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James Francis Dwyer : Le petit homme dans le fumoir
mercredi 5 novembre 2025, par
Cette nouvelle de James Francis Dwyer James Francis Dwyer Né le 22 Avril 1874 à Camden Park, dans les environs de Sydney, Australie et décédé à Pau, Pyrénées-Atlantiques, le 11 Novembre 1952. a paru sous le titre « The little man in the smoker » dans The Ladies’ Home Journal en avril 1918 1918 , puis dans War Stories, chez Thomas Y. Crowell Company, New York, en 1919 1919 .
Le petit homme dans le fumoir n’avait pas grand-chose à dire au début. Il se contentait d’écouter celui qui avait la moustache relevée. Mais lorsqu’il prit la parole, il dit quelque chose qui fit du bien à tous les autres dans le fumoir, quelque chose qui vous fera tout autant de bien à lire.
— Oui, monsieur, ils se préparent à cette guerre depuis plus de quarante ans.
Vous aussi, chers concitoyens, avez entendu ce discours. Vous l’avez souvent entendu. En cette occasion particulière, ces mots, prononcés à haute voix, m’ont tiré de ma torpeur et je me suis redressé pour regarder autour de moi les quatre occupants du fumoir du Pullman.
Je regardai l’homme qui avait tenu ces propos. Il y avait dans sa voix quelque chose d’inquiétant. Il avait proclamé les quarante années de préparation d’un ton qui me laissait penser qu’il était un tantinet fier de la prévoyance des Huns, un tantinet enclin à crier la nouvelle, persuadé que cela dissuaderait, voire découragerait, quiconque serait prêt à prendre les armes.
C’était un homme robuste au visage rond, arborant une épaisse moustache légèrement recourbée aux extrémités. J’avais une envie irrésistible de l’interroger sur sa nationalité. Peut-être avais-je tort, mais… Il répéta les mots comme pour me faire comprendre :
— C’est exact, messieurs. Ils se préparent à cette guerre depuis plus de quarante ans !
On retrouvait cette note sous-jacente, cette étrange menace en sourdine, ce conseil du genre fais attention à ce que tu fais, à peine perceptible mais pourtant bien présent.
Un homme petit et chétif était calé dans un coin du siège en cuir.
— Et qu’avons-nous fait pendant quarante ans ? demanda ce petit homme.
— Vous voulez dire les États-Unis ? demanda la personne corpulente.
— Je veux dire mon pays, les États-Unis d’Amérique, répondit la petite personne.
— Mais enfin ! Nous n’avons rien fait ! rugit le colosse. Absolument rien ! Nous sommes restés les bras croisés pendant que les autres se préparaient. Nous avons naïvement cru à la paix, et maintenant que la guerre éclate, nous sommes une nation impuissante qui ne sait plus où donner de la tête.
Un silence s’installa quelques instants après cette affirmation du gros homme. Puis le petit bonhomme dans le coin sortit une montre en argent, l’examina attentivement et, tout en la fixant, fit une observation.
— Il me reste vingt-cinq minutes avant d’arriver à destination, dit-il à voix basse. Et si personne n’y voit d’inconvénient, j’aimerais vous parler de ce que mon pays, les États-Unis, a fait pour se préparer à la guerre. Autrement dit, j’aimerais vous parler de ce dont j’ai personnellement connaissance.
L’homme aux moustaches raides sourit.
— Allez-y, dit-il d’un ton qui montrait à quel point il jugeait impossible la tâche que le petit homme se proposait d’accomplir. J’aimerais savoir ce que ce pays a fait pour empêcher un ennemi puissant, comme les Allemands, de l’envahir.
Le petit homme se redressa sur son siège, jeta un coup d’œil à son auditoire de quatre personnes et commença à parler d’une voix douce qui possédait une qualité étrange et apaisante.
— Je suis Suédois, dit-il. Ma femme l’est aussi. Nous sommes arrivés à New York en 1889 1889 .
« Je ne parlais pas anglais, ni ma femme d’ailleurs. C’était un handicap. Je n’avais aucun métier. J’étais un simple ouvrier d’Uppsala, et quand on m’a proposé un poste de concierge dans un immeuble de Washington Heights, j’ai accepté sans hésiter. Le salaire était de vingt-cinq dollars par mois, avec le logement dans trois pièces au sous-sol.
« Mon aîné, Christian, est né au sous-sol de cette maison de la 137e Rue. Mon deuxième fils, Sigurd, mon benjamin, Henrik, et ma fille, Hilda, y sont également nés. Tous. J’ai eu un enfant par an pendant mes quatre premières années aux États-Unis.
« Quand Christian a eu l’âge d’aller à l’école, je l’ai emmené à l’école publique n°186, 145e rue. J’ai rencontré le directeur, un homme charmant. Il nous a fait entrer, Christian et moi, dans son bureau et m’a posé des questions. Je ne parlais pas très bien anglais, mais cela n’avait aucune importance. Pas avec lui.
