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Charles Kymrell : Le monde du XXVe siècle (53e partie)

lundi 13 octobre 2025, par Denis Blaizot

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—  Nous sommes ici pour juger des faits, et non pour entendre de vains discours, s’écrit un troisième.

—  Des raisons ! nous voulons des raisons !

—  Nierez-vous, répondit Robertson toujours calme, que tout Européen n’appartienne à l’une ou à l’autre des deux catégories suivantes : celle dans laquelle sont classées les fonctions les plus élevées, c’est-à-dire le travail intellectuel pur, à laquelle reviennent les plus hautes prérogatives. Et celle à qui est réservée la besogne matérielle, autrement dit le travail manuel, dont les avantages sont très limités ? À la première appartiennent les fonctionnaires ; à la seconde, les employés. Je passe sous silence l’état de transition entre les deux catégories, dans lequel on ne séjourne que très peu quand on est assez favorisé par l’intrigue pour y pénétrer. Examinons donc chacune des deux autres, ou plutôt la première, puisque la seconde lui est soumise. Comment devient-on fonctionnaire en Europe ? En satisfaisant à des examens passés devant quelques hommes qui, par cela même, devraient être supérieurs aux examinés en savoir et en connaissances sur la généralité des choses. Par malheur, la réussite de ces examens, tels qu’ils sont compris, dépend beaucoup plus de la mémoire du sujet que de ces qualités essentielles que nous appelons l’énergie de caractère et la rectitude de l’intelligence. Par conséquent, Ils ne répondent qu’indirectement au résultat cherché et ne portent en rien sur les aptitudes exigées pour remplir une fonction. De plus, la vanité des hommes médiocres – et c’est le plus grand nombre – les pousse à jalouser les supériorités qui les effraient et à réserver leurs préférences aux esprits rampants qui les approuvent, qui les flattent et semblent penser comme eux. Il arrive donc ceci : c’est que, par ces examens mêmes, les médiocres, les intrigants et les adulateurs ont plus de chances d’obtenir les grades du fonctionnarisme que les individualités intelligentes, trop fières pour s’adonner à l’intrigue ou s’abaisser par la flatterie. Devenus fonctionnaires à leur tour, ces intrigants nomment leurs successeurs dans des conditions plus déplorables encore que celles par lesquelles ils ont passé ; de sorte qu’au bout d’un certain temps, l’État n’est plus dirigé que par des hommes dont le seul mérite est de savoir intriguer et qui ont usé leur intelligence dans l’art de la duplicité et de la dissimulation.

—  Il en a toujours été partout ainsi ! s’écria Lanciano.

—  Est-ce une raison pour que cela dure, poursuivit Robertson, pour que nous nous immobilisions dans un système dont les conséquences sont désastreuses ? Nos premiers législateurs avaient pris pour base de leurs institutions : « La récompense accordée suivant le mérite, l’intelligence et le travail. » C’est par l’application de ce principe que nous sommes devenus grands et forts et que l’Europe, marchant dans sa liberté, s’est mise au-dessus des autres nations. Eh bien, je vous le déclare, le piédestal sur lequel elle s’est placée, tremble sur ses assises, le sol qui l’entoure est devenu fangeux, et si elle tombe dans cette boue prenez garde qu’elle ne puisse plus se relever.

Des protestations couvrirent la voix de Robertson. Il y eut du tumulte, des échanges de réparties un peu vives entre les partisans de l’orateur et ceux qui voulaient maintenir le statu quo.

Napal, séduit par la véhémence du discours, l’approuvait intérieurement. Il se rappelait ce que lui avait répété Darnais dans leurs conversations du soir, et il comprit pourquoi, les fonctionnaires accaparant tous les avantages, les employés ne formaient plus qu’une masse d’individus aigris, insouciants, ou paresseux.

Robertson, impassible, attendait que le tumulte fût apaisé.

—  Sur quoi vous appuyez-vous, dit une voix, pour tenir un semblable langage ?

—  Sur ceci, répondit l’orateur, que depuis longtemps, sous l’instigation des bureaux envieux de toute supériorité, les esprits d’une originalité puissante sont systématiquement étouffés et les intelligences d’élite constamment écartées des principales fonctions.

—  Voulez-vous insinuer qu’il soit possible d’administrer sans bureaux ? demanda la même voix.

