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Charles Kymrell : Le monde du XXVe siècle (55e partie)

mercredi 15 octobre 2025, par Denis Blaizot

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Il ajouta, en regardant son secrétaire d’un air significatif :

—  C’est un homme dangereux pour le pays.

Phingar crut comprendre et nota : « Faire arrêter le nommé Papillon. » Puis, enchanté de sa perspicacité, le secrétaire du préfet continua le dépouillement de la correspondance.

—  Voici, dit-il, un fait singulier. On a cru entrevoir, dans la nuit, une sorte d’oiseau monstrueux planant dans l’air à une grande hauteur. Le fait est confirmé par plusieurs témoins.

—  Quelle grandeur ?

—  Plus de douze mètres d’envergure, si on juge d’après la distance où il semblait voler.

—  Il n’existe sur la terre aucun oiseau de cette taille. Ce serait donc, si le fait se confirme, un appareil volant. Mais alors, continua Afsoul en méditant, il viendrait d’Europe, car l’état de nos connaissances scientifiques actuelles ne nous permettrait pas de construire un appareil assez perfectionné pour se diriger dans l’espace. L’a-t-on observé pendant le jour ?

Phingar consulta ses papiers.

—  Jamais, dit-il.

—  Peut-être n’est-ce qu’un phénomène atmosphérique, reprit Afsoul, ou une simple erreur. Vos témoins sont-ils des gens sérieux ?

—  Ils déclarent n’avoir aperçu ce phénomène qu’à des heures avancées de la nuit. Nos renseignements sont donc imparfaits.

—  Cette question est importante, étudiez-la plus à loisir. Lorsque vous aurez de nouveaux renseignements, prévenez-moi.

—  L’Impartial annonce, continua Phingar, qu’il fera paraître demain un article plus précis et plus probant que les précédents, appuyé sur des documents incontestables.

—  Donnez-moi le dernier numéro de l’Impartial.

—  Le voici.

Phingar passa la feuille au préfet. Celui-ci la lut attentivement, son front se rida, une nuance d’inquiétude passa sur son visage.

—  Je vois dans cet article, dit-il, une confiance qui me surprend.

—  Êtes-vous certain, demanda Phingar, de n’avoir pas égaré les papiers qu’ils prétendent posséder et qu’ils affirment devoir publier demain ?

—  Vous me posez, mon cher, repartit Afsoul avec impatience, la même question que Sivadgi. Ces papiers ne m’ont jamais quitté. Ils sont là dans ce coffre-fort que je sais seul ouvrir et que je puis seul ouvrir. Si vous en doutez, je vais vous en donner la preuve.

Il se leva, ouvrit le coffre-fort et fit jouer les combinaisons du placard aux papiers secrets.

Le compartiment était vide. On avait enlevé non seulement les papiers annoncés, mais encore ceux qui touchaient le gouvernement et compromettaient les hauts personnages englobés dans sa politique.

LXXXIII – Lutte de partis

Le lendemain l’Impartial mit ses menaces à exécution en publiant les lettres et les documents gardés avec tant de soin par Afsoul.

Nous avons vu qu’en Europe une pareille publication aurait été connue partout en moins de deux heures. Il ne pouvait en être de même dans l’Inde, où les moyens de communication n’existaient pas à un si haut degré de perfection, et surtout parce que les Européens marchaient unis dans une pensée commune qui se fondait dans l’intérêt général, tandis que les Hindous se heurtaient contre les divisions d’un certain nombre de groupes créés pour les besoins ou les appétits malsains de la politique.

Néanmoins, le coup porté par l’Impartial eut un retentissement considérable. On crut d’abord à une simple manœuvre de partis, incapable d’aboutir à un résultat sérieux. Mais, après la lecture des papiers, en présence des faits qui dénonçaient avec une logique implacable les dessous de l’affaire du Ran-de-Katch, les plus incrédules durent se rendre.

Ce qui augmenta surtout l’intérêt, ce fut le mystère dans lequel s’enveloppait l’auteur des articles accusateurs, et la curiosité était d’autant plus excitée qu’on lui reconnaissait un talent de premier ordre.

En vain Mesval fut accablé de questions observé dans son bureau, surveillé chez lui, suivi partout. Ppersonne ne put rien savoir.

La popularité de l’auteur inconnu grandit par cette raison même sans s’arrêter.

Aussi, trois fois par semaine, quand paraissaient les articles, une agitation inaccoutumée se manifestait dans les villes. On attendait l’Impartial avec impatience, on le voyait dans toutes les mains dès qu’il sortait des presses. Son tirage montait à plusieurs millions d’exemplaires.

Le gouvernement, ébranlé par ces attaques, voulut arrêter la publication de l’Impartial. Il y renonça après une série d’efforts inutiles.