« — Que faites-vous dans la vie, monsieur Sigbold ? demanda-t-il.
« — Je suis concierge, répondis-je.
« — Eh bien, monsieur Sigbold, dit-il, nous ferons de notre mieux pour le petit Christian, et lorsque vos autres enfants seront assez grands pour aller à l’école, nous nous occuperons d’eux aussi.
« Messieurs, ce maître d’école a tenu parole. Mes enfants étaient tout pour moi, et il les gardait pendant près de la moitié de leur temps d’éveil. Ce maître d’école s’occupait d’eux toute la journée, les instruisant et forgeant leur caractère.
« J’ai appris à parler un anglais correct grâce à mon fils, Christian. Il nous l’a enseigné, à ma femme et à moi. J’ai appris de lui l’histoire de George Washington, d’Abraham Lincoln, de Nathan Hale, de Grant, et de mille autres. Il avait appris tout ça à l’école, auprès du directeur qui se fichait bien que je sois concierge ou avocat, et dont le seul devoir était d’apprendre aux garçons à devenir de bons citoyens.
« Ils ont désigné mon fils, Christian, comme porte-drapeau lors de la cérémonie. Messieurs, avez-vous déjà assisté à cette cérémonie ? Non ? Eh bien, le garçon choisi pour porter le drapeau défile dans l’allée centrale, et toute l’école se lève pour le saluer. Et mon fils, Christian, est devenu porte-drapeau. Un matin, je suis allé le voir et j’ai pleuré. Ensuite, je me suis retrouvé au cœur d’une violente dispute parce qu’une femme du premier étage a signalé qu’il n’y avait pas de chauffage.
« Le propriétaire m’a fait venir et m’a demandé où j’étais, et je le lui ai dit.
« — Mon fils a été nommé porte-drapeau à l’école, dis-je, et je suis allé le voir porter le drapeau américain lors de l’assemblée. J’étais tellement excité et j’avais tellement chaud que j’en ai oublié la chaleur étouffante.
« — Eh bien, n’oublie pas ça encore une fois, Sigbold, dit-il. Les locataires n’ont pas la chance d’avoir des fils choisis comme porte-drapeaux, et ils ont froid.
« Monsieur, Christian obtint son diplôme. Il reçut une médaille d’histoire, mon Christian, et j’étais là, sur l’estrade, quand on la lui a remise. Il nous l’a montrée, à sa mère et à moi, et le directeur de l’école nous a vus. Il m’a pris à part et m’a présenté à un membre du conseil scolaire, moi qui n’étais qu’un simple concierge et qui avais appris à parler un anglais correct grâce à mon fils. Écoutez-moi un instant et je vais vous dire ce que ce pays, ces États-Unis, a fait pour se préparer à la guerre !
« J’ai pleuré ce soir-là ! Oui, monsieur, je n’ai pas honte de le reconnaître : j’ai pleuré ! C’était une médaille d’or remise par ce commissaire à qui j’avais été présenté, et mon fils l’avait reçue ! Mon fils, Christian ! Et moi, j’étais Suédois, un simple ouvrier d’Uppsala, qui travaillait comme concierge !
« Attendez ! Ce commissaire a écrit à Christian pour qu’il vienne le voir. Christian a mis ses plus beaux vêtements et est descendu à son bureau de Cedar Street.
« — Que voudrais-tu devenir ? demanda-t-il à Christian.
« — Avocat, répondit Christian.
« — Très bien, dit le commissaire. Mon frère va te recevoir dans son bureau. Apportes ce message à cette adresse, rue Liberty, et tu pourras commencer immédiatement.
« Mon fils, Christian Sigbold, a gagné plus de treize-mille dollars l’an dernier. Il est associé junior du cabinet pour lequel il a commencé comme garçon de bureau ce jour-là.
Le gros homme à la grosse moustache bâilla et tapota les poils raides d’une large paume blanche. Il semblait un peu ennuyé par l’histoire du Suédois. Mais le Suédois, après un autre coup d’œil à sa montre, continua :
— Mon deuxième fils, Sigurd, a lui aussi remporté une médaille à sa remise de diplôme. Il a récité un poème : La Chevauchée de Paul Revere. J’en ai été émerveillé. Je ne connaissais pas Paul Revere avant que mes fils ne m’en parlent. Mais, messieurs, le soir où Sigurd a récité, j’étais assis là, le cœur rempli de frissons. Voyez-vous…
L’homme corpulent s’impatienta et l’interrompit d’un geste de sa grosse main.
— Mais tout cela n’a rien à voir avec ce que j’ai dit, remarqua-t-il d’un ton irrité. J’ai affirmé que ce pays n’a pris aucune disposition pour la guerre. Il est resté tranquillement assis, croyant à la doctrine insensée de la paix, et maintenant il est incapable de se défendre contre un ennemi puissant.
— Peut-être le pensez-vous parce que vous aimez le penser ! lança Sigbold. Attendez que j’aie fini et je vous dirai ce qu’il a fait ! Attendez !
