De la Terre à la Lune / Autour de la Lune

Pierre Devaux, Sciences et Voyages N°766 — 3 mai 1934
Lundi 30 avril 2012 — Dernier ajout dimanche 5 octobre 2014

Un grand nom domine l’histoire de la vulgarisation scientifique au XIXe siècle, un nom prestigieux qui résume les rêves d’une époque bouillonnante d’idées et d’espérances, un nom dans lequel on entend, ainsi qu’à l’intérieur d’une conque marine, l’étendue bruissante des mers mêlée au bruit de mystérieuses machines : c’est le nom de Jules Verne. .

Parce qu’il a écrit pour les jeunes, Jules Verne est souvent considéré comme un fantaisiste. C’est là un jugement sommaire. Son érudition était immense, sa science, très sûre en matière de géographie et de navigation, très incomplète, il est vrai, par ailleurs. Mais il savait se faire seconder dans ce qu’il ne savait pas et il donnait le souffle et la vie à tout ce qu’il touchait.

Jules Verne fut un des grands cœurs, un des grands enthousiastes de son siècle, parent de Michelet, de Victor Hugo, de Zola, qui ont exprimé magistralement les grands effets de puissance dans la nature et dans les œuvres de l’homme. Une vue perçante et presque prophétique sur l’avenir de la science, un style inégal mais varié, cursif, parfois splendide, un intérêt habilement ménagé, le talent de rendre dramatiques et de faire toucher du doigt les conséquences des théories les plus abstraites, enfin, un humour très réel et beaucoup de vie dans ses personnages, telles sont les qualités que l’on aime dans Jules Verne. Un scientifique, un grand lyrique et un aimable homme.

Que, dans une œuvre aussi vaste, quelques « navets » se soient glissés, cela était inévitable. Sa production est inégale, ses derniers volumes « sentent le nègre ». Nous parlons de ses chefs-d’œuvre : Les Enfants du Capitaine Grant, Vingt mille lieues sous les Mers, l’île Mystérieuse, en tout une bonne quinzaine, où il est inimitable.

Nous voudrions entreprendre., en compagnie de nos lecteurs, l’exploration de quelques-uns de ces célèbres romans scientifiques… mais nullement dans un esprit d’admiration béate. Bien au contraire, nous entendons faire ici — ce qui, à notre connaissance ; n’a jamais été fait d’une façon méthodique — la critique scientifique de Jules Verne.

« Les erreurs scientifiques, Volontaires et involontaires, de Jules Verne », tel pourrait être le titre un peu prétentieux de ces modestes promenades journalistiques.

Qu’est-ce que la « crédibilité » dans les romans scientifiques ?

« Erreurs volontaires » disions-nous, et il est bien certain que de telles entorses à la vraisemblance sont inévitables dans beaucoup de romans fantaisistes.

Une comète arrache un morceau de l’Algérie avec tous ses habitants, l’emporte sur son orbite elliptique à travers le système solaire puis revient le déposer à sa place exacte (Hector Servadec) : ; deux explorateurs descendent à des profondeurs formidables par le cratère de l’Hécla, en Islande, découvrent des mammouths vivants, remontent en radeau sur les laves dû Stromboli (Voyage au Centre de la Terre) ; un savant machiavélique submerge toute une ville sous un océan d’oxygène, provoquant chez tous les êtres vivants des troubles les plus singuliers (Le Docteur Ox), ce sont là de véritables « contes de fées scientifiques », que le narrateur a écrits avec plaisir et sans trop y croire lui-même !

À l’autre extrémité de l’échelle, nous trouverions les grands romans, à peine scientifiques, tels que Les Enfants du Capitaine Grant, Michel Strogoff, Un Capitaine de quinze ans, et la plus grande partie des Aventures du capitaine Hatteras : ici, selon l’expression de M. Paul Bourget, la « crédibilité » est parfaite.

Beaucoup plus intéressants pour nous sont les ouvrages à cheval sur les deux genres, où Jules Verne, avec infiniment de talent et de conviction, tâche de nous faire admettre des aventures scientifiques mirobolantes ! C’est le cas de presque tous Ies livres de notre auteur : Vingt mille lieues sous les mers, l’île mystérieuse, la Maison à Vapeur, De la Terre à la lune, et Autour de la Lune, le Sphinx des Glaces, Les 500 millions de la Bégum.

