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Charles Kymrell : Le monde du XXVe siècle (52e partie)
dimanche 12 octobre 2025, par
Surpris, Napal jeta les veux autour de lui. Tout lui parut obscur. Il n’aperçut rien autre que les baies vitrées, là-bas, tout au bout de l’immense promenoir qu’il parcourait. Quelle était la dimension de cette pièce ? sa forme ? Impossible de le deviner. Seule la poussière lumineuse qui traversait le portail donnait un repère vers lequel tout le monde se dirigeait comme vers un point indicateur. Le sol de la salle était nécessairement plus bas que le seuil des trois baies puisqu’on montait plusieurs degrés pour y parvenir.
Alors, Napal, en avançant, distingua devant lui une multitude de têtes qui oscillaient sous les reflets. Plus loin, une houle humaine qui gravissait l’escalier et traversait ensuite les baies sous lesquelles elle s’engouffrait. Le tout donnant une impression de puissance et d’immensité à laquelle s’ajoutait la sensation plus étrange encore d’un silence presque absolu. La salle ne rendait aucun bruit. La foule se déplaçait sans heurts ni remous. Chaque individu, l’esprit préparé par les salles d’harmonie, ne songeait qu’au concert. Et cette multitude marchant lentement, au milieu de ce silence, dans cette lumière bleuâtre, donnait le sentiment d’un monde à part, semblable à ces champs élyséens où les anciens poètes plaçaient les ombres des héros.
Enfin Napal franchit à son tour les escaliers des baies et pénétra dans la salle du concert. Elle lui parut plus vaste encore, quoique moins élevée, que la nef centrale qu’il avait admirée le premier jour où il cherchait Geirard. L’architecture en était parfaitement conforme à sa destination. De grandes galeries circulaires, avec des balustrades ouvragée, permettaient de loger une quantité innombrable de spectateurs. La salle était si spacieuse que les galeries se perdaient dans la grandeur de l’édifice.
Chacun prit place rapidement, un grand silence se fit, et le concert commença. Toutes les lumières s’éteignirent.
On vit apparaître des lueurs bleues qui baignèrent la salle et s’étendirent sur toutes les parois, tandis qu’on entendait une note unique de musique dont le son, en harmonie avec la couleur, monta crescendo. On sentit de doux parfums. s’étendre dans l’atmosphère, des, voix et des chœurs invisibles arrivèrent comme perdus dans un lointain poétique. En même temps Napal reçut l’impression d’effluves magnétiques à travers le corps. On voulait que tous les sens fussent frappés harmoniquement.
Les lueurs bleues se nuancèrent : bleu d’azur, de saphir, d’outre-mer, céleste, indigo, puis la note bleue disparut pour faire place à la note rouge. Musique, parfums, chœurs, effluves, se transformèrent aussi et se mirent en harmonie avec la couleur nouvelle. Une autre lueur succéda au rouge et les mêmes phénomènes se reproduisirent jusqu’à l’épuisement du cycle des couleurs.
La gamme des tons, qui composait la première partie, était terminée. La seconde commença.
Le spectacle changea. À un seul ton succédèrent tous les tons ensemble. Les couleurs se mêlèrent, accompagnées, comme dans la première partie, de chants, de musique, de parfums et d’effluves. Bientôt les lueurs vertes dominèrent sur les autres les parfums rappelèrent l’odeur de l’essence des bois à l’aube matinale et la fraîcheur de la brise du matin quand elle glisse sur les fouilles des grands arbres, encore humides des rosées de la nuit. La sensation grandit peu à peu. On s’imaginait voir le soleil se lever radieux au-dessus des hautes futaies, puis, les tons montant et grandissant toujours, on entrevoyait les richesses de la flore tropicale et les végétations luxuriantes des contrées ardentes arrosées par les fleuves équatoriaux. À ce spectacle magique l’imagination des spectateurs ne s’imprégnait pas seulement de la vue des bois animés par le gazouillement des oiseaux aux riches plumages, mais encore du sentiment de poésie qui s’en dégage. Chacun d’eux sous la suggestion de ces harmonies puissantes évoquait la vision de ces forêts superbes qu’entrevoient dans leurs songes les fumeurs d’opium.
Après un court repos, la troisième partie, suivant les mêmes péripéties, commerça sous la prédominance des lueurs rouges, dont les clartés jetèrent dans les esprits des spectateurs des hallucinations d’incendies énormes, de volcans en éruption, de mers de flammes dans d’immenses fournaises. Enfin l’aspect formidable de la Terre avant son refroidissement, quand elle brillait, dans le sombre de l’espace, avec des pluies de feu qui s’élevaient dans une atmosphère brûlante et retombaient sur un noyau incandescent pour s’élever et retomber encore.
