdf

Cette nouvelle fait partie de la série Histoires incroyables.

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I

En vérité, était-ce bien une maison ? Quatre murs, de couleur noirâtre, percés de quelques trous parallélogrammatiques décorés du nom de fenêtres, une porte brune, avec de fortes ferrures et de gros clous, le tout sombre, triste, rassemblant à un visage de nègre qu’on vient de fouetter. Les pierres ont leur résignation : celles-ci avaient l’air de supporter péniblement leur sort.

Jamais un éclat de voix ne venait les égayer, jamais, une chanson ne les faisait rire. Elles s’atrophiaient dans leur immobilité, et, lourdes, elles s’appuyaient les unes sur les autres comme pour s’aider à porter le poids de ce silence. Cette masse s’ennuyait. Elle n’avait même pas cette ressource de procurer l’effroi à qui passait.

Quiet-House (Maison Tranquille) ne faisait peur à personne. Môle banal, au dessin carré, à l’allure bénigne, un bâillement de pierre : c’est tout.

On passait, on repassait devant cotte curiosité, inanimée comme un sphinx endormi, sans même tourner la tête. Elle était située à l’extrémité de la ville, au-delà d’Hoboken, auprès des Champs-Élysées, dont les arbres ont la couleur mate des plantations de cimetières.

Pourquoi cette maison était-elle allée se placer là, comme un poste perdu ? Nul n’y venait et nul n’en venait. C’était à supposer qu’elle n’était pas habitée.

À la maison attenait une sorte de parc, entouré de murailles trop hautes pour que le regard pût tenter une indiscrétion. En réalité, personne ne songeait à commettre semblable faute. L’habitation était isolée : donc pas de voisins intéressés à percer le mystère, si toutefois il en eût valu la peine. La route devant laquelle elle étalait façade grise était peu fréquentée, et il eût été presque surprenant d’y voir marcher quelqu’un après le coucher du soleil.

Mais le plus curieux, c’était moins ce que l’on ignorait que ce que l’on savait. Il était de notoriété publique que Quiet-House n’était pas abandonnée. Elle servait bel et bien de demeure à trois personnages, à quatre pour mieux dire : c’étaient deux médecins, les docteurs Aloysius et Truphêmus, dame Tibby, femme du premier, et la petite Netty, leur fille.

Comment se procurait-on les aliments nécessaires à la vie : voilà ce que personne n’aurait pu dire ; et, sur ma foi, si bien que fût gardée la maison, il fallait que le secret fût bien caché, pour que nul n’eût pu le découvrir. En effet, John Clairfax, le boucher d’Hoboken, Smithson, l’épicier établi à côté de lui, Parden, le boulanger, n’avaient pu admettre tout d’abord que la clientèle de Quiet-House ne leur échût pas. Aussi s’étaient-ils présentés dans le temps, pour offrir leurs services ; ils avaient arrêté devant la porte leurs trois voitures chargées de provisions, l’une avec ses gigots pendants et ses quartiers de bœuf tressautant aux cahotements des roues, l’autre avec ses saucissons et ses chandelles disposées en guirlandes à la capote de cuir, le troisième enfin avec ses pains tout dorés et brillants.

Ils avaient dû frapper longtemps avant que ne s’ouvrit la porte blindée en dehors, verrouillée en dedans. Mais le fournisseur a l’âme patiente. Si bien que le panneau avait enfin roulé sur des gonds criards et qu’une figure douce et souffreteuse, encadrée de cheveux grisonnants, avait paru, regardant avec de grands yeux surpris les gens tenaces qui ne se rebutaient pas de ce silence prolongé.

—  Que voulez-vous, messieurs ? demanda d’une voix douce dame Tibby, femme du docteur Aloysius.

Mais reconnaissant bien vite à qui elle avait affaire.

—  Oh ! merci, dit-elle vivement, nous n’avons besoin de rien.

—  Aujourd’hui, insinua gracieusement John, le boucher à la face réjouie, mais demain ?

—  Demain non plus, répondit dame Tibby.

—  Alors, reprirent en même temps Smithson et Parden, ce sera pour la semaine prochaine.

—  Inutile de vous déranger, messieurs, insista la femme ; nous n’avons et nous n’aurons besoin de rien.

—  Jamais ! grogna John.

—  Comment cela ? cria Smithson.

—  On ne mange donc pas ici ! exclama Parden.

Au même instant, une tête blonde parût, à hauteur du coude de dame Tibby, tête d’enfant d’un ton singulier, tant il était clair et uni, quoique sans couleur.

Netty — car c’était l’enfant d’Aloysius — poussa un cri de joie et d’admiration en apercevant toutes les victuailles orgueilleusement étalées par les tentateurs :

—  Oh ! maman, s’écria-t-elle, qu’est-ce que c’est que cela ?

—  Rien, rien, mon enfant, dit dame Tibby qui tressaillit et regarda derrière elle comme si elle eût craint d’être surprise.

Puis repoussant la petite Netty :

—  Va-t’en, mon amie ! et vous, messieurs, adieu, je vous dis… Je regrette de vous dire qu’il est inutile de revenir…

Et la porte se referma.

Les trois négociants se regardèrent ; mais aucun d’eux ne trouvant sans doute une solution à l’étrange problème qui venait de leur être posé, ils s’en prirent à leurs chevaux qu’un vigoureux coup de fouet lança vers la ville.

Je vous dis… je regrette de vous dire… – avait insisté dame Tibby. Réellement elle avait accentué ces deux mots – je regrette – de bizarre façon, et si l’on ne craignait de se tromper on pourrait affirmer qu’en les prononçant elle avait regardé gigots, saucissons et miches de pain d’un regard presque ardent.

Elle avait pourtant ajouté qu’on n’aurait jamais besoin de rien !

Revenus à Hoboken, les fournisseurs déclarèrent avoir rencontré une famille de gens qui ne mangeaient pas. Un homme pratique, répondit que ces gens-là étaient bien heureux ; plusieurs ajoutèrent que c’était une notable économie d’argent. Et comme tout Américain doit, en premier lieu, négliger de se livrer à des réflexions inutiles, personne ne songea plus aux habitants de Quiet-House, qui restèrent libres de vivre à leur guise.

II.

Troisième personnage ; le docteur Aloysius, maître de la maison. Pour parler de lui, la transition est facile. Car seul, on le voyait quatre ou cinq fois par an au sortir de la maison fermée. Ce jour-là la porte laissait passer une sorte d’émaciation vivante qui avait une tête, des bras et des jambes et qui devait avoir évidemment la prétention d’appartenir à la race humaine. La tête était pointue, anguleuse : il y avait au-devant de cette tête un visage jaune qui, si la peau eût été grattée, aurait peut-être révélé le plus curieux de tous les palimpsestes ; ce visage avait une proéminence dans laquelle on avait quelque peine à reconnaître un nez, tant les narines serrées faisaient ressembler la chose à un morceau de lame de couteau, fichée entré deux joués, d’ailleurs plates et creuses. La bouche était Un trou pâle, au fond duquel on eût en vain cherché des dents. Les gencives avaient la couleur des lèvres, id est, point de couleur. Les yeux étaient noirs comme de l’anthracite, le crâne pelé, la barbe absente. Rien de l’oiseau de proie cependant : dans toute la physionomie, une bonasserie morne, une inertie peut-être inoffensive, mais peut-être cachant l’indifférence la plus absolue pour le bien Comme pour le mal.

Les jambes, véritables types de fuseaux, sortaient d’un sac sans forme, qui avait dû être noir mat, mais était lustré par l’usure et la vieillesse. Les mains osseuses s’étendaient hors dès manches élimées et toutes frangées.

Donc le docteur Aloysius paraissait, au seuil de la maison : un autre personnage l’accompagnait jusqu’au perron. C’était le quatrième : maître Truphêmus.

Antithèse vivante de chair et d’os. De chair surtout. Truphêmus était rond : il représentait le cercle comme Aloysius la ligne droite. Et, en vérité, moins le cercle que la sphère. Tout était rond en Truphêmus, ensemble et détails. Agglomération de boules formant boule.

La tête d’abord, ronde avec des yeux ronds, bombés ; une bouche ronde, des joues rondes, un menton rond, un nez rond. Les épaules fuyaient dans une douce déclivité pour encadrer un thorax qui ne faisait qu’un avec le ventre, proéminent et se fondant avec les hanches, les cuisses et le reste. Le dos voûté ne déparait pas cette sphéricité : rien de droit ne brisait cette courbe. Les jambes complétaient, pôle sud, la tête qui figurait le pôle nord. On eût dit une outre qu’un verrier venait de remplir d’un souffle vigoureux.

Les deux docteurs causaient un instant sur le pas de la porte. Maître Aloysius tirait de sa poche un papier qu’il déroulait, puis lisait quelque chose que maître Truphêmus écoutait avec l’attention la plus profonde. C’était une liste. Truphêmus hochait la tête, approuvait ou avançait les lèvres, comme pour dire : Heu ! heu ! peu utile ! Alors Aloysius biffait. Ce travail de vérification achevé, Aloysius remettait le papier dans sa poche, tendait à Truphêmus sa main longue qui enserrait les doigts potelés de son compagnon !

La porte se refermait, Aloysius partait.

Son absence durait jusqu’au soir. Vers six heures, on voyait sur la route quelque chose d’insolite. C’était une voiture à bras, tirée par un homme. Maître Aloysius marchait derrière, couvant de son regard noir, la cargaison du véhicule.

Cargaison bien étrange. Un amas de ferraille. Des débris de métaux de toute sorte ; puis, pêle-mêle, des flacons pleins de matières de toutes couleurs, du bleu, du jaune, du vert, du rouge, voire même du blanc. La voiture était lourde, car l’homme suait et ses épaules, tendues en avant, s’arquaient sous la pression des bridelles de cuir. Par bonheur, la route était plane.

Le cortège arrivait devant Quiet-House. Maître Aloysius enjoignait au portefaix de s’arrêter quelques pas avant la maison. Puis il allait frapper lui-même de façon particulière, et on lui ouvrait de l’intérieur sans retard.

Maître Truphêmus apparaissait de nouveau, comme ces personnages des horloges qui sortent de leurs niches à certains moments de la journée.

Il venait avec son confrère, enlever successivement de la voiture les objets qu’elle renfermait : c’était un assez long travail, car elle était bondée au-dessus des ridelles. Et puis maître Truphêmus s’arrêtait parfois en chemin pour contempler le précieux fardeau qu’il portait dans ses bras : c’étaient par exemple de vieux morceaux de gouttières ou des barreaux rouilles, arrachés à quelques rampes d’escalier. Il les couvait amoureusement du regard, et, n’était le respect humain, on comprenait qu’il les eût baisés.