Afsoul fit accuser le journal de diffamation et le traîna devant les tribunaux. Les juges, acquis au pouvoir, le condamnèrent de parti pris à verser des amendes considérables. Peines perdues ! L’Impartial triomphant resta debout soutenu par l’opinion qui voyait dans l’injustice des manœuvres du gouvernement la preuve indéniable des malversations qu’on lui reprochait.

Ce n’était pas le journal qu’il fallait frapper, mais l’auteur des articles. Afsoul le savait bien. Malheureusement il restait insaisissable.

Sous la poussée de l’opinion, l’opposition grandit et se constitua solidement. Des villes, elle gagna la campagne et prit bientôt assez de puissance pour tenir le gouvernement en échec.

Au milieu de ces circonstances, Afsoul déploya des qualités remarquables comme politicien. Se voyant impuissant à enrayer la publication des journaux, ne pouvant s’en prendre à l’auteur toujours invisible, il s’attaqua à l’opposition afin de la désarçonner.

L’opposition s’était constituée en plusieurs groupes, et comme, lorsque dix hommes sont réunis, il s’en présente toujours un onzième pour les mener, non parce qu’il est plus capable, mais parce qu’il parle plus fort que les autres, les différents groupes marchaient sous la direction de leurs chefs respectifs.

Afsoul les opposa les uns aux autres avec une grande habileté, excitant tantôt leur cupidité, une autre fois leur jalousie, achetant ceux qu’il trouvait à vendre et mettant la main sur celui dont les actes ou les paroles donnaient prise d’une façon quelconque à la justice.

Déroutée par ces manœuvres occultes, l’opposition se morcela en un grand nombre de petits groupes, de sorte que ces faisceaux divisés devinrent incapables de lutter contre la force gouvernementale. Il y eut un temps d’arrêt, l’opposition cessa de croître, Afsoul crut avoir cause gagnée.

Cependant l’Impartial continuait régulièrement ses publications. Les articles se lisaient avec le même empressement, et la popularité de l’auteur inconnu grandissait toujours. On comprenait qu’il était le véritable maître de la situation. Mais où le chercher ? comment le trouver ? Depuis quelque temps la foule manifestait son impatience et le réclamait à grands cris comme un sauveur.

Devant ces clameurs, les chefs de l’opposition proposèrent de réunir leurs groupes dans une assemblée générale, afin de discuter sur la conduite à tenir.

La réunion eut lieu à Delhi, dans une salle immense. Dès l’ouverture de la séance elle était comble. Plus de vingt orateurs inscrits devaient prendre la parole.

Pendant deux heures les discours se succédèrent sans rallier la majorité des opinions. On reconnut qu’il devenait impossible de s’entendre en face de tant d’intérêts opposés.

Déjà les discussions s’animaient, les orateurs se faisaient difficilement entendre au milieu des interruptions. On s’interpellait d’un groupe à l’autre et le désordre menaçait d’envahir la salle, quand soudain une voix tonnante réclama le silence.

Tous les regards se tournèrent vers la tribune. Un homme venait d’en gravir les marches. Sa figure énergique présentait une mâle beauté, mais sa personne était inconnue. À sa droite se dressait un individu d’une stature gigantesque, dont l’aspect annonçait une force colossale. À sa gauche se tenait un personnage à la physionomie douce et pâle et dont les traits fatigués dénonçaient les souffrances d’une vie de misère.

L’homme à la taille herculéenne réclama de nouveau le silence, les bruits s’apaisèrent, chacun regagna sa place. Alors, d’une voix forte, l’inconnu demanda la parole.

—  Parlez ! s’écria-t-on de toutes parts, parlez !

On pressentait qu’un incident allait surgir et changer peut-être la face des choses. Qui sait, pensait-on, si cet inconnu n’est pas l’auteur des articles ?

Le silence devint complet. L’orateur commença.

—  Messieurs, dit-il, au lieu de perdre votre temps en débats tumultueux, permettez-moi de vous ramener à la seule question qui vous intéresse, c’est-à-dire à votre union, ou mieux encore à la formation d’une alliance inébranlable pour battre en brèche un parti gouvernemental dont l’unique souci est de diviser les citoyens en les armant les uns contre les autres, afin de pouvoir profiter sans crainte des richesses qu’il s’est acquises à vos dépens.

—  Jetez les yeux autour de vous, et voyez si mon langage n’est pas l’expression de la vérité. Partout on vous trompe, et partout vous êtes trahis. Le gouvernement ne se contente pas d’appauvrir la nation en créant chaque jour d’inutiles sinécures, mais il l’épuise en entassent prévarications sur prévarications ! Et lorsque des esprits généreux se réunissent, comme vous le faites aujourd’hui, il s’efforce d’étouffer leur voix en les rendant suspects. Il sème, au milieu de leur assemblée, des espions mêlés à des promoteurs de désordre qu’il paie pour troubler la réunion et l’empêcher d’aboutir.