Quant aux erreurs involontaires, bien que plus rares, elles ne manquent pas non plus : Jules Verne péchait parfois par ignorance, parfois par étourderie. Lorsqu’il nous dit que la machinerie du Nautilus, possédait une énorme puissance grâce à des leviers, il est permis de sourire : on songe que moins de dix ans après la parution du volume, Zénobe Gramme inventait le moteur électrique moderne. Dans l’île mystérieuse, on trouve des noms de produits chimiques mis à la place d’un autre … Toutefois ce sont là des vétilles à côté des bourdes colossales de Victor Hugo (Travailleurs de la Mer).

Nous commencerons aujourd’hui notre exploration par un des romans les plus extraordinaires et les plus réussis de Jules Verne : De la Terre à la Lune, suivi d’Autour de la Lune.

Rappelons les faits, comme disent les chroniqueurs judiciaires. Pendant la guerre fédérale des États-Unis (1862-1863) (Jules Verne écrivait quelques années plus tard), un club très influent se créa à Baltimore ; c’était le Gun-Club, ou club-canon, qui n’admettait dans son sein que des balisticiens et des artilleurs. Les deux personnalités les plus marquantes en étaient le flegmatique président Impey Barbicane et le bouillant J.-T. Maston, secrétaire perpétuel.

J-T. Maston est, avec le Paganel des Enfants du Capitaine Grant, un des comiques les mieux venus de Jules Verne ; inventeur d’un mortier qui avait éclaté, il possédait en guise de main un crochet en acier dont il grattait son crâne en gutta-percha !

La paix vint, malheureusement, pour ces artilleurs, et l’ennui accablait le Gun-Club, lorsque Barbicane eut une idée magnifique : envoyer un boulet dans la lune ! Enthousiasme frénétique : les Etats-Unis de l’Union se passsionnèrent pour cette tentative éminemment américaine et l’argent afflua de tous les coins du monde.

Au passage (ch. III) signalons une erreur bizarre : la vitesse de l’électricité serait. de 400.000 kilomètres à l’heure (au lieu de 300.000). C’est là une étourderie qui n’échapperait pas aujourd’hui au moindre potache [1].

Pour envoyer un boulet dans la lune, nos artilleurs projettent tout naturellement d’utiliser… un canon. Nous verrons tout à l’heure quel procédé bien différent, basé sur la fusée, la science actuelle envisage pour résoudre ce même problème du projectile interplanétaire.

Ce canon, comment le construire et où le placer ? Le président Barbicane écrit au directeur de l’Observatoire de Cambridge (Massachussets) qui répond avec précision au nom de la science astronomique : le canon devra être installé par moins de 28° de latitude, donc au voisinage des tropiques, braqué vers le zénith, et le projectile devra recevoir la vitesse formidable de 11000km/s.

Nos artilleurs, cela va sans dire, ne se découragent pas pour si peu !

Les collaborateurs scientifiques de Jules Verne

Ici une question se pose. Comment Jules Verne, qui ne va pas tarder à faire la preuve d’une culture scientifique fort inégale, a-t-il pu établir les calculs très complets nécessités par la réponse détaillée de l’Observatoire de Cambridge ?

La réponse est facile : c’est qu’il ne travaillait pas seul.

Il y avait à Amiens, du temps où JuIes Verne écrivait,ses:romans dans cette ville, un jeune polytechnicien, ingénieur des mines, nommé Badoureau, qui s’était lié avec lui, et qui mit à sa disposition tout l’arsenal des connaissances mathématiques. Un cousin germain de Jules Verne, professeur de mathématiques, lui fut aussi d’un grand secours.

Ainsi s’explique que l’on trouve dans ces romans fantaisistes des fragments de « cours » scientifique extrêmement abstraits, voire une équation complète dans Autour de la Lune (chap. IV) !

Remarquons du reste, que les renseignements, par ailleurs méticuleux, de l’Observatoire sont absurdes, car Ils ne fixent pas la direction du tir, celle-ci dépendant essentiellement du lieu choisi entre le 28° parallèle nord et le 28° parallèle sud ! Nous saisissons sur le vif le défaut de Cette curieuse collaboration : Jules Verne a reçu les « tuyaux » scientifiques demandés, mais il en a oublié la moitié !