—  Non, reprit Robertson, mais je les recruterais autrement, de façon à ce qu’ils soient capables d’envisager l’intérêt général au lieu de croupir dans l’égoïsme de leur infériorité. Par ce fait qu’un bureau est formé d’individus médiocres, étroitement liés entre eux, il devient impersonnel et irresponsable. Alors il peut faire le mal qu’il lui plaît et satisfaire sans crainte ses instincts inférieurs. Par étroitesse d’intelligence, il appliquera minutieusement les règlements dans leur plus étroite mesure, quelquefois sans les comprendre, et se blessera des moindres incartades de ses subordonnés, sans jamais leur pardonner. Se croyant quelque chose parce qu’il représente l’État, il sera vaniteux, autoritaire, et brisera impitoyablement l’intelligence indépendante qui pensera autrement que lui. Il repoussera toute chose neuve comme une fatigue et restera dans sa routine. Le bureau, tel que nous le formons aujourd’hui, est donc l’obstacle le plus redoutable à l’avancement du progrès. Et son action destructive croissant toujours, ainsi que je vous l’ai démontré, il repoussera à l’écart les intelligences supérieures et conduira fatalement, de chute en chute, la race européenne à l’affaiblissement et à la décadence finale.

—  Citez des faits, s’écria Duparrieu, afin que nous puissions vous répondre.

—  Les faits abondent, répondit l’orateur. Il m’est facile de choisir. Nous avons en Europe des savants de premier ordre. L’un d’eux est un de ces mortels dont une nation a le droit de s’enorgueillir et qui fait honneur à l’humanité. Eh bien, cet homme, devant la supériorité duquel je m’incline, pourquoi l’avons-nous laissé, depuis trente ans, dans une position des plus humbles, sans mettre ses découvertes à profit ?

—  Quel est cet homme ?

—  Pierre Geirard !

—  Ce savant est votre ami, observa Duparrieu. Il vous appartenait plus qu’à tout autre d’employer votre protection en sa faveur.

—  Je l’ai tenté, répliqua Robertson, et, devant l’inertie générale, je n’ai pas cru devoir insister. Notre dignité à tous deux d’y refusait. C’était à vous d’aller le tirer de la retraite où il vit sans ambition. Voulez-vous d’autres preuves ? Demandez-moi pourquoi Ligerey est mort !

Un profond silence suivit cette apostrophe. Tous les membres du Conseil courbèrent le front. Napal lui-même tressaillit a ce souvenir lugubre. On sentait passer au-dessus des têtes comme un souffle de l’opinion, qui semblait reprocher à tous ces hommes repus la sanglante injustice qu’ils avaient commise.

Après quelques minutes de silence, Duparrieu s’écria de nouveau :

—  Pourquoi nous parlez-vous de Ligerey ? C’était un rêveur et un utopiste !

—  Ligerey, vous le savez bien, n’était ni un rêveur, ni un utopiste, mais un génie que nous avons étouffé sous le poids de notre égoïsme. N’essayez pas d’effacer cette honte par l’excuse d’une ignorance coupable. Votre crime serait moins pardonnable encore, Les travaux inachevés de Ligerey parlent pour lui, et, si vous persistez à le nier, l’opinion publique se chargera bientôt de vous le faire comprendre. N’attendez pas qu’elle en arrive à cette extrémité. Souvenez-vous qu’une nation n’est puissante que par la valeur morale des individus qui la composent. Et si vous continuez à méconnaître ce précepte, si vous ne vous hâtez pas de recourir à un remède énergique pour combattre les erreurs qui minent nos institutions, les États-Collectifs, semblables au colosse aux pieds d’argile dont parle le prophète biblique, s’écrouleront dans la poussière, et leurs débris se disperseront aux souffles du vent. Réfléchissez !

Robertson quitta la tribune, et la discussion commença. Beaucoup trouvèrent la critique exagérée. Leur situation leur procurait trop d’avantages pour leur permettre d’apprécier sans partialité les défauts signalés. Ils les reconnaissaient cependant. D’autres, parmi lesquels Duparrieu et Lanciano, se souciant fort peu des intérêts généraux, mais songeant à ce qu’ils perdraient dans un changement de constitution, s’opposaient à toute réforme.

—  À quoi bon changer ce qui fonctionne depuis cent ans ? observait Lanciano. Nous avons établi l’unité des droits, la hiérarchie régulière des fonctions publiques, et l’uniformité de l’administration, n’est-ce pas assez ?

Il ajouta, en parodiant un mot célèbre :

—  Les choses iront bien jusqu’à notre mort. Après nous le déluge !

Ces paroles, au lieu de provoquer le blâme de l’assemblée, produisirent un effet contraire. Napal, qui observait tout, en fut surpris.

—  Hélas ! dit-il, il est donc vrai que l’ivresse du pouvoir aveugle ceux que le désintéressement n’éclaire plus !