Mais Aloysius entendait qu’on se hâtât. Et, s’apercevant du trouble de son compagnon :

—  Allons, vieux gourmand lui criait-il, un peu plus vite que cela ! Vous savez bien que le dîner attend.

Dame Tibby se mettait de la partie : et les objets passaient par les mains des trois personnes, comme les briques que les maçons montent d’un étage à l’autre. Netty elle-même avait son rôle. Aloysius lui donnait les plus petits morceaux avec une tape amicale sur le front.

On payait l’ouvrier qui repartait avec un air visible de satisfaction, preuve que le travail était grassement rétribué.

III.

Pénétrons dans Quiet-House.

Il est sept heures du soir. Il fait presque nuit. Si bizarre qu’elle soit à l’extérieur, la maison est plus étrange encore à l’intérieur. Pas une pièce régulière et qui ait réellement droit au titre de chambre. Essayons cependant de décrire.

D’abord, les caves ne font qu’un avec le rez-de-chaussée et le premier étage. Seul, le second étage paraît soutenu par un plancher immobile. Tout l’espace qui s’étend depuis ce plancher jusqu’au sol à fleur de fondations est rempli par des caisses de diverses grandeurs que soutiennent dans le vide des chaînes et des cordes fonctionnant au moyen de poulies fixées à des poteaux de fer.

Ces caisses sont de grande taille, plus hautes qu’un homme ordinaire et formant un cube régulier. Elles sont munies d’une porte. Les poteaux de fer ont des bras mobiles qui tournent sur eux-mêmes, si bien que les caisses peuvent changer de position sur toute la largeur de la maison ; au moyen de chaînes et de poulies mises en mouvement par un mécanisme dont les engrenages se voient de tous côtés, on peut les descendre à telle hauteur qu’on le désire. Quand toutes ces caisses sont qu’on le désire. Quand toutes ces caisses sont élevées en l’air, elles laissent absolument libre le fond des caves.

Ici, il est plus facile de se rendre compte de la nature du lieu. Ce ne sont que fourneaux de formes bizarres, appareils de toute nature, cornues, alambics, matras ; puis des instruments de mécanique, une énorme machine électrique dont le disque de verre mesure plus de deux mètres de diamètre.

Ce sont là matériaux de chimiste et de physicien, à n’en point faire doute un seul instant.

Toute la portion de la façade qui regarde du côté du jardin, dont nous parlerons plus loin, est percée de hautes ouvertures, qui se ferment à volonté au moyen de volets glissant dans des rainures ad hoc.

Dans les coins, des amas de matières de couleur noirâtre, débris métalliques et rouilles. Aux murs, presque à ras du sol, des planches supportant des bouteilles, à demi ou complètement remplies de sels, de poudres, d’extraits, le tout étiqueté soigneusement.

En un point spécial, une planchette clouée à la muraille, et percée de trous au milieu desquels on voit des boutons blanchâtres, surmontés de petits écriteaux, portant ces mots : Me Aloysius, – Me Truphêmus, – salle à manger, – bibliothèque.

Ces mêmes indications se répètent sur les caisses de bois. Les boutons mettent en jeu des appareils électriques. Selon qu’on presse celui de droite, de gauche ou du milieu, la chaîne qui se déroule laisse descendre le cabinet d’Aloysius ou la bibliothèque. On adapte une échelle qui va du sol à la caisse, on ouvre la porte, et on s’introduit dans la boîte.

Au moment où nous jetons dans Quiet-House un regard indiscret, Truphêmus est au fond de la cave, et à la lueur d’une lampe de forme bizarre, dont se dégage la lumière blanche de l’électricité, suit dans un creuset le travail de transformation qui s’opère. Mais Truphêmus est visiblement préoccupé. Ses yeux ronds regardent mal, et sa pensée ne va pas droit son chemin.

Aussi, en un moment donné, fait-il un geste de découragement suivi d’un autre geste de décision. Il vient de prendre une résolution. Il écarte le creuset du foyer électrique qui maintient la fusion. Puis il se dirige vers le tableau indicateur et pousse violemment le bouton d’Aloysius. Un peu trop fort, en vérité, car voilà la chaîne qui tourne sur la poulie avec un grincement rapide, et la boîte qui descend comme si elle tombait ; mais les ressorts sont solides. La caisse s’arrête avec un tressautement.

Truphêmus applique l’échelle, étendant les bras autant qu’il est en lui, pour permettre l’ascension de son ventre proéminent. Il ouvre la porte.

Aloysius a été à demi renversé par le choc. Et ses membres osseux ont quelque peu souffert dans cette descente brusque.

—  Que diable ! mon ami, s’écria-t-il à l’apparition de Truphêmus, qu’est-ce qui vous prend ? Votre visite ressemble à la chute d’une avalanche.

Truphêmus ne répond pas. Il referme soigneusement la porte, et par un mouvement instinctif regarde autour de lui pour s’assurer que nulle oreille indiscrète ne peut entendre ce qu’il peut avoir à confier à son confrère. Et de fait, vu la disposition des lieux, la chose eût été vraiment malaisée.

—  En tous cas, reprend Truphêmus, en réponse à la vive interpellation de son ami, chute est impropre. L’avalanche descend, et je monte.

—  Soit. Du reste, le point est peu important, et votre purisme peut me faire grâce pour cette fois. Enfin, de quoi s’agit-il ? Avons-nous quelque accident en bas ?

—  Aucun.

—  Le brome va-t-il bien ?

—  Admirablement.

—  Le cyanure de potassium se comporte ?…

—  Comme il convient.

—  J’en suis fort aise, car vous m’aviez fait une peur !…

—  La peur n’est qu’une contraction musculaire…

—  Et involontaire. Mais ce n’est pas la question. Expliquez-vous, je vous prie, car j’ai hâte de me remettre au travail.

Maître Truphêmus, ainsi mis en demeure de s’exécuter, posa sa rotonde personne sur une pile de livres gisant à terre, et, appuyant son visage entre ses deux mains, les coudes portant sur ses genoux, regarda Aloysius de ses yeux d’un bleu mat.

—  Cher ami, je crois que, depuis notre liaison – ou mieux notre association scientifique – nous n’avons qu’à nous louer des progrès obtenus…

—  J’en tombe très volontiers d’accord. Et puisque j’en trouve l’occasion, permettez-moi de reconnaître l’étonnante faculté d’intuition dont vous êtes doué et qui nous a permis de résoudre des problèmes devant lesquels les plus savants avaient reculé…

—  Comme aussi je vous demanderai l’autorisation de rendre justice aux surprenantes épreuves de ténacité et de persévérance dont vous avez donné des témoignages extraordinaires.

Les deux savants saluèrent. On se serait cru dans une Académie.

—  Passons ! dit Truphêmus.

—  Passons ! dit Aloysius.

—  Et au nombre de ces problèmes, je prendrai la liberté, continua Truphêmus, de signaler tout particulièrement celui de l’alimentation. Vous connaissez la question aussi bien, je dois même ajouter mieux que moi ; cependant laissez-moi résumer les découvertes que nous avons réalisées, Aloysius ferma les yeux et croisa ses doigts qui craquèrent. Il écoutait.

—  De quoi se nourrit le corps humain ? Reprenons pour quelques moments le langage des routiniers ignorants. À cette question, ils répondent… quoi ? Que le corps se nourrit de substances végétales et animales ; les aliments doivent être tirés de ces deux espèces de la nature et ils excluent les substances purement minérales.

—  Comme si les Otomaques et les Guamos des bords de l’Orénoque ne se contentaient pas de terres seules !

—  En effet… reprit Truphêmus dont le ton indiqua le regret d’être interrompu. Je continue. Mais qu’est-ce que des substances végétales ou animales, sinon des combinaisons diverses d’éléments primordiaux nécessaires à la nutrition ; éléments peu nombreux, et qui seuls, j’insiste sur le mot, concourent utilement à l’entretien de la machine humaine ? Précisons. Tout ce qui est nourriture se compose de matières azotées mêlées d’autres substances privées d’azote. Et là est le point, j’ose le dire, où nous avons véritablement franchi d’un seul bond la limite que nous imposait la stupidité des impuissants… Partant de ce principe, que l’azote est le nutritif par excellence, nous nous sommes dit : Pourquoi l’humanité se crée-t-elle depuis si longtemps des tracas et des dangers sans nombre, pour chercher dans tous les pays du monde des substances de saveur, de forme, de couleur diverses, quand il est si simple…

—  De s’en tenir aux éléments même de la nourriture.

—  Parfaitement, et pour cela faire, que fallait-il ?

Ici Truphêmus appuya lentement sur chaque mot.

—  Analyser des éléments du corps de l’homme, en établir les quantités proportionnelles, afin de les remplacer au fur et à mesure de leur épuisement.

—  En vérité, dit Aloysius, on ne saurait annoncer plus clairement nos idées.

—  L’homme, continua Truphêmus visiblement flatté de cet hommage direct, contient de l’oxygène, de l’hydrogène, de l’azote, du phosphore et du fer… Si, par combinaison binaire ou tertiaire, ces éléments produisent la matière organique et, comme l’a si bien dit le grand Berzélius, les matières organiques sont des oxydes de radicaux, qui eux-mêmes résultent, les uns de deux éléments, carbone et hydrogène ou carbone et azote… Mais passons sur les détails.

—  Oui, passons ! répéta Aloysius.

—  Devions-nous donc accepter,sans mot dire, la ridicule condamnation prononcée par l’ignorance contre quiconque tenterait de reconstituer les matières organiques ? Dœbereiner, Hatchett et Wœhler ne nous avaient-ils point prouvé que la solution du problème était proche ? Qu’avait-il manqué à leurs expériences pour qu’elles fussent définitives ?

Et Truphêmus regarda son vieux compagnon d’un air malin. Aloysius sourit.

—  Oui, que leur avait-il manqué ? dit-il à son tour.

Il y eut un moment de silence. Les deux savants savouraient leur triomphe en le renouvelant par la conversation. Mais Truphêmus reprit le premier sa gravité :

—  Il leur avait manqué, à ces précurseurs d’Aloysius et de Truphêmus, de comprendre que si les combinaisons s’effectuaient, c’était sous l’influence d’un principe qu’il n’est pas donné à l’homme de définir, mais dont il constate l’existence… à savoir le principe de la vie, et que par conséquent, pour que la matière organique se produisît, il fallait que les combinaisons se fissent sous l’influence de ce même ; principe. En un mot, et pour finir, il suffisait d’introduire dans le corps humain l’oxygène, le carbone, l’azote et l’hydrogène, pour que sous l’action de la vie la matière se reconstituât.