Le gros homme se calma. Il y avait quelque chose d’étrange dans la férocité du petit bonhomme. Je doute que les deux autres auditeurs aient eu la moindre idée du dénouement dramatique qu’il réservait à son récit. Je sais que je n’en avais moi-même aucune idée. Comme le gros homme, je croyais qu’il s’agissait d’un père trop fier, prêt à saisir la moindre occasion pour vanter les succès de ses enfants.
— Mon fils, Sigurd, est devenu médecin, grâce à ce directeur. C’est un spécialiste. Il est jeune, mais déjà réputé. Je suis son père et, peut-être est-il malvenu de ma part de me vanter, mais vous me pardonnerez peut-être de vous dire qu’il y a quelques mois, un train spécial l’a emmené de New York à Chicago pour qu’il puisse opérer le bébé d’un millionnaire, atteint de diphtérie et en train de mourir.
« Henrik devint également porte-drapeau dans cette école. Il adorait ça. Il grandit fort comme un jeune taureau, et lorsqu’il descendait l’allée en portant le drapeau de soie, on aurait dit un jeune croisé. Il obtint son diplôme et devint architecte – Sigbold & Farrance, messieurs. Monsieur Farrance est mon gendre. Il a épousé ma fille, Hilda. Son père est originaire de Christiania et il a été scolarisé dans le même établissement que mes fils.
Le petit homme s’arrêta, regarda de nouveau la montre en argent, puis se releva. Le portier, armé d’une brosse, entra et, s’adressant au petit homme, le conduisit à la porte et commença à le brosser vigoureusement. Je jetai un coup d’œil aux autres personnes présentes, qui me regardèrent à leur tour. Nous étions perplexes, le gros homme plus que quiconque. Son étonnement était si grand que sa mâchoire inférieure s’affaissa et une bouche béante apparut sous ses moustaches dignes d’un empereur.
Le train ralentissait et le gros homme se ressaisit avec effort.
— C’est bien beau tout ça, s’écria-t-il. Vous nous avez bernés en nous faisant écouter un petit récit sur vos enfants. Quel rapport avec la préparation à la guerre ?
— Savez-vous où nous sommes ? demanda doucement le petit homme.
— Non, répondit le gros homme.
— Eh bien, c’est la gare la plus proche d’un des plus grands camps de l’Oncle Sam, poursuivit le petit homme d’une voix calme. Et j’ai trois fils et un gendre dans ce camp, monsieur ! Je vous avais dit que mon fils Christian gagnait treize-mille dollars par an ? Il est ici comme simple soldat, à trente par mois. Sigurd, qui a reçu un chèque en blanc du millionnaire dont il a sauvé le bébé, est ici dans le corps médical, et le cabinet Sigbold & Farrance a fermé. Ils sont tous les deux ici, à concevoir des tranchées au lieu de villas de style Queen Anne !
« Messieurs, les vieux États-Unis n’ont pas dormi ces quarante dernières années. Ils se sont préparés, mais d’une manière différente des Huns. Au lieu de dépouiller ses enfants de leur dignité, ils les ont revêtus d’une armure de fierté semblable à celle qu’ils ont apposée sur mes garçons, et rien au monde ne pourra les vaincre ! Vous m’entendez, messieurs ? Rien au monde ne pourra les vaincre !
Le porteur apporta le sac du petit homme, qui s’engagea dans le couloir après un signe d’adieu. Les deux autres hommes et moi-même le suivîmes jusqu’au quai et le regardâmes descendre. Avant même qu’il ait franchi les marches, un quatuor de gaillards en kaki se jeta sur lui, le plaqua au sol et l’emporta de force, hurlant et criant de joie en s’éloignant à grands pas.
— Eh bien, dit l’un des hommes qui se tenaient à mes côtés, ce sont de grands soldats ! Je suppose que ce sont les trois fils du petit homme et son gendre.
— Je suppose que oui, dis-je. Si ce gros bonhomme pouvait voir…
L’homme qui avait commenté la taille des soldats me donna un coup de coude d’avertissement et je me tus. Le moustachu, qui au début avait proclamé haut et fort la clairvoyance des Huns, regardait s’éloigner le petit homme et ses robustes escortes avec un air d’étonnement perplexe.
Le train se mit en marche, et nous restâmes tous les trois dans le vestibule, remarquant un certain nombre de silhouettes robustes en kaki tandis que nous longions le quai.
— Eh bien, dis-je – car l’agressivité de cet homme m’avait irrité – je suppose qu’il y a peut-être quelque chose de vrai dans la préparation de notre ami, après tout.
Il grogna, et tandis que le portier refermait les marches, il se tourna vers la voiture. Puis, d’un geste brusque et sec, il se retourna et s’adressa au préposé.
— Mon lit est-il fait ? demanda-t-il. Il l’est ? Alors je vais me coucher tout de suite. Je suis très fatigué.
L’homme qui avait touché ma manche se retourna et me fit un clin d’œil.
Il y avait de quoi fatiguer un Prussien !