En vain Robertson et ses amis protestèrent, demandant qu’on fit une tentative sérieuse pour augmenter l’indépendance individuelle, pour perfectionner par l’éducation les qualités et le caractère des enfants, pour répartir enfin les fonctions avec plus d’équité. La majorité ne voulut rien entendre, et l’assemblée se sépara sans vouloir apporter la plus légère modification à l’état actuel des choses.

—  Prenez-garde, s’écria Robertson en les quittant, que ce jour n’ait pas de lendemain pour vous !

Paroles prophétiques que bien des gouvernements ont entendues sans y croire.

LXXX – Vers l’avenir !

Une demi-heure après la sortie des membres du Conseil, le directeur des bâtiments vint chercher Napal afin de le faire partir avant de rouvrir les portes de la salle au public.

—  Eh bien ? demanda-t-il.

Le jeune Indien raconta ce qu’il avait entendu. Le directeur hocha la tête.

—  Robertson a raison, dit-il. Ces gens-là viennent de prouver qu’ils sont indignes d’être placés à la tête d’un peuple libre et fier comme l’est celui des États-Collectifs.

Napal pensait de même et il garda le silence par discrétion.

Aussitôt connu, le résultat de la séance du 5 septembre produisit un effet foudroyant, en dépit de la forme ambiguë sous laquelle on le présenta au public. La population, excitée par un mois d’attente silencieuse et trompée dans ses espérances, jeta un cri de colère. En moins de deux heures, la nouvelle se répandit dans l’Europe entière et dans toutes les colonies, Ce fut de toutes parts un soulèvement universel. Partout le travail fut interrompu.

À V.pr.d.3, la foule se partagea en plusieurs masses, et chacune d’elles se dirigea chez les conseillers qui s’étaient opposés aux améliorations proposées par Robertson. Les demeures de ces conseillers furent envahies. Ils furent eux-mêmes saisis, renfermés et gardés à vue.

En même temps les brochures exigèrent la nomination d’un Conseil Suprême composé de nouveaux membres, avec Robertson comme président.

Vouloir résister à cette tempête eût été folié. Dans un pays où, comme nous l’avons plusieurs fois répété, tout se solidarisait dans un but commun, il devenait impossible de diriger le gouvernement quand on cessait d’être d’accord avec l’opinion. Employés, fonctionnaires, armée, police, tous marchaient ensemble lorsqu’il s’agissait de défendre l’intérêt général menacé par les gouvernants. On les considérait comme des criminels dont il fallait se débarrasser avant de les punir.

Les conseils inférieurs avaient pour mission de nommer les membres du Conseil Suprême. Ils se réunirent d’urgence et présentèrent une première liste de quarante membres. Cette liste ne satisfaisant point le public, les troubles persistèrent. Il fallut en choisir une autre.

Enfin, après une journée d’efforts, une dernière liste, entièrement approuvée cette fois, donna la composition définitive du Conseil, dans lequel Robertson avait la présidence et dont faisait partie Guadiala, le gouverneur général des colonies.

Geirard, consulté et mis en avant par ses amis pour une situation politique de premier ordre par laquelle il lui fallait passer pour faire ensuite partie du Conseil Suprême, se retrancha derrière l’importance de ses travaux, qui ne lui permettaient pas de trouver les loisirs nécessaires pour s’occuper en même temps de politique.

Guadiala, soutenu par Robertson, insistait.

—  Tu n’as pas le droit de te dérober à tes devoirs, disait-il en frappant du poing sur la table. Un esprit supérieur comme le sien se doit à son pays.

—  La science est comme l’oiseau, répondit Geirard, elle ne peut voler que dans l’air libre. Lui retirer son indépendance, c’est lui couper les ailes.

Guadiala soutenait son avis, Geirard ne voulait pas céder, et, chose extraordinaire, le gouverneur criait cette fois moins fort que le savant. Les rôles étaient changés.

—  Enfin, dit Geirard poussé à bout, penses-tu que je ne rendrai pas plus de services à notre patrie en me consacrant tout entier à des découvertes qui lui seront peut-être profitables qu’en perdant mon temps dans des discussions d’économie politique que vous connaissez aussi bien que moi, et sur lesquelles vous pourrez me consulter aussi souvent qu’il vous plaira ?

Guadiala voulut répondre. Il chercha, médita, ne trouva rien, et finit par reconnaître la justesse du raisonnement de son ami.

—  Sacrebleu ! répétait-il en sortant à Robertson qui souriait, c’est insupportable. On ne peut jamais le convaincre, ni le ranger à son avis. Il est trop fort pour nous.