—  Et quand on songe, dit Aloysius pensif, que dés générations successives ont souffert de la faim parce qu’elles ne pouvaient se procurer de froment, de viandes ou de légumes.

Chacun dé ces trois mots avait été prononcé avec un dédain intraduisible, qui s’accentua d’ailleurs dans un ricanement de Truphêmus.

—  Pourtant la sagesse des nations, objecta-t-il, n’avait-elle pas tracé à l’humanité sa véritable voie dans cette phrase : « Vivre de l’air du temps… » Mais passons.

—  Passons ! répéta encore une fois Aloysius.

—  Il s’agissait donc d’opérer l’ingestion dans l’organisme humain, et pour les soumettre à son action, des éléments premiers de toute nourriture, après avoir toutefois soigneusement établi la proportion des poids atomiques… pour des analystes tels que nous, cher maître, c’était un jeu…

—  C’était un jeu, dit Aloysius flatté à son tour.

—  Puis de réduire ces éléments sous une forme telle que leur ingestion fût facile, laquelle forme s’imposait elle-même, la forme liquide. C’est alors que, parvenus à obtenir la liquéfaction de l’azote, vainement tentée jusqu’ici, à modifier les proportions combinées de l’oxygène et de l’hydrogène, de façon à produire des eaux diverses, nous avons composé ces liqueurs différentes, qui depuis tantôt un an, servent à notre nourriture.

—  Et nous ne nous en portons pas plus mal, fit Alosyius, que sa maigreur paraissait enchanter.

—  Je m’en porte même d’autant mieux, dit Truphêmus en fermant les yeux et en tapotant des doigts son ventre rond et creux.

—  Il faut dire, reprit Aloysius, que vous êtes un gourmand d’azote surtout. Peste ! quelle consommation ! Aussi cela vous profite…

—  Que voulez-vous ! je suis un mangeur !

—  Mais quelle joie, continua Aloysius, de se sentir dégagé de tous ces soucis ridicules auxquels l’humanité s’est si longtemps condamnée, de n’avoir plus ces prétendues recherches de goût qui vous faisaient l’esclave de quelques papilles nerveuses… Mais pourquoi m’avez-vous rappelé tout cela, cher maître ?

—  Parce que, mon ami, je suis sur la trace d’une découverte encore plus étonnante, encore plus remarquable…

—  Impossible !

—  Je vous l’affirme.

—  Parlez ! Parlez vite !

—  Je vous avoue, dit Truphêmus, que notre entretien s’est prolongé plus que je ne l’avais supposé… j’ai une faim ! Si vous me le permettez, nous le reprendrons après dîner… et, à propos, quelle est la carte aujourd’hui ?

—  C’est le jour des œufs… C48H36AZ161.

—  Fort bien. Allons dîner.

IV.

La caisse qui portait le titre de salle à manger n’était pas le lieu le moins bizarre de cette habitation d’excentriques.

Lorsque les deux savants y entrèrent, par les moyens décrits, les deux autres habitants de la maison s’y trouvaient déjà, c’est-à-dire dame Tibby et sa fille.

Au milieu de la pièce s’étendait une table qui n’aurait rien offert de remarquable si sa nappe étincelante de blancheur n’avait été couverte d’objets peu propres à donner l’idée d’un repas.

Aux quatre places qui allaient être occupées par les Convives se trouvaient divers appareils de forme étrange ; flottant entre le flacon et l’alambic.

Au bout de la table un ballon de verre à col effilé se recourbant et trempant dans Un petit seau rempli de limaille. Au-dessus du ballon, une lampe électrique avec ses deux pointes de charbon.

À l’arrivée d’Aloysius et dé Truphêmus, la femme et l’enfant se levèrent.

Dame Tibby était jeune encore, quarante ans à peine. Elle avait sans doute été jolie, ainsi qu’on en pouvait juger par la finesse de ses traits. Mais toute sa physionomie était empreinte d’une telle expression de souffrance, ses joues amaigries révélaient une fatigue si profonde, qu’elle semblait moins une femme qu’une ombre endolorie.

Netty était petite : elle avait cinq ans, mais avait à peine atteint la taille de deux ans. Son teint était si blanc, son front si pâle, qu’on hésitait à croire que ce fût du sang qui coulât dans ses veines. Seuls les yeux vivaient : dans son regard il y avait une malice, ou mieux une méchanceté diabolique. Pas un éclair de douceur, mais une âpreté continue. Si elle parlait, sa voix était sèche et dure : on aurait cru entendre le grincement des rouages d’un automate.

Maître Aloysius, le père s’approcha d’elle et lui fit sur les cheveux une caresse amicale : l’enfant ne sourit pas. Elle tourna sur le savant ses yeux mats et fixes, avec leur reflet d’acier bleuâtre.

Truphêmus salua galamment dame Tibby, en lui disant de sa voix flûtée :

—  Eh bien ! sommes-nous en appétit aujourd’hui ?

Dame Tibby semblait douce : mais il ne faut jamais oublier que les apparences sont éminemment trompeuses.

Elle releva la tête à cette interpellation comme le cheval qui sent l’aiguillon :

—  En appétit ! s’écria-t-elle. Je voudrais bien savoir si la faim n’est pas une maladie chronique.

—  Eh ! eh ! ricana Aloysius, voici que vous aussi, chère amie, vous vous habituez à parler le langage scientifique…

—  Mieux, du moins, fit-elle d’un ton de colère, qu’à avaler vos misérables drogues…

—  Là ! là ! ne nous emportons pas, reprit Aloysius, tandis que Truphêmus jugeait inopportun de se mêler à la conversation. Je sais que vous êtes attachée mesquines aux préoccupations de la vie des ignorants…

—  Certes, si vous entendez par là les rumpsteaks de bœufs ou les côtelettes de mouton…

Aloysius sourit avec une expression de profonde pitié.

—  Vous vous laissez séduire par la couleur, par le goût ! Tenez, continua-t-il en soulevant et en approchant de son œil un des flacons déposés sur la table, voyez cette liqueur pure et claire : elle renferme tous les éléments consécutifs des mammifères herbivores… Rien n’y manque. En quoi serait-il plus agréable, je vous le demande, de vous fatiguer les dents à déchirer et à broyer cette chair fibreuse ! Mais assez sur ce sujet. Ce que Chrysostôme disait du jeûne, je l’applique à notre système : C’est la mort du vice, la vie de la vertu ; c’est la paix du corps et l’ornement de la vie ; c’est le rempart de la chasteté et le boudoir de la pudeur.

—  Bravo ! dit Truphêmus. Encore un peu d’azote, je vous prie.

—  Prenez garde, cher ami, reprit Aloysius en lui passant le tube ; vous arriverez à la pléthore ; et alors, gare à la congestion !

—  Après nous le déluge !

—  Cet « après nous ! » ne tardera pas beaucoup ! murmura l’incorrigible dame Tibby, en sirotant à petits coups une combinaison d’hydrogène et d’acide carbonique.

—  Encore ! fit Aloysius avec une mine d’impatience. Dame Tibby, ma chère, nous ne nous entendrons donc jamais ?

—  Non, certes, tant que vous nous condamnerez, Netty et moi, à cette maudite nourriture.

—  Je vous ferai remarquer, mon amie, que notre Netty est loin de s’en plaindre.

—  Cela ne m’étonne pas ! Elle n’en aurait pas la force. Tenez, puisque nous venons à ce sujet, je vais vous dire une fois pour toutes ce que j’ai sur le cœur… Avec vos prétentions de savant, vous et votre digne acolyte, M. Truphêmus, vous êtes des fous…

—  Oh ! fit Truphêmus, directement interpellé et interrompu dans la dégustation d’un mélange à base d’acide cyanhydrique pour activer la digestion.

—  Vous n’avez pas besoin de protester, monsieur Truphêmus ! s’écria dame Tibby, qui s’exaltait, vous êtes des fous ; et des assassins !.Oui, des assassins ! Et ce qu’il y a de plus atroce, monsieur le grand docteur Aloysius, c’est que, non content de tuer votre femme, voilà que vous empoisonnez votre enfant !…

—  Madame ! interrompit Aloysius, les substances vénéneuses…

—  Avec cela qu’il ne suffît pas de la regarder, cette pauvre chérie ! Est-ce que c’est là un enfant ? Elle va avoir cinq ans… cinq ans, entendez-vous ?… dans deux mois ! Eh bien ! est-ce que c’est là une fille de cinq ans ? Elle est toute petite, toute faible… Ah ! tant que j’ai eu du lait, moi, sa mère, je l’ai soutenue, je l’ai nourrie… Lors de vos premiers essais, j’ai réussi à introduire ici quelques bribes de cette nourriture que vous dédaignez, mais qui lui était nécessaire… Aujourd’hui, rien, plus rien que vos répugnantes combinaisons !… et elle meurt de votre azote et de votre oxygène… mais vous êtes content, vous ! Elle est souffreteuse, rachitique, elle ne grandit pas, elle ne vit pas, la mort a déjà la main sur elle… Et vous, enfermé dans votre officine d’empoisonneur, vous cherchez le plus court moyen de vous débarrasser d’elle et de moi !

Dame Tibby, épuisée par un violent effort, retomba sur son siège.

Aloysius avait repris le calme qui convient aux adeptes de la vraie science. Seulement il murmurait :

—  La femme, a dit saint Jean Chrysologue, est la cause du mal, l’auteur du péché, la pierre du tombeau, la porte de l’enfer, la fatalité de nos misères.

L’enfant regardait successivement sa mère et le docteur de son œil atone.

Truphêmus mangeait… scientifiquement.

—  Vous avez fini ? demanda enfin Aloysius. À qui n’a pas la foi, nul ne peut la donner. Notre système repose sur des données positives que vos criailleries ne pourront infirmer… J’ai dit.

Le docteur était cependant plus troublé qu’il ne le voulait laisser paraître.

Truphêmus se pencha vers lui, et lui dit un mot à l’oreille. Aloysius le regarda d’un air à la fois surpris et joyeux.

—  Oui, oui, reprit dame Tibby qui avait surpris cet aparté, complotez, complotez… mais tout cela ne peut durer.