La « question des poudres »,

Voici le Gun-Club au travail. Confortablement assis autour d’une table chargée de sandwiches et de tassés de thé, les membres de l’honorable association discutent les dimensions du canon, du boulet et la charge de poudre. Quand nous disons discuter, c’est un euphémisme ; un bavardage aimable, plein d’aperçus curieux sur l’histoire de l’artillerie à travers les âges, interrompu par les bouillantes. explosions de J.-T. Maston, voilà ce qui remplit ces séances ! Les chapitres sont amusants mais nous nageons en pleine fantaisie.

On décide d’un canon de 330 mètres de profondeur, coulé verticalement dans le sol d’un calibre de 3 mètres, chargé de 200000 kilogrammes de fulmi-coton et lançant un projectile sphérique.

Cette charge Colossale est fixée au petit bonheur… et c’est fort heureux ! Car nous découvrirons, au chapitre IV de Autour de la Lune, que la vitesse de 11.000 m/s susindiquée par l’Observatoire, était ridiculement trop faible… et, au chapitre V, que le fulmi-coton a précisément communiqué une vitesse très supérieure et largement suffisante au projectile !

Avouons qu’avec de pareilles libertés la difficulté d’un roman scientifique est singulièrement diminuée !

L’impossible canon de 300 mètres.

Revenons aux choses sérieuses.

Maintenant, dans le sol pierreux de la Floride, non loin de Tampa-Town, des milliers d’ouvriers creusent le puits où sera coulé l’énorme canon interplanétaire, la « Columbiad ». On maçonne la paroi de ce puits, on établit au centre un gigantesque noyau fait d’argile, de sable et de paille et maintenu par des entretoises en fer ; ce noyau est destiné à ménager le vide central de la Columbiad (fig. 2).

Au jour dit, on procède à la cérémonie de la fonte ; douze cents fours déversent simultanément au signal d’un coup de canon, des torrents de fonte incandescente qui se précipitent « avec un fracas épouvantable » à une profondeur de 300 mètres.

Vous ne remarquez rien d’anormal ? Les erreurs sont pourtant flagrantes.

Tout d’abord, le noyau central dans la réalité, aurait été soulevé, arraché comme une plume par la poussée d’Archimède, poussée égale, comme on sait, au poids du liquide déplacé. Or, ce liquide, ne l’oublions pas, est de la fonte, pesant 7 tonnes au m³ ! Un bref calcul montre que Ie noyau possède un volume approximatif de 2000 m³, qu’il pèse environ 2000 tonnes et qu’il subit de la part de la fonte une poussée dirigée vers le haut, égale à 14000 tonnes !

Cette différence de 14000 tonnes, égale au poids de plus de 100 grandes locomotives, aurait nécessité des ancrages souterrains formidables… et, pour parler net, la coulée de la Columbiad était impossible.

L’autre anomalie est celle de ces ruisseaux de fonte en fusion qui dégringolent librement de la hauteur de la tour Eiffel. Il va de soi que de pareilles projections auraient détruit les maçonneries du puits et qu’il aurait fallu couler « en source », comme disent les fondeurs, c’est-à-dire en amenant la fonte par le bas.

Sur la face inconnue de la lune.

Quelques jours après l’achèvement de la Columbiad, Barbicane reçut une dépêche de Paris ainsi conçue :

Remplacez obus sphérique par projectile cylindro-conique, Partirai dedans. Arriverai par steamer Atlanta.

MICHEL ARDAN.

Ce personnage de Michel Ardan, exubérant artiste, jovial, courageux et fantaisiste jusqu’au bout des ongles, Jules Verne ne l’a pas inventé ; il l’a croqué tout vif dans la personne du célèbre Nadar, photographe et aéronaute, promoteur de l’hélicoptère, héros de l’épopée du sphérique le Géant, qui s’abattit dans les plaines du Hanovre. A peine a-t-il modifié son nom : Ardan est l’anagramme de Nadar.

Michel Ardan estime, bien entendu, que la lune est habitée ou, tout au moins habitable, et il en donne diverses raisons tirées de l’astronomie. Nous rencontrons ici, en passant, une erreur de raisonnement classique et qu’il convient de dénoncer : c’est qu’il y a « probablement » de l’air et de l’eau sur la face inconnue de la lune.

On sait que la lune pivote sur elle-même dans le même temps qu’elle effectue une révolution autour de la terre, en sorte qu’elle tourne toujours vers nous la même face (fig. 3). Aux époques où notre satellite était encore fluide, il a donc eu tendance à s’allonger en forme d’œuf sous l’influence de l’attraction terrestre. On en conclut que sur le « gros bout » de cet œuf, qui nous est opposé, l’air et l’eau, s’il en reste à la surface lunaire, se seraient amassés, cette région étant plus rapprochée du centre de l’astre.