Ces paroles produisirent l’effet qu’en attendait l’orateur. D’abord parce que lorsqu’on crie à une foule « il y a des traîtres parmi vous ! » elle est toujours disposée à le croire. Ensuite parce que pas un des personnages présents n’osa protester, de peur d’être pris pour un de ces prétendus espions signalés par l’inconnu. Enfin, la véhémence des attaques prononcées contre le gouvernement réunissait Les suffrages, parce qu’elle exprimait l’opinion générale.

Le silence était profond, l’attention redoubla.

—  J’avais résolu, continua l’orateur, de rester dans l’ombre plus longtemps encore. Mais, en présence des événements qui se précipitent et deviennent de plus en plus redoutables, en face des désordres, et, par l’impéritie du gouvernement, menacent de jeter la patrie dans un abîme de honte, j’ai cru nécessaire d’apparaître et de dévoiler ma personnalité. Je suis l’auteur des articles qui ont dévoilé les fraudes et flétri les actes d’un parti sans foi sans pudeur et et sans patriotisme !

À ces mots l’assemblée se leva tout entière. Un tonnerre d’applaudissements couvrit la voix de l’orateur. Sous l’empire d’une poussée irrésistible, ainsi qu’il arrive quelquefois dans les foules, tous reconnurent pour leur maître celui qui, depuis quelque temps, passionnait l’opinion. Une troisième fois le silence se rétablit profond, unanime.

—  J’ai promis, poursuivit l’orateur, d’arracher et de rejeter au cloaque d’où elles sortent les plaies hideuses qui rongent notre pays, épuisent son sang, et le précipiteront, si nous n’y prenons garde, dans une misère sans remède. Pour moi, j’y consacrerai toutes mes forces, dussé-je en périr,et je ne m’arrêterai que le jour où la nation délivrée des parasites qui la grugent pourra marcher librement dans la voie du progrès moral et de la civilisation.

Les applaudissements éclatèrent de nouveau devant ce langage, qui manquait peut-être de profondeur au point de vue social, mais dont les périodes sonores frappaient juste, parce qu’elles découvraient la vérité en frappant les idées de la foule.

—  Je ne suis pas un inconnu pour vous, messieurs, dit encore l’orateur, car je me nomme Napal, et déjà, vous devez vous le rappeler, j’ai travaillé pour la défense de vos intérêts menacés. Les trafiqueurs se sont coalisés dans le but d’étouffer ma voix sous l’outrage et la calomnie et m’ont proscrit de ce pays parce que j’en défendais les libertés. Je me suis expatrié. Aujourd’hui je reviens parmi vous, armé des preuves de leur culpabilité et capable en mème temps, je l’espère, de vous donner les moyens d’améliorer les institutions de notre république ainsi que le bien-être de mes concitoyens.

—  Quelle garantie nous donnerez-vous ? dit une voix. Pouvez-vous réfuter les calomnies articulées contre vous ?

—  J’avais prévu cette question, répondit Napal. Je vais la satisfaire, non par une simple réponse verbale, mais par un fait probant, qui vous permettra de juger à quels moyens un gouvernement prévaricateur doit avoir recours quand il essaie de défendre une politique d’égoïsme et de mensonges.

Le second personnage qui se tenait à la gauche de Napal, et qui n’était autre que Dhimal, prit la parole et raconta ses relations avec Phingar, l’exploitation de sa misère, les faux qu’on lui avait ordonné de commettre.

—  La vérité de mes paroles, ajouta-t-il, réside non seulement dans une lettre que je peux mettre sous vos yeux, mais surtout dans l’accusation que je porte contre moi-même. Pris entre la faim et le déshonneur, entre la mort qui menaçait ma fille et l’infamie qu’on m’imposait, j’ai succombé pour sauver mon enfant. J’en demande pardon à mes concitoyens !

Un cri de colère parcourut la salle, et les esprits s’échauffant peu à peu, on parla de révolte : la sédition semblait trop douce en regard d’uns telle infamie ! Déjà on conseillait de sortir, d’ameuter la population et de se porter en armes contre le gouvernement. Napal apaisa les esprits.

—  Pas de violence ! s’écria-t-il. Toute révolution pour être durable doit se faire dans le calme et par la persuasion. Croyez-en l’expérience de celui qui vient de parcourir l’Europe, de la visiter, de l’étudier, afin d’y acquérir les connaissances nécessaires pour améliorer le sort de Inde entière.

Ce mot Europe produisit un effet magique.