—  Madame, dit Truphêmus, qui se redressa autant que sa rotondité le lui permettait, laissez-moi Vous dire que vous vous méprenez : sur mon caractère, si vous supposez un seul instant que je puis donner quelque mauvais conseil au docteur Aloysius…

« Je suis persuadé au contraire que vous me remercierez lorsque vous connaîtrez le résultat de l’entretien que je sollicite en ce moment du père de Netty…

Dame Tibby haussa les épaules. Et, après ce geste irrévérencieux, la séance fut levée.

Quelques instants plus tard, les deux savants, grâce aux combinaisons mécaniques dont il a été parlé, se trouvaient dans la caisse dite cabinet de travail du docteur Aloysius.

—  Mon cher ami, disait Aloysius, ne vous jouez pas de mon impatience… je vous avoue que les paroles de dame Tibby m’ont vivement ému, sans que je voulusse le lui laisser voir… et je ne suis pas sans inquiétude sur le sort de notre chère Netty…

—  Aussi, que vous ai-je dit tout à l’heure ?

—  Que vous aviez trouvé le -moyen de lui donner la force et la santé…

—  Et je le prouve.

La conversation devint alors si intime, qu’il eût été impossible à l’ouïe la plus fine d’en saisir un seul mot ; seulement, par intervalles, Aloysius laissait échapper un geste d’étonnement, ou hochait la tête en signe de doute.

Alors Truphêmus devenait plus pressant ; il parlait, parlait. Aloysius redevenait immobile et écoutait avec attention. Tout à coup il s’écria :

—  Admirable ! sublime ! Docteur Truphêmus, vous avez du génie !

V.

Le lendemain matin, un mouvement inaccoutumé se produisit dans Quiet-House. Il fallait évidemment qu’un grand événement se fût accompli ou fût à la veille de se réaliser. Dès l’aube, la porte s’ouvrit et les deux savants sortirent.

Dame Tibby et l’enfant les reconduisirent sur le seuil de la porte : il était clair qu’il avait eu réconciliation, car la mère avait l’air presque joyeux. Quant à Netty, toujours indifférente, elle regardait la route et les lueurs du soleil.

—  Vous voyez bien, chère femme, disait Aloysius, que la science a toujours des secrets en réserve pour ses fervents serviteurs.

—  Dieu vous entende ! murmura dame Tibby.

Aloysius et Truphêmus ne s’arrêtèrent pas à Hoboken ; là, ils louèrent une voiture et roulèrent droit vers la grande route. On les vit passer Jersey City, Harlem, Yorkville, longer le Parc, et, fait plus remarquable encore, s’engager dans Broadway. Ils allaient, ils allaient toujours. Arrivés à Union square, ils regardèrent autour d’eux. Ils semblaient aussi dépaysés que s’ils avaient habité une des extrémités de la terre. Mais leurs yeux rencontrèrent l’enseigne d’une agence de constructions. C’est là qu’ils se dirigèrent.

L’industriel les écouta avec le flegme qui convient, lança de nombreux jets de salive noire en mâchant son tabac, puis il prit un crayon, dessina un plan, inscrivit des dimensions, fit ses calculs, et finalement formula son prix.

Truphêmus tira de sa poche un lingot d’or. Le marchand le regarda, le pesa, l’essaya et signa un reçu, qu’il remit aux deux savants.

—  Vous commencerez demain ? dit Aloysius.

—  Demain.

—  Et il vous faut ?

—  Huit jours.

—  Bien.

—  Et c’est pourquoi la route qui passait devant Quiet-House s’anima par le passage d’ouvriers qui allaient et venaient ; et c’est pourquoi encore, trois mois après, Franz Kerry écrivait à un de ses amis la lettre suivante :

VI.

Franz Kerry, à Edwards B…, à Baltimore.

« Cher ami, tu vas enfin être satisfait. Tant de fois tu m’as raillé pour n’être pas amoureux, que j’attends par le premier courrier tes plus vifs éloges. Que veux-tu ; il fallait que l’heure sonnât, et en vain j’écoutais tomber une à une dans le passé les journées et les minutes, sans qu’aucun son vînt frapper mon oreille

« Tu connais mon esprit : né d’une mère maladive et à qui le positivisme de mon père avait fait l’existence désespérée, j’ai sucé dès ma naissance le lait mortel de la fantaisie. Pauvre femme ! Je m’en souviens encore, je la voyais, tout petit que j’étais, se pencher sur mon berceau, regarder de ses grands yeux bleus mes yeux qui venaient de s’ouvrir… on eût dit qu’elle cherchait à y plonger comme dans un monde inconnu, et moi j’écartais bien larges mes paupières pour lui laisser le champ le plus large possible… puis, comme en un miroir, je voyais dans sa pupille dilatée se dessiner des mondes inconnus, irradier des rayonnements étincelants, ou bien se développer, profonds et dans une perspective infinie, des paysages s’évanouissant en des ombres lointaines ; ou bien encore il me semblait que s’approchaient de moi, rapides comme si elles eussent des ailes, des formes admirables de contours et de couleurs.

« C’étaient mes premières excursions dans le pays du rêve : l’attraction commençait, attraction terrible, qui vous entraîne si loin, si loin, qu’il n’est plus de retour possible. Quand j’étais seul, je fermais les yeux et je regardais… Quoi ? La huit, la nuit dont j’éprouvais l’amour, que je recherchais, que je désirais… Dans ces ténèbres volontairement formées pour moi seul, je créais par l’imagination un monde qui m’appartenait, et dans lequel nul n’avait pénétré et ne pénétrerait jamais. Jouissance égoïste que peuvent apprécier ceux-là seuls qui ont été assez maîtres d’eux-mêmes pour la savourer lentement, consciemment.

« Je grandis. Je me trouvai lancé dans le monde extérieur. Combien il me parut mesquin en comparaison de mon univers à moi ! Ce que vous appeliez le beau n’était qu’une déviation de cet idéal dont j’avais la pure notion ; vos couleurs criardes, vos lignes irrégulières, vos monuments grotesques. En vain, je cherchai ; j’entendais quelqu’un d’entre vous parler avec éloge de tel spectacle, de tel bâtiment : aussitôt je me rendais au point indiqué : jamais je n’éprouvais d’autre sentiment qu’une profonde désillusion. Devais-je être plus heureux en contemplant l’homme qu’en étudiant ses œuvres ?

« Oh ! que là encore la beauté me parut froide ! Pas un front sur lequel resplendît la pensée de l’Infini : partout, au contraire, écrits en rides prématurées, les soucis de la vie actuelle, pratique ; sur les plus jeunes visages, des préoccupations mesquines ; sur les physionomies des vieillards, le regret du passé et non l’élan vers cet avenir, cependant si proche.

« Et, le dirai-je ? la matérialité me faisait horreur. Je ne comprenais pas qu’on se condamnât à vivre dans ce milieu glacé qu’on appelle la société et qui n’est qu’un immense cimetière, quand il était si facile de se créer une existence toute d’extase et de rêverie.

« Vint l’adolescence, ce que vous appelez l’âge des passions, comme si cette fougue n’était pas au contraire un effet de la matière, tendant à dominer l’âme et à en faire son esclave. Chez moi, la lutte fut rude. J’étais plein de vigueur, mon sang bouillonnait dans mes. veines, mes tempes battaient. Mais peu à peu le sentiment vrai se dégagea ; ce qui parlait en moi, c’était une aspiration nouvelle vers l’idéal ; qui est la beauté.

« Il ne me suffisait plus de la contempler, de l’admirer : je voulais la posséder, m’identifier à elle, m’en imprégner en quelque sorte eh me baignant dans ses effluves. Seulement je fis au préjugé une concession. J’admis la relativité dans la perfection, c’est-à-dire que j’aimai une femme. Elle était admirablement belle. Oh ! sur ma foi, jamais plus splendide manifestation de la vie n’avait pu être rencontrée.

« Vous la proclamiez tous le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, et les femmes elles-mêmes se retournaient sur son passage, s’irritant de l’hommage qu’elles étaient contraintes de lui rendre.

« Ah ! je me souviens… et j’en ris encore ; j’en ris, je te l’affirme. Je me souviens du débordement d’envie qui monta jusqu’à moi, lorsque la belle Thémîa me choisit entre tous ses adorateurs. Pauvre femme ! elle m’aimait… j’en ai la conviction. Quand je lui parlais, elle s’efforçait de me comprendre et fixait sur moïses grands yeux de velours comme si elle eût voulu lire dans ma pensée… Pauvre !… pauvre !… elle était belle comme votre marbre, comme votre diamant, marbré dont la plus belle pierre est striée, diamant qui reflète la lumière, et ne saurait de lui-même tirer un seul rayon !… Un jour, je partis en la maudissant et ne la revis plus.

« Alors je voyageai : il me semblait que la nature, avec ses dimensions surhumaines, serait enfin à la taille de mes créations imaginaires. Certes, je ne suis pas un profane, et je défends à tous de me refuser l’intelligence du beau : je comprends aussi bien que qui que ce soit les jouissances qu’un esprit, circonscrit dans ses aspirations, peut ressentir, notamment en présence de L’Océan, alors que la nuit on est seul, sur l’avant d’un navire à voiles. Le craquement des mâts est une harmonie qui rappelle la faiblesse de l’œuvre humaine en face de ce coin de l’œuvre créatrice… Il y a dans le souffle qui passe comme une expiration du Tout immense, l’horizon est si éloigné que l’œil peut à peine noter ses contours… Mais plus loin ! mais plus loin ! Colomb marchant vers l’Amérique avait un but auquel se heurtait sa pensée ; il pouvait être satisfait ! Mais pour celui qui a la conscience de l’infini, où est le but ?

« Le non-fini s’étend au-delà de la conception, qui n’est elle-même qu’un relais, un temps de repos… la pensée n’étant qu’une émanation du cerveau, organe imparfait, puisque au-dessus, au-delà de toute chose crée, il y a la chose, la force créatrice, la pensée donc procède de l’infirmité de son producteur. Qui sait ce que rêve la pierre lancée en avant par la fronde ! Elle se sent gravir les échelles de l’air, elle aspire aux espaces immesurés… mais la force de la fronde étant x, la force en avant de la pierre sera x. En un moment, elle retombe. La pensée, elle, s’accroche de par sa puissance spéciale au point qu’elle a atteint, et de là, fatigue réparée, elle s’élance vers des limites nouvelles… Oh ! la pensée ! seule joie de l’homme, seule force, seule puissance, essence réelle de l’humanité !… qui traverse d’un seul bond vos mondes grotesques, et n’y trouvant même pas un peint d’appui, se demande : Où ? Comment ? Pourquoi ?