Tout ceci est absurde. La lune se sera allongée avec deux « petits bouts », comme le démontre une théorie trop abstraite pour trouver place ici, et comme le montre l’exemple des marées terrestres : il se produit une protubérance liquide du côté de l’astre attractif (Lune ou Soleil), et une autre aux antipodes.

De plus, quelle que soit la forme vraie de la Lune, puisque c’est précisément la forme d’un fluide en équilibre sous l’action des diverses forces planétaires, il est bien certain que cet équilibre vaudra aussi pour l’eau et pour l’air : autrement dit, ces fluides. se répartiraient uniformément, comme la peau d’une orange sur le fruit. Il n’y a pas de « privilège » pour la face inconnue de la lune.

L’absurde système des « cloisons à eau »

Voici maintenant la plus grande « blague ,) scientifique de toute l’œuvre de Jules Verne : un amortisseur à eau, logé dans le culot du projectile et qui doit sauver la vie aux intrépides « astronautes » en amortissant le choc du départ.

Nous avons exposé longuement ici (voir Sciences et Voyages, n° 711) qu’en mettant les choses au mieux, un tel « amortisseur » ne pouvait que rendre la force d’accélération (ou force d’inertie) appliquée aux passagers constante pendant la durée du trajet dans le canon (1/5500 de seconde) ; cette force sera alors minima et un bref calcul montre qu’elle sera six millions de fois plus intense que la pesanteur !

Autrement dit, le cerveau, qui pèse environ 1kg, « pèserait » momentanément 6000 tonnes, et ainsi pour les autres organes ! C’est une innommable bouillie que le projectile aurait emporté, en réalité, dans les espaces stellaires (fig. 7) .

Cela, Jules Verne le savait, ses conseillers le lui avaient dit, mais il a passé outre, pour notre grand plaisir de lecteurs ! C’est le type des erreurs voulues.

« Autour de la lune »… et retour !

Dûment instruits par ce qui précède, nous ne jetterons qu’un bref coup d’œil à l’intérieur de l’obus capitonné (fig. 6), où voyagent, autour de la lune, Michel Ardan, Nicholl et Barbicane.

La vie, dans ce projectile, est normale ’parce que la pesanteur subsiste… du moins Jules Verne le croyait, mais c’est là une erreur complète ; le projectile se déplaçant en liberté, le champ de la pesanteur est nul à l’intérieur ’pendant toute la durée du trajet.

La distance à laquelle notre deuxième et minuscule satellite (150 mètres de diamètre) circule au-dessus de nos têtes est de 3.000 kilomètres, et non de 8000 kilomètres (chap. II). Erreur absurde et totalement gratuite au chapitre V : on jette le cadavre d’un chien dans le vide extérieur par un hublot ouvert et refermé vivement ! Je laisse à penser ce qui resterait en réalité des malheureux voyageurs après une semblable expérience !

On connaît la fin de ce prestigieux voyage ; le projectile contourne la lune, revient vers la terre et il a la bonne fortune de tomber en pleine mer, au ras d’un bâtiment dont il enlève le beaupré ; le projectile flotte, on extrait les astronautes de leur prison et on les promène en triomphe autour des États-Unis,

Un détail mérite d’être relevé ; c’est que les voyageurs utilisent des fusées pour amortir, par leur recul, la chute du projectile. On sait que c’est à l’aide de semblables fusées, d’une énorme puissance (fusées oxyhydriques, fusées à énergie atomique) que certains savants, et non des moindres, ont envisagé de réaliser des voyages stellaires.

Ici, les multiples impossibilités que nous avons signalées disparaissent ; notre conception est plus logique et les progrès de la technique permettront peut-être demain, à nous du à nos descendants, d’en faire une réalité.

Toutefois, notre reconnaissance reste acquise au rêveur, au romancier visionnaire, insoucieux des difficultés mais brûlant d’enthousiasme scientifique, à Jules Verne qui nous a désigné la voie sans borne des espaces interplanétaires !

Pierre Devaux. Ancien élève de l’École Polytechnique.

[1Ici, Pierre Devaux fait une erreur flagrante entre km/h et km/s

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