—  Parlez ! Parlez encore ! cria-t-on de tous les côtés.

Toutes les têtes se penchaient vers la tribune dans une expression de curiosité ardente. On était avide d’écouter et d’apprendre.

Napal expliqua en quelques phrases le but de son voyage, ce qu’il avait vu, ce qu’il avait fait en compagnie de Papillon.

Celui-ci se tendit toujours immobile à la droite de Napal. Le prestige de ses aventures le grandissait aux yeux des assistants, il apparaissait comme un de ces Titans de la fable qui entassaient les montagnes sur les montagnes pour escalader le ciel.

Napal reprit la parole.

—  Oui, messieurs, dit il en terminant, j’ai étudié les lois et l’organisation générale de cette mystérieuse Europe qui est comme le flambeau lumineux qui éclaire le monde. Là-bas, la nature captée par des constructions gigantesques assure le bien être à tous du plus humble au plus grand. Là-bas quatre cent millions d’êtres humains se donnent la main, unis dans une même pensée. En bravant tous les dangers je n’avais qu’un but : apprendre au profit de mes compatriotes pour les faire bénéficier des progrès accomplis dans cette contrée merveilleuse. Me voici de retour, prêt à agir. Si vous voulez me comprendre si je trouve auprès de vous la confiance et l’appui qui me sont nécessaires, nous contribuerons ensemble à donner à notre patrie la liberté et dans le monde une place à côté de l’Europe elle-même.

Des cris d’enthousiasme éclatèrent. On s’élança vers la tribune pour porter Napal en triomphe. Papillon contint la foule pendant que le jeune homme descendait rapidement les degrés de la tribune. Il ouvrit une porte et sortit. Papillon s’écarta. Les assistants se précipitèrent par la porte derrière laquelle Napal venait de disparaître. Elle donnait dans une grande salle, sorte de vestibule de la salle des séances. On chercha vainement personne ne trouva Napal. Cependant les gardiens affirmaient qu’ils ne l’avaient pas vu sortir. On chercha de nouveau. Rien ! Comme un brillant météore, Napal s’était évanoui !

À partir de ce jour, les imaginations surchauffées par cet événement incompréhensible firent de Napal un homme extraordinaire. Son prestige prit des proportions colossales. Désormais l’opposition avait un chef puissant et incontesté.

Une plus-tard, à la nuit tombante, Napal aidé par Papillon sortait de son appareil d’invisibilité et quittait furtivement la salle dans laquelle il s’était réfugié.

La conduite du jeune Indien depuis son retour avait été très simple. Il se garda bien de manifester sa présence avant d’avoir mis toutes les chances dans son jeu. Il choisit d’abord avec Papillon plusieurs retraites inaccessibles dans les monts Himalaya, dans les Ghats, et en d’autres points épars sur le territoire de l’Inde, Papillon les munit de ce qui était nécessaire, afin d’éviter à Napal tout contact avec d’autres personnes et le rendre insaisissable.

À l’aide du planeur et de l’appareil d’invisibilité, Ils s’emparèrent sans retard des papiers compromettants dont Ils avaient besoin. Nous savons comment Ils procédaient. Ils s’arrêtaient pendant la nuit, généralement entre deux et trois heures du matin, sur le toit de la maison dans laquelle Ils voulaient pénétrer, descendaient par une échelle jusqu’à la fenêtre et entraient sans difficulté. La nuit favorisait ces entreprises qui restaient incompréhensibles pour les autres.

Installé dans ses retraites, Napal prépara ses articles, puis envoya Papillon auprès de Mesval. Ce directeur aimait et estimait beaucoup son ancien rédacteur. Il écouta Papillon avec une joie qui dégénéra en enthousiasme et se mit à l’entière disposition de Napal.

Les événements se déroulèrent ensuite comme on vient de les lire. La campagne commença d’abord anonyme. Puis, quand Napal jugea le moment favorable, il apparut sous son véritable nom afin de se réhabiliter, non devant des juges, ce qui eût été une faute, mais devant ses concitoyens, en racontant les choses telles qu’elles s’étaient passées.

Les papiers de Phingar enlevés chez Afsoul le renseignèrent au sujet de Dhimal. Ce dernier, sur la parole que le jeune Indien lui donna d’assurer l’existence de sa femme et de sa fille, n’hésita pas à racheter sa faute en proclamant la vérité. Il s’en trouva bien du reste, car le gouvernement, pris de peur devant l’issue probable des faits, ne fit rien contre lui.

À partir de ce jour, Napal réhabilité continua d’agir avec la même prudence et s’abstint de circuler librement, sans quoi on l’eût arrêté. Il apparaissait lors qu’il savait ne courir aucun danger et pouvoir s’échapper grâce à Papillon et à son planeur.

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