« Non, jamais tu ne connaîtras cette torture. Tu es raisonnable, toi, tu t’occupes de tes affaires. Je t’aime ! je ne saurais dire pourquoi. Toi seul me rattaches – ou mieux me rattachais – à l’humanité. Tu as une bonne nature, tues franc, tu es loyal. Il y a aussi des profondeurs dans l’honnêteté ; la bonté tient de l’infini : tu me consolais de l’étroitesse des autres cœurs.

« Lorsque je revins, ayant visité ce quel les hommes avaient visité avant moi, ayant en outre, et par orgueil, gravi des pics réputés inaccessibles, contemplé des sites sur lesquels nul œil humain ne s’était reposé, je consultai mon cœur : il était vide ; nulle joie n’était venue satisfaire, cette faculté d’expansion qui entraînait tout mon être.

« C’est alors que je te fis part de mon projet. Je me trouvais entre deux alternatives : la mort ! Pourquoi ce mot me faisait-il peur ? pourquoi éprouvais-je en le prononçant une sensation semblable à un froid glacial ? Pourquoi la désagrégation de moi-même me paraissait-elle effrayante ?… Oh ! si j’eusse été sûr du moins que, dégagée des fibres matérielles qui l’enlacent comme un réseau d’acier, ma pensée aurait pu, libre, s’élancer vers l’immatérialité, plonger à jamais dans les vagues sans cesse renaissantes de l’infini.., Mais où était la preuve de cette possibilité ?

« Avant tout, je voulus voir, savoir, pressentir cet avenir avant de m’y élancer, comme ferait le plongeur qui sonderait la mer avant de s’y jeter… Et puis ces facultés, dont je constatai l’existence en moi, ne pouvaient-elles pas par leur exercice me procurer les jouissances cherchées ? l’instinct qui me guidait n’était-il pas la preuve que cet instinct même pouvait être assouvi ?… L’homme qui ressentirait pour la première fois les attaques de la faim ne trouverait-il pas dans cette appétence même la preuve de l’existence des aliments ? Alors il marcherait pour chercher ce qui ne vient pas à lui ?

« Je résolus de me livrer à des études nouvelles ; et tu le sais, ami, muni de tous les instruments nécessaires, fort de mon ardeur et de ma volonté, je m’exilai volontairement de la ville pour réinstaller sur la petite colline qui est au nord d’Hoboken… Là, depuis plusieurs mois, loin du monde, je ne regarde plus la terre ; mais sans cesse mes regards, tournés vers le ciel, interrogent cet espace immense dont les limites sont imperceptibles… Ah ! cher, cher, si tu savais quel enivrement splendide envahit tout mon être pendant ces longues contemplations ! le tourbillonnement de l’infini se répercute dans mon cerveau…

« Qui donc a parlé d’opium, de haschich, de toutes ces drogues empoisonnées qui surexcitent le cerveau pour lui donner une jouissance fiévreuse et dont il n’a même pas la conscience nette ! Moi, calme, froid, je regarde le ciel… Alors, l’hypnotisme de la profondeur sidérale s’impose à mes organes, et, dans une sorte d’immobilité cataleptique, je perçois des splendeurs innommées… Mes sens se décuplent… je vois dans ces éternités la vie des mondes qui se meut et se perpétue. Et quels mouvements ! les vastes cascades de lumière, tournant sur elles-mêmes, tombant et remontant sur un cercle sans limites : les écroulements de l’éther effleurant les masses sidérales, et parfois, épouvantement de ma faiblesse en face de cette force, les anéantissant comme une balle de papier dans le fourneau d’un fondeur !

« Alors je retombe, brisé, écrasé ; l’ivresse est trop violente, les ressorts de mon être ont plié sous cette pression du splendide ! et la nature reprenant son empire, je m’évanouis.

« C’est pendant une de ces crises, il y a quelques jours, que se produisit le fait qui devait avoir sur mon existence une influence décisive.

« C’était dans une après-midi. Le ciel était pur ; seulement, quelques vapeurs nageaient dans l’air où la lumière semblait se noyer, comme dans un lac transparent. Je regardais, et bientôt se présentèrent pour moi les splendeurs cherchées.

« L’horizon me parut un immense anneau irisé, au milieu duquel, et par couches parallèles, se mouvaient des cercles concentriques formant des ondes lumineuses et changeantes, admirablement teintées. Ces ondes se multipliaient,et toujours l’espace laissé libre par les circonférences diminuait d’étendue. Au point central resplendissait un faisceau rayonnant… Tout à coup, au foyer même de cette éblouissante symphonie de lumière, parut un être… Je ne puis le décrire, les mots me manquent. C’était la synthèse de toutes les beautés, l’éclosion de toutes les grâces ; c’était l’ange, c’était l’idéale, la pensée prenant forme, le rêve s’animant… Elle me regarda ; ses yeux rencontrèrent les miens… Je fus comme foudroyé !

« Naturellement, lorsque je revins à moi, ma première pensée fut que cette apparition n’avait existé que dans mon imagination… Et, d’ailleurs, où pouvait vivre semblable perfection ? Je m’étais assis sur la terrasse de ma maison, la tête dans mes deux mains, laissant errer mes yeux à l’aventure… Je me reposais de ces émotions en regardant la terre, quand un étrange spectacle frappa mes regards. Croirais-tu que depuis mon séjour dans cette habitation,je n’avais pas encore examiné les environs ?

« Je n’ai pas besoin d’insister pour te faire comprendre que mes yeux, exercés à la vision dès ma plus tendre enfance, sont doués d’une faculté de perception infiniment supérieure à celle que possèdent les yeux des autres hommes…

« Ce que j’apercevais distinctement, ce qui me frappait d’étonnement, était, à la distance de quatre milles environ, une sorte de palais de verre, de la dimension d’un kiosque oriental ; pas une parcelle de 1er ni de bois ne s’apercevait. Chose curieuse, les plaques de verre sur lesquelles le soleil jetait ses rayons étincelants étaient, sans exception, de couleur violette, mais dé ce violet qu’on ne trouve que dans le cristal nommé iolite.

« Le kiosque se trouvait au milieu d’un jardin dont, sans exception, les arbres, les branches et les feuilles elles-mêmes, présentaient cette même couleur ; la terre, le sol, étaient violets.

« Une porte s’ouvrit… et une jeune fille parut, vêtue de longs vêtements violets, laissant circuler la lumière autour du corps le plus admirable que jamais sculpteur ait pu rêver. Ces formes divines n’empruntaient rien de leur perfection à l’humanité : c’était comme un moulage de vapeurs condensées, tant cette beauté était suave et pure ; un voile de même étoffe et de même, couleur ombrageait le visage, dont les lignes étaient idéalement ravissantes… Je poussai un cri !…

« C’était elle, c’était celle qui, quelques minutes auparavant, m’était apparue toute rayonnante de splendeur et d’immatérialité, au milieu du ciel étincelant… C’était elle. Je compris, cette envahissante sensation qui s’empare de toutes les forces de l’être, les secoue et les avive… Elle ! Pour la première fois je pouvais prononcer ce mot avec un indicible tressaillement, alors qu’il se répercutait Comme un écho dans toutes les fibres de mon corps… Cette femme, cet enfant (car je ne savais rien… sur mon honneur ! le détail m’échappait), c’était ma pensée à moi, c’était mon infini… c’était ma vie… Enfin j’existais, je sentais.

« Puisque tu veux bien t’intéresser à ce qui me touche, je te tiendrai au courant de ce qui va se passer… Jusqu’ici, je n’ai pu arriver jusqu’à elle, mais je ne désespère pas d’y parvenir. Désespérer quand toute ma vitalité est concentrée dans cette volonté ! quand elle m’attend, comme je l’attends, quand elle m’appelle, comme je l’appelle !

« À bientôt, ami, à bientôt ! »

VII.

Maître Aloysius et maître Truphêmus sont dans leur laboratoire, c’est-à-dire dans la cave. Mais les fourneaux sont éteints, les cornues semblent mélancoliques, les alambics ont un air contrit.

Non moins contrits et moins mélancoliques que ces objets inertes sont les deux êtres animés qui se saluent mutuellement du nom de docteur.

Ils sont assis, l’un en face de l’autre. La maigreur d’Aloysius est plus cadavérique que jamais ; Truphêmus s’est arrondi. Leurs bras pendent dans une attitude de découragement : ils se regardent et semblent hésiter à parler.

—  Dame ! fait enfin Truphêmus.

—  Parbleu ! répondit Aloysius.

—  Cela devait être…

—  Évidemment.

—  Les forces humaines ont leurs limites…

—  Elles ont leurs limites…

—  Ceci est indiscutable…

—  Indiscutable…

—  Certain…

—  Sûr…

Puis le silence se rétablit. Aloysius est appesanti, Truphêmus est accablé.

—  Pourtant !…

—  Cependant… insiste Aloysius.

—  La théorie est juste…

—  Indiscutable…

—  Indiscutable…

—  Certaine…

—  Sûre…

Nouveau silence.

Truphêmus reconquiert le premier son sang froid : il ramène ses deux mains sur son ventre, qu’il tapote :

—  Là ! là ! fait-il, ne nous laissons pas abattre… et surtout rie perdons jamais de vue la méthode ; si vous le permettez, mon savant compagnon, nous, allons étudier logiquement toutes les faces du problème.

—  Faites, dit Aloysius dont l’indifférence semble acquise par avance au raisonnement de son associé.

Celui-ci ne se laisse pas facilement troubler : c’est l’orateur de ce duo.

—  Donc, reprenons un à un les chaînons de nos déductions, et voyons si d’aventure nous n’avons pas pêché en quelque point essentiel. Primo, ceci était acquis : votre fille Netty semblait dépérir, quoique nous l’eussions mise à double dose d’azote et d’albumine. Ceci est-il vrai ?

—  Vrai ! répondit Aloysius, qui ne peut se refuser à cette première concession.

—  L’enfant était chétive, ses membres ne se développaient pas suffisamment, et j’ai parfois souvenance de la colère que dame Tibby…

—  Dieu veuille avoir son âme ! murmura Aloysius : ce qui nous apprend incidemment la mort de la mère de Netty.

La malheureuse avait succombé à une anémie mortelle.

—  Dieu veuille avoir son âme ! répéta Truphêmus. Je disais donc…

Et il chercha un instant dans sa mémoire. Cette invocation inopportune à la Divinité avait fait obstacle à la certitude de son argumentation.