—  Parce qu’il est la science et la logique même, répondait Roberston.

Le nouveau Conseil Suprême se réunit le 8 septembre, dans la matinée. Napal, toujours dissimulé par appareil vitré, y assista avec l’assentiment de Robertson. Les plans de ce dernier furent acceptés dans leur ensemble.

On décida de créer des laboratoires de psychologie, d’apporter toutes les améliorations nécessaires pour établir, aussi bien que possible, les examens par lesquels on jugeait les aptitudes des candidats aux fonctions supérieures. On voulut que l’enfant apprit à mieux connaître le prix du bien-être qui lui était dévolu dans l’avenir, et que, livré à lui-même dans des conditions difficiles, il acquit avec des principes moraux, l’initiative, l’énergie et l’indépendance de caractère, qui sont les meilleurs auxiliaires de la conduite dans la vie. D’autres réformes furent proposées pour être discutées dans une séance suivante. Toutes se basaient sur ce principe, qu’il fallait, avant tout, couper court à l’intrigue et mettre fin au favoritisme.

Il serait trop long d’entrer dans d’autres détails. Napal en entendit assez pour comprendre qu’à partir de ce jour l’Europe entrait dans une phase nouvelle et faisait un nouveau pas en avant. Après avoir accompli un progrès énorme dans le sens matériel, elle allait évoluer lentement, mais sûrement, vers le perfectionnement moral. Sans doute, par suite des obstacles qu’opposent toujours aux évolutions l’atavisme et les habitudes héréditaires, il lui faudrait encore plusieurs siècles avant d’atteindre un résultat frappant, mais elle partait d’un pied ferme pour se rapprocher, avec une vitesse croissante, de cet idéal qu’on appelle le bonheur.

Le mal, la douleur, les fléaux dévastateurs s’évanouiraient de plus en plus devant la marche du progrès, et s’enfuiraient, chassés devant lui, comme le mauvais génie devant l’épée flamboyante de l’Archange céleste !

LXXXI – Derniers préparatifs

Le lendemain de ces événements, c’est-à-dire du jour où Robertson, nommé président, exposait ses projets devant les nouveaux membres du Conseil, Napal, usant de son droit de haut fonctionnaire, avait prié Geirard et Papillon de vouloir bien dîner chez lui, afin d’arrêter leurs dispositions avant son retour dans l’Inde.

Nos trois personnages se trouvaient donc réunis chez Napal.

Papillon partait d’un principe, quand il dînait dans le monde, comme autrefois chez Mesval, par exemple, il pensait que la meilleure manière de prouver son savoir-vivre consistait à bien écouter, répondre à propos et garder son impassibilité en dégustant les mets et les liquides susceptibles de flatter son palais par la délicatesse de leur saveur et le montant de leur arôme.

Ainsi faisait ce soir-là Papillon, convive de Napal, haut fonctionnaire en Europe sous le nom d’Upsal. Calme autant que digne, il dévorait gravement, méthodiquement, les aliments qui passaient devant lui, en écoutant la conversation de Geirard et de Napal.

—  Mon cher ami. disait Geirard à Napal, votre tâche en Europe est actuellement terminée, et avant votre départ il est utile, je crois, de songer aux moyens d’action qui vous permettront d’en imposer à vos concitoyens. Vous savez que le prestige est indispensable pour mener les foules, que la science et le talent ne sont rien pour elles quand on ne sait pas les éblouir, et qu’il leur faut donner, quand même, l’illusion d’une supériorité quelconque. Lorsque cette supériorité se manifeste par des faits merveilleux, au-dessus de la portée de leur intelligence, le prestige est certain. Qu’en pensez-vous, Papillon ? ajouta le savant avec une pointe de malice, en s’adressant subitement au colosse.

Pris à l’improviste, Papillon désirait garder le silence pour rester fidèle à son principe, car il n’avait pas préparé sa réponse. Mais, interrogé par Geirard qu’il tenait en estime extraordinaire, il ne pouvait se taire sans être impoli. Il prit son verre, le vida et répondit :

—  L’homme prudent n’approche pas de la torche enflammée.

—  Ce qui veut dire ?

—  Que Napal est proscrit dans l’Inde, et il me paraît difficile d’exercer un prestige quelconque dans un pays où il est imprudent de pénétrer.

—  Vous croyez ?

—  Sans doute, le jour même de son arrivée on le mettra dans l’impossibilité d’agir.

—  Est-ce que cela vous arrêterait, vous, Papillon ?

—  Moi ! fit le colosse avec un geste de mépris qui signifiait clairement Est-ce que quelque chose est capable de m’arrêtez ?

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