—  Ah ! je disais que le nouveau problème était celui-ci : faire marcher de pair le développement du corps avec sa nutrition… C’est ce que j’eus l’honneur de vous exposer, un soir, s’il vous en souvient, qu’après un repas succulent, nous nous étions enfermés dans notre laboratoire… Or, et c’est ici que je revendique, s’il m’est permis de le faire, une certaine originalité d’invention, j’attirai votre attention sur un phénomène que l’expérience nous avait démontré… il est de règle en fait de science, qu’on ne peut procéder que du connu à l’inconnu… Quel était le connu ? Voici : une plante, un être végétal soumis à l’action de la lumière violette, croît avec une rapidité infiniment plus grande que le même végétal soumis à l’action des rayons blancs : Le fait est-il acquis, oui ou non ?

À cette mise en demeure si péremptoire, Aloysius répondit par une inclinaison de tête, le nutus des anciens. Ce qui suffit d’ailleurs au positif Truphêmus, qui reprit avec une nouvelle ardeur :

—  Bon ! quel était alors l’inconnu ? L’X à découvrir ou à vérifier ? Car, d’ores et déjà, l’analogie parlait. Voici quel était l’inconnu : Le même phénomène se produirait-il, s’il s’agissait non plus d’êtres placés au second échelon de la nature, mais d’êtres mobiles, muni des organes de la locomotion ; en un mot, lorsqu’il s’agirait des animaux… lorsqu’il s’agirait de l’homme ? Quand je vous ai communiqué cette pensée, que je n’hésiterai pas,, malgré toute ma modestie, à qualifier de trait de génie, votre intelligence supérieure a été aussitôt frappée de tout ce qu’elle présentait d’ingénieux et surtout de l’immense horizon qu’elle ouvrait à la science. Fûtes-vous frappé, oui ou non ?

—  Je fus frappé, dit Aloysius docile.

—  Or, l’occasion se présentait justement de faire immédiatement une expérience concluante. Je me rappelle encore mes paroles : « Maître, vous ai-je dit, le savant n’a rien qui lui appartienne en propre ; le chercheur n’est ni propriétaire, ni possesseur, ni père. Votre fille Netty est rachitique, malingre, petiote. Tentons sur elle l’expérience qui a tant de fois réussi sur les plantes. – À quoi vous m’avez répondu par cette phrase éminemment pratique, et qui prouve que le sentiment ne perd jamais ses droits : « Une jeune fille n’est-elle pas une fleur ? » Je vous fis observer que là justement gisait le problème, et d’un commun accord nous convînmes de soumettre la jeune Netty à l’action constante des rayons violets. En hommes vraiment intelligents, nous ne voulûmes pas retarder l’exécution de notre plan, et en quelques jours nous avions fait construire le pavillon violet ; j’avais enduit de même couleur les arbres et modifié leur sève. Vous-même prépariez un sable destiné à changer la teinte de la terre. Restait la question de costume : et dame Tibby, qui avait adopté notre idée avec enthousiasme…

—  Dieu veuille avoir son âme !

—  Dieu veuille avoir son âme ! Je disais que dame Tibby confectionna de ses propres mains le vêtement qui devait couvrir l’enfant. Tout cela est indéniable, indéniable, indéniable…

—  Indéniable ! répéta Aloysius.

—  Or, trois mois se sont passés. Pendant tout ce temps, la jeune Netty a été soumise à l’action des rayons violets ; elle a vu violet, pensé violet, mangé violet… elle s’est imprégnée, imbibée de violet… et il a été clair pour nous que nos déductions ne nous avaient pas un seul instant égarés… car…

—  Elle a grandi, murmura Aloysius.

—  Grandi ! grandi ! dites qu’elle a poussé plus rapidement que le plus vivace des cryptogames ; au bout de quinze jours elle avait crû d’un demi-pied ; un mois plus tard elle mesurait trois pieds trois pouces… Aujourd’hui il y a temps d’arrêt, elle est à quatre pieds huit pouces, taille absolument normale pour la femme… En trois mois, d’une enfant nous avons fait une créature admirablement constituée parvenue à son entier développement. La science a vaincu la nature, elle l’a contrainte à l’obéissance, le résultat obtenu est admirable, au-delà de ce que nous pouvions espérer. Cependant…

—  Cependant ?…fit Aloysius en secouant la tête.

—  comme rien n’est parfait en ce monde, il y a une ombre à notre parfaite satisfaction ; ombre d’autant plus grave, je l’avoue, qu’elle trouble complètement certaines notions précédemment acquises…

Aloysius, qui avait écouté patiemment jusque-là, se leva si subitement, que toutes ses articulations craquèrent à la fois. On eût dit le heurt de cinquante osselets.

—  Elle est idiote ! s’écria-t-il en levant les yeux au plafond avec l’expression d’un profond désespoir.

Ici encore Truphêmus sut conserver son calme et reprit doucement :

—  Idiote, idiote… Il s’agit peut-être de s’entendre sur l’expression, qui me paraît impropre…

—  Dites stupide, niaise, bête… dites ce que vous voudrez, continua Aloysius, mais il n’en est pas moins réel que l’intelligence lui manque absolument.

—  J’ai dit : « Entendons-nous. » Mais pour cela, il me paraît inutile de crier. S’il faut élever la voix, ce qui est cependant incompatible avec le calme que comporte une dissertation toute scientifique, je répondrai sur la tonalité la plus aiguë que me fournira mon larynx : « Non, non, trois fois non ! elle n’est pas idiote, elle n’est ni stupide, ni niaise, ni bête !… »

—  Qu’est-ce alors ?

—  Elle a cinq ans par l’intelligence, tandis qu’elle a vingt ans par le corps…

—  Expliquez-vous. Vous me parlez hébreu !

—  Rien n’est cependant plus simple, continua Truphêmus en reprenant son attitude professorale : le système nerveux céphalo-rachidien est le siège de la sensibilité et la source, du mouvement volontaire ; l’action de l’encéphale est indispensable à la perception des sensations et à la manifestation des volontés… Mais où nous sommes arrêtés, c’est lorsqu’il faut décider si l’appareil encéphalique est le producteur de la pensée ou seulement le metteur en œuvre de facultés provenant d’une source autre que le jeu du système. Quand je vous disais tout à l’heure que ce qui se produit aujourd’hui me déroute quelque peu, c’est que jusqu’ici j’étais partisan du premier de ces systèmes, c’est-à-dire de la production de la pensée par l’appareil cervical.

—  Dans le cas qui nous préoccupe, – chez Netty – l’appareil s’est développé, mais la pensée est restée stationnaire. Avez-vous compris ?

—  J’ai compris… dit Aloysius. Alors que faire ?

—  Je n’en sais rien, reprit Truphêmus. Et vous ?

—  Je n’en sais rien, reprit Aloysius.

Au même instant on entendit un grand bruit au-dehors, comme de nombreux morceaux de verre qui se brisent.

Les deux savants se précipitèrent hors de la maison, dans le parc.

—  Où est Netty ? cria Aloysius.

Le pavillon violet était construit au milieu du jardin ; c’était une cage de grandes dimensions, dans laquelle on avait disposé quelques meubles indispensables, tous couverts en étoffe de même couleur.

C’est là que vivait l’enfant sur lequel les deux chimistes avaient tenté leur grave, expérience. C’est de là qu’était venu le bruit. Un grand panneau de verre était brisé.

Mais où était Netty ? En vain, les deux hommes regardaient de tous côtés. Personne. Ils se mirent alors à faire avec précaution le tour du jardin, chacun d’un côté, se baissant pour inspecter chaque touffe de feuillage.

—  La voilà ! cria Truphêmus.

Et d’un taillis sous lequel elle s’était dérobée, le savant attira par la main Netty, la fille d’Aloysius.

Certes, qui l’eût vue trois mois auparavant, n’aurait pu admettre qu’il avait devant les yeux la même créature. Netty, reniant malingre, était devenue, sous l’influence du système Truphêmique, une grande jeune fille paraissant avoir atteint au moins l’âge de dix-huit ans. Et de fait, c’était une créature admirablement belle. C’était bien elle qu’avait aperçue le jeune rêveur du haut de son observatoire, aérien, et son enthousiasme était justifiable. Son corps était un assemblage de toutes les perfections physiques ; c’était la vie dans sa manifestation la plus complète et la plus régulière.

Ainsi surprise, la jeune fille se courba pour résister à l’étreinte de Truphêmus et, en vérité, on devinait qu’il lui eût suffi d’un geste brusque pour se dégager. Mais sous l’influence de la honte et de la peur, et elle se mit à pleurer en jetant des cris perçants :

—  Non ! non ! ce n’est pas moi ! ce n’est pas moi !

Aloysius accourut de ses deux jambes cliquetantes.

—  Ne lui faites pas mal ! cria-t-il à Truphêmus.

—  Mais je ne l’ai pas touchée ! répondit le gros homme en lâchant la main de la jeune fille.

Celle-ci, se sentant libre, courut aussitôt se blottir dans un coin du pavillon, s’accroupit, et élevant son coude à la hauteur de son front, continua à gémir et à protester.

—  Voyons ! voyons ! ma petite Netty ! disait Aloysius. Il ne faut pas te désoler comme cela ! Eh bien ! après tout, c’est un malheur… On ne te mangera pas pour cela…

Et il cajolait ses cheveux blonds du bout crochu de ses doigts osseux. Elle leva vers lui ses grands yeux bleu d’acier.

—  Tu ne me battras pas, bien vrai ?

—  Mais non ! mais non !… Allons, viens avec moi…

La prenant par la main, Aloysius l’emmena doucement vers le parc, la regardant et songeant aux théories de Truphêmus sur le système nerveux céphalo-rachidien.

—  Comment le malheur est-il arrivé ?

—  Je ne sais pas, papa. Je n’étais pas là… je n’ai rien vu…

—  Ne mens pas ! une fille de ton âge… c’est-à-dire non, une grande fille comme toi !

Netty se reprit à pleurer de plus belle, en criant :

—  Je n’ai pas menti !… ce n’est pas moi !

Rien n’était plus singulier que l’aspect de son visage quand elle prononçait ces paroles. Ces lignes, parfaites dans leur régularité, se déformaient dans les contorsions d’un désespoir plus apparent que réel. C’était la grimace de l’enfant sur le visage de la femme, quelque chose qui ressemblait au masque de la Folie.

Aloysius la contemplait avec une expression de profond découragement.

Truphêmus se rapprocha de lui et lui frappa sur l’épaule.

—  Un mot ! fit-il.

—  Je suis à vous, murmura le docteur.

Et s’écartant un peu de la jeune fille, il s’approcha du gros Truphêmus.

—  Peut-être, dit celui-ci, y aurait-il un moyen !

—  Prenons garde ! prenons garde ! s’écria Aloysius avec une indicible expression de terreur. Nous n’avons déjà voulu que trop tenter la nature. Elle se venge, ajouta-t-il en désignant du doigt Netty, qui, étendue à terre, faisait de petits tas de sable avec ses mains.

—  Est-ce bien le docteur Aloysius que j’entends ? reprit Truphêmus. Est-ce là cette intelligence supérieure pour laquelle la science n’avait pas de secrets, et qui n’admettait l’insolubilité d’aucun problème ? Et ne comprenez-vous pas que toute œuvre humaine besoin de perfectionnement ? N’avons-nous rien obtenu ? Ce corps n’est-il pas l’œuvre la plus admirable que jamais la science ait produite ? Je ne me dissimule pas que l’âme laisse à désirer ; mais le mal est évidemment réparable. Que diriez-vous d’une opération délicate et dont l’idée vient de me frapper il n’y a qu’un instant ? Il est évident, que la matière cervicale qui remplit le crâne de Netty est insuffisante ou mal conformée. Voilà ce dont, à mon humble avis, il importe de s’assurer. Le moyen est facile : il suffirait de pratiquer avec un instrument tranchant une incision circulaire qui détache une partie de la boite osseuse de votre fille…

—  Vous tairez-vous, bourreau ! tortionnaire ! hurla Aloysius, qui, hors de lui, se jeta sur Truphêmus.

Celui-ci effrayé, roula de quelques pas en arrière… Au même instant, on frappa Violemment à la porte de la rue.

VIII.

Franz Kerry à Edouard B… à Baltimore.

« Cher ami, je ne sais si je suis fou ou si je rêve ; mais en vérité, j’éprouve des sensations nouvelles, et dont rien, jusqu’ici, dans ma vie, ne m’avait donné la plus faible perception. Est-ce donc l’amour qui s’est emparé de moi ? À toi de donner un nom à cette transformation de moi-même. Une seule pensée absorbe toutes mes pensées. L’infini me paraît nul auprès de ce fini qui s’appelle la bien-aimée, la lumière sombre auprès de cette lumière !

« Dans ma dernière lettre, je te mandais que j’avais en vain tenté de me rapprocher de celle qui était devenue toute ma vie, toute mon espérance. Voici ce qui était arrivé. Pour la première fois, depuis mon arrivée à la colline d’Hoboken, j’étais sorti de ma Thébaïde. Et, m’orientant d’après les observations faites du haut de ma terrasse, je m’étais dirigé vers les Champs-Élysées. Là, rencontrant quelques passants, je leur demandai des indications. Mais j’oubliais d’abord que je me trouvais en face de natures bornées incapables de comprendre les sensations qui m’oppressent.

« Je parlais comme si je t’avais écrit. Nul ne comprenait. Par bonheur, je me souvins que la science me donnait un moyen sûr de déterminer exactement la situation du palais de verre. Je retournai chez moi, et à l’aide du sextant je fis un calcul minutieux qui me fixa à quelques yards près sur la position du point vers lequel, je tendais…

« Je revins alors. Mes calculs ne m’avaient pas trompé. Je reconnus les murs, du parc, et la maison qui faisait face à la route. Te le dirai-je ! moi qui ai la hardiesse inouïe de me lancer à âme perdue dans les abîmes de l’éther tournoyant, je me sentais, en face d’une simple, porte, le plus timide et le plus faible des enfants…

« Je Voulus d’abord savoir quels étaient les habitants de la maison. Je m’enquis auprès des rares voisins – voisins assez éloignés d’ailleurs – qui pouvaient me fournir quelques renseignements. Il paraît qu’en général ; je fus considéré comme assez mal venu. Je ne pus obtenir que des détails vagues ; je crus d’abord qu’on se raillait de moi.

« La maison au sujet de laquelle je posais des questions, avait dans le quartier une réputation diabolique, et il était facile de voir, à l’air de mes interlocuteurs, qu’ils auraient infiniment préféré n’avoir point à en parler.

« Il était évident qu’elle inspirait à tous une terreur indicible : quant à ses habitants, il m’était impossible d’obtenir quelque information précise. On me désignait, comme occupant seuls la propriété, deux vieillards considérés comme les démons de cet enfer inconnu, et une petite fille de deux ou trois ans. En vain je parlai à termes couverts (tant je craignais de profaner l’ange de mon rêve !), de la jeune fille que j’avais aperçue. Le plus hardi m’affirma que jamais il n’avait existé de jeune fille dans la maison, à moins, ajouta-t-il que quelque diablesse ne fût venue se mettre de la partie.

« Ce qui restait pour moi hors de doute, c’est que sur tout ceci planait une ombre mystérieuse et je n’en devenais que plus ardent à la percer.

« Je résolus, avant de me présenter directement à Quiet House (c’est le nom de l’habitation), de tout tenter pour m’instruire par moi-même. Alors je me glissai sous les murs du parc. Quelques arbres à forme étrange laissaient leurs branches dépasser le faîte de la muraille qui, n’étant pas en bon état, offrait à l’escalade une aide facile. C’est là que je projetai d’établir mon poste d’observation.

« La première fois que mes pieds et mes mains m’aidèrent à cette pénible ascension, mon cœur battait avec une telle violence que je me crus impuissant à atteindre mon but. Mais relevant la tête, je crus revoir dans l’azur céleste la forme adorable de celle qui m’appelait, et je redoublai d’efforts. Enfin j’atteignis le couronnement de la muraille, et je plongeai mes regards avides dans le parc…

« Je ne m’étais pas trompé… le palais de verre existait… C’était bien cette couleur violette, à la fois douce et pâle, qui luisait aux rayons du soleil… et enfin, je la vis… elle !

« Mais dans quelle attitude ? J’avoue qu’à ce moment je crus n’être plus maître de ma raison, et aujourd’hui encore je me demande si ce que j’ai vu n’était pas un jeu de mon imagination. Elle était assise au pied d’un arbre, penchée en avant, de telle sorte que ses admirables, cheveux blonds traînaient à terre. De ses doigts effilés, elle grattait le sable, et à mesure qu’elle avait formé un petit tas, elle le prenait à poignées et le jetait dans un seau de zinc, qui se trouvait auprès d’elle. Puis elle renversait le seau à demi plein sur le sol, se levait, piétinait sur la terre, s’asseyait de nouveau et recommençait à faire ses tas de sable et à remplir le seau.

« Innocente occupation, mais dont l’étrangeté me frappa d’abord. Je restai là, une heure, espérant qu’on s’apercevrait enfin de ma présence. Vaine illusion ! Le sable allait toujours du sol au seau, pour retomber du seau sur le sol. Je la contemplais. Ah ! mon ami, combien elle était plus belle encore que tout ce que j’avais rêvé ! Quelle pureté de formés, quelle diaphanéité dans cet être charmant ! Cependant la position dans laquelle je me trouvais ne laissait pas d’être fort incommode. Je m’étais juché sur la plus grosse branche d’un des arbres touchant au mur, et après cette longue pose, le bois meurtrissait mes chairs, je sentais l’engourdissement s’emparer de tout mon individu, mes mains avaient à peine à retenir le bois qui me servait de point d’appui… Il fallait en finir ! Mais j’avais si grand peur de l’effrayer cette chère et parfaite créature qui rêvait toujours en macérant sa poussière !… Je rappelai une première fois, elle n’entendit pas. Alors, m’enhardissant je m’écriai :

« —Ange échappé du ciel, créature adorable que l’humanité n’a pas le droit de compter parmi ses créatures imparfaites !…

« Cette fois, elle avait entendu. Elle leva la tête… Et quel visage, ami ! Non, alors que je marchais, comme a dit un poète, dans mon rêve étoile, alors que s’ouvraient à moi les perspectives éblouissantes de l’infini sidéral, non, jamais beauté plus profonde, plus enivrante ne s’imposa à mon être… J’étais ébloui, fou d’admiration et d’amour.

« C’est évidemment cet état de surexcitation qui troubla mes esprits au point de me jeter en proie à l’hallucination la plus grotesque qui se soit jamais produite… Aussi ne crois pas ce que tu vas lire. Cela n’est pas, cela ne pouvait pas être.

« Il me sembla… (j’insiste sur l’illusion évidente), il me sembla que, me regardant d’un air à la fois surpris et effrayé, elle contracta tout son visage dans une grimace burlesque, et que, portant sa main à son nez dans un geste vulgaire que je ne veux pas décrire, afin de ne lui pas faire d’injure, elle… elle me tira la langue !!!

« N’est-il pas évident que la fatigue avait oblitéré les facultés de la vision ? Mais comment se peut-il faire que notre faible nature soit assez peu maîtresse d’elle-même pour se créer de semblables fantômes ?… Je sentis que je faiblissais. Je fermai à demi les yeux, et je me laissai retomber de l’autre côté du mur. Puis je courus, de toute la vitesse de mes jambes, m’enfermer chez moi. J’avais peur de l’aliénation mentale, dont les doigts de fer commençaient à serrer mon cerveau. J’avais soif de repos, je voulais retomber dans un anéantissement momentané qui détendît mes nerfs… le sommeil vint. À mon réveil, j’étais sauvé…

« J’étais sauvé, j’avais repris mon calme. Et le premier effort de mon raisonnement me prouva l’insanité de ce que j’avais cru voir… Elle, grimacer ! Autant supposer que le ciel, que les astres, que les mondes se livreraient à des contorsions d’épileptique. C’était une erreur, née dans un cerveau maladif… et je le sentis si bien, si profondément, que je me mis à deux genoux, les bras tendus vers le pavillon de verre, et que je demandai pardon à l’ange insulté.

« Puis, j’ai un remords. De quel droit m’étais-je permis de jouer ce rôle d’espion ? pourquoi avoir tenté de surprendre la bien-aimée ? Mes intentions n’étaient-elles donc pas pures comme le ciel dont elle est une émanation visible ? Je devais réparer ma faute et entrer par la porte dans cette maison où j’avais cherché à m’introduire comme un malfaiteur. Aussi, dès que la nuit eût rafraîchi mes sens, ma résolution fut prise ; je m’habillai de mon mieux et me rendis à Quiet-House.

« Je frappai violemment à la porte ; il me semblait que chaque coup de marteau retentît douloureusement dans mon âme. »

IX.

—  On frappe ! dit Truphêmus, à peine remis de l’effroi que lui avait causé le brusque mouvement d’Aloysius.

Celui-ci ne répondit pas. Les coups redoublèrent.

—  On frappe ! répéta Truphêmus. Dois-je ouvrir ?

—  Allez au diable ! s’écria Aloysius.

Truphêmus avait le caractère si bien fait, qu’il accueillit ces paroles comme un consentement. Il faut avouer encore qu’il n’était pas fâché de trouver un prétexte pour rompre un entretien si mal commencé. Le hasard le servait à point, puisque le fait d’une visite ne se produisait jamais à Quiet-House, et il avait hâte de profiter de ce hasard.

Mais il avait compté sans une circonstance toute particulière. Il y avait si longtemps que la porte n’avait été ouverte, gonds et ferrures étaient si complètement rouilles, qu’il s’évertuait en vain à tirer le battant à lui. Le visiteur frappait toujours.

—  Voilà ! voilà ! criait Truphêmus sur une note appartenant à une octave non encore notée.

Il avait saisi à deux mains la poignée intérieure de la porte et les pieds arc-boutés sur le sol, le corps en arrière, il tirait, tirait toujours, mais vainement.

Cependant Aloysius, revenu de son accès d’exaspération, entendait tout le tapage. Il lui prit fantaisie d’en connaître ; la cause. Du premier coup d’œil, il devina l’embarras de Truphêmus.

—  Tenez ferme ! lui cria-t-il.

—  Et passant ses bras longs et décharnés autour du ventre dé son compagnon, il tira sur Truphêmus qui tirait sur la porte.

—  Poussez ! cria-t-il encore au visiteur.

Le visiteur donna dans la porte un vigoureux coup de pied, le panneau s’ouvrit, les gonds tournèrent, mais ce mouvement fut si vif, que Truphêmus tomba en arrière sur Aloysius, qui fut renversé. Dans leur chute, ils entraînèrent deux énormes dames-jeannes, heureusement vides, qui se brisèrent entraînant à leur tour tout un attirail de cornues. Ce fut un cliquetis et un bouleversement inexprimables d’hommes et de tessons de verre… que regardait, profondément étonné, Franz Kerry, le blond habitant de la colline d’Hoboken.

Tomber est facile. Se relever est plus compliqué, moins pour Aloysius cependant que pour son compagnon.

Aloysius parvint encore à se redresser assez rapidement ; mais Truphêmus, vu sa rotondité, se trouvait dans la situation de la tortue qu’un maladroit a placée sur le dos. En vain Aloysius le tirait par le bras, le dos du savant glissait et aucune saillie ne lui servait de point d’appui. Il poussait de petits cris plaintifs et désespérés.

—  Attendez, dit Franz à Aloysius, je vais vous aider.

Il saisit l’autre bras, et plaça son pied contre, l’un des pieds de Truphêmus. Aloysius l’imita, et tous deux, poussant un « Han ! » vigoureux, parvinrent à replacer la boule sur son axe. Elle oscilla un instant, puis resta immobile. C’était fait.

Puis les trois personnages se regardèrent, sans mot dire.

Truphêmus était décidément une forte nature : il reprit le premier son sang-froid, et, s’inclinant devant le jeune homme :

—  Je vous remercie, monsieur ! lui dit-il ; donnez-vous la peine d’entrer, je vous prie, et veuillez nous faire connaître l’objet de votre visite ?

Franz rendit le salut qui lui était adressé, et suivit les deux savants.

—  Je désirerais vous entretenir, dit-il, d’une affaire de la plus haute importance.

—  Passons dans mon cabinet, fit Aloysius.

Chaînes et poulies grincèrent, à la grande surprise de Franz, et un instant après les trois hommes se trouvèrent dans la caisse particulière d’Aloysius.

—  Parlez, monsieur ! dit le savant.

—  Je ne suis point de trop ? demanda Truphêmus.

—  Oh ! reprit Aloysius en s’adressant au jeune homme, je n’ai plus de secrets pour mon compagnon.

Franz n’était pas sans éprouver quelque embarras. Ce qui le surprenait le plus, c’est que sa bien-aimée dépendît, par lien de famille ou autrement, de l’un de ces deux êtres si peu séduisants.

—  L’un de vous, dit-il enfin, est sans doute le père d’une charmante, d’une adorable jeune fille qui habite cette maison ?

—  C’est moi, dit Aloysius.

—  Eh bien ! Monsieur, je viens, en honnête homme, vous demander la main de votre fille. Je me nomme Franz Kerry, je suis riche, ma position est indépendante, et tout le bonheur de ma vie est entre vos mains…

Il allait continuer, mais il en fût empêché par un fait bizarre. Aux premiers mots de sa demande, Truphêmus avait serré les bras et fermé les yeux, puis de petits cris stridents, ressemblant à des sifflements avaient commencé à s’échapper de sa poitrine. Une sorte de grondement sourd avait ronronné dans la gorge d’Aloysius. Ces deux sons s’étaient mariés, dans une tonalité différente, avaient grandi… ç’avait été tout à coup une explosion… Les deux savants riaient, riaient. Le ventre de Truphêmus s’enflait et se désenflait comme une outre sur laquelle eût bondi un clown ; tout le corps d’Aloysius tressautait et se heurtait en ses diverses parties comme un jeu de castagnettes multiples…

Et Franz les regardait, interdit, hébété, se demandant ce qu’il y avait de si violemment gai dans le fait d’un amant de l’infini demandant à s’unir à la plus belle création des forces naturelles…

Mais, patient, il attendit. Quelques paroles commençaient à s’échapper des lèvres haletantes des deux savants.

En mariage ! disait Aloysius.


 À son âge ! répétait Truphêmus.

—  Mariée !…

—  Cinq ans !…

Tandis que les deux chimistes se remettaient de cet ébranlement nerveux, et que Franz se disposait à écouter les explications nécessaires, voici que tout à coup…

X.

Les faits qui se passaient en bas avaient un caractère qui présentait un intérêt tout particulier.

Lorsque Truphêmus, entendant frapper à la porte, était rentré dans la maison, suivi quelques minutes après par Aloysius, Netty, qu’ils avaient laissé pleurant à chaudes larmes et criant à pleins poumons, avait immédiatement levé la tête, et, regardant à travers ses doigts écartés, s’était convaincue que l’affaire des carreaux cassés n’aurait pas de suite. Alors elle se mit à rire et à exécuter une de ces danses naïves, rudiments de l’art chorégraphique, que seuls peuvent imaginer les enfants. Puis, passant l’index de la main droite sur l’index de la main gauche, étendu dans la direction de la maison, elle manifesta par ce geste plusieurs fois répété le peu d’importance qu’elle attachait à la colère paternelle, en admettant même qu’elle existât.

Ensuite, sans doute pour donner issue à l’exaspération à laquelle elle se trouvait elle-même en proie, elle se mit à courir à travers le jardin, arrachant les fleurs, les jetant en l’air, puis les piétinants ; elle revint vers lé kiosque où elle déchira quelques tentures. Mais ces exercices salutaires ne paraissaient pas suffire à lui rendre le calme perdu.

Tout à coup son visage prit une indicible expression de satisfaction ; son regard était à ce moment tourné vers la maison… Or, pour la première fois depuis trois mois, la porte, par un oubli qu’il faut attribuer à l’état troublé d’Aloysius, était restée ouverte…

Netty s’approcha sur la pointe des pieds et tendit le cou en avant. C’était au moment où les poulies entraînaient les savants et le jeune homme dans la caisse en question.

Certes le spectacle que la jeune fille avait sous les yeux n’avait rien de séduisant, et en la voyant s’arrêter hésitante sur le haut dé l’escalier qui conduisait au fond de la cave, on eût dit une exilée d’un monde céleste, regardant curieusement l’antichambre d’un lieu infernal.

Elle écouta. Pas Un bruit. Elle était seule. Certes, elle ressentait bien, une certaine crainte ; mais la curiosité était si forte ! si souvent elle avait désiré pénétrer dans ces salles hermétiquement fermées ! Bref, elle se décida… La voici, hasardant un pied puis l’autre, toujours l’oreille au guet… Elle se trouvait enfin au laboratoire. À cet instant, Truphêmus et Aloysius commençaient à rire.

Netty regardait autour d’elle. Tous ces objets nouveaux l’embarrassaient au plus haut point. Ce n’étaient que bonbonnes, que cylindres, que matras. Les mélanges les plus bizarres remplissaient les flacons de verre. Puis l’immense fourneau sur lequel mijotaient des préparations nouvelles, mélanges, amalgames ou combinaisons encore inachevées… Elle sauta devant le tableau dont les boutons indicateurs correspondaient aux moteurs de chaînes. Elle approcha sa main, puis la recula, puis enfin toucha rapidement les divers boutons comme elle eût fait sur le clavier d’un piano… Mais aussitôt elle recula en poussant un cri d’effroi…

Toutes les mécaniques étant mises en jeu simultanément, les chaînes grincèrent, les poulies tournèrent follement, le système des contrepoids, perdant leur équilibre, n’agissait plus, les caisses descendaient avec une rapidité vertigineuse, puis remontaient d’un vigoureux élan, comme si elles eussent acquis une force nouvelle.

Netty courait, et, comme un oiseau qui a pénétré dans une chambre par Une fenêtre entr’ouverte, se heurtait à tous les coins, à tous les angles. Elle trébucha, se retint à quelque chose… C’était le moteur de la grande machine électrique. Et voilà que l’immense disque de verre se mit à glisser entre des coussins… Un torrent d’étincelles s’échappa dans l’air comme un faisceau d’étoiles, avec un crépitement toujours plus fort.

Netty est affolée. Elfe veut fuir… elle veut parvenir à la porte ; mais elle heurte tout sur son passage : cornues, flacons, alambics, bonbonnes se brisent… les liquides se répandent, les gaz reprennent leur liberté.

Alors les combinaisons les plus inouïes se réalisent… les éléments chimiques sont en présence… c’est la lutte des forces essentielles de la nature.

Les caisses montent et descendent toujours, secouant les malheureux dont l’un était venu chercher le bonheur dans Quiet-House.

Aux lueurs étranges : et sans cesse changeant de teintes, Netty cours encore…

L’asphyxie la saisit à la gorge et la terrasse…

Puis une effroyable détonation…

Et tout s’écroule…

Ainsi périrent les habitants de la Maison Tranquille, et voici comment Franz Kerry ne trouva pas le bonheur qu’il avait rêvé.