Enfin le bleu domina de nouveau, mais avec des impressions de calme, de repos et de béatitude qui donnaient la sensation de rêves célestes et séraphiques.
Ensuite tout s’éteignit, les lumières électriques reparurent : le concert était terminé, La foule s’écoula lentement, comme à regret.
Napal et Geirard n’avaient pas échangé un seul mot pendant ce spectacle. En sortant Napal dit à Geirard :
— J’avoue mon impuissance à rendre par des paroles l’admiration que j’éprouve. Après avoir ressenti des impressions aussi vives, je suis étonné de ne ressentir aucune fatigue, mais au contraire un sentiment de bien-être inexprimable.
— C’est parce que les sensations que vous avez éprouvées s’harmonisent toutes entre elles et s’équilibrent sans fatiguer le système nerveux. Tandis que les excitations trompeuses produites par alcool ou par l’opium, par exemple, sont les avant-coureurs des maladies redoutables qui empoisonnent notre organisme.
— Pensez-vous qu’ici même tous les spectateurs soient aptes à comprendre les plaisirs de cette fête ?
— Non pas au même degré, mais ceux qui les comprennent moins en rencontrent suivant leurs désir dans l’une des trois autres fêtes de l’année. En été, la fête des transports se célèbre par des courses de toutes sortes, des sports, des prix où s’exercent ceux qui aiment les luttes physiques et le mouvement, enfin par des jeux grandioses dans des arènes gigantesques. Avec la fête des neiges en hiver, on trouve d’autre plaisirs actifs, tels que le patinage, les courses en traîneau, les glissades. Des architectes édifient des monuments fantaisistes avec de la glace ou de la neige. En dernier lieu, la fête des fleurs ou du printemps rappelle les joies bruyantes des carnavals d’autrefois. Vous voyez qu’il s’en présente pour tous les goûts.
Tout en conversant, Geirard et Napal avaient traversé d’autres salles, les unes consacrées à des danses, les autres à des rafraîchissements, etc. Mais la partie originale de la fête était terminée. Ils se promenèrent encore quelques instants et regagnèrent leur domicile respectif.
LXXVIII – Où Papillon prouve que son calme est resté à la hauteur des circonstances
Le surlendemain de la fête, Napal ouvrait sa porte pour se rendre auprès de Geirard, lorsqu’une grande ombre se dressa devant lui. Il leva la tête et poussa un cri de joie en reconnaissant Papillon.
Arrivé la veille au soir, le courageux compagnon s’était rendu tout de suite chez Geirard pour remiser son planeur. Le savant l’avait reçu à bras ouverts et, après force questions sur son voyage, lui avait indiqué la nouvelle demeure de Napal.
— Un peu fatigué, dit Papillon, je me suis levé tard,sans quoi vous m’auriez vu plus tôt.
Napal lui serra vigoureusement la main et le regarda. La figure de Papillon reflétait un calme complet preuve de sa complète satisfaction. En effet, il avait, le premier entre tous les hommes, dirigé un appareil dans les airs, à travers des espaces sans fin. Chargé de remplir une mission aussi importante que dangereuse, il l’avait accomplie sans gêne, sans tapage, au contentement de ses amis, et, avouons-le, à sa propre satisfaction, ce qui n’est pas peu dire. Il avait donc le droit d’être calme. Cependant pour qui le connaissait, une ride imperceptible barrait son front. Napal la remarqua.
— Eh bien, le planeur ? demanda le jeune Indien.
— Merveilleux appareil, répondit Papillon, avec lequel je ferais dix fois le tour de la Terre sans m’arrêter.
— Dix fois ?
— Vingt fois même ! Qu’est-ce que notre globe vu d’en haut ? Une boule avec un peu d’eau autour. La grosse planète de Jupiter elle-même ne me ferait pas peur.
— Ainsi, aucune anicroche ? dit Napal en riant.
— Quelques difficultés par-ci par-là. Je me suis trouvé un moment aux prises avec une petite tourmente atmosphérique qui m’a secoué avec tant de force, que j’en ai attrapé un violent mal de mer. J’ai même failli culbuter.
— Tu appelles cela une petite tourmente ? interrompit Napal en riant de nouveau.
— Sans doute, reprit Papillon sans s’émouvoir puisque je m’en suis tiré tout simplement avec un peu de prudence et de sang-froid. À part cela, plus rien, calme absolu ; j’en étais humilié, Sans les événements qui m’appelaient en hâte, je me serais offert une petite promenade de cinq ou six cents lieues au dessus de la mer des Indes. Je me suis contenté de la ligne droite en planant à une hauteur de deux-mille mètres. Après avoir traversé le Sahara, j’ai légèrement obliqué sur le Nil afin de voir les palais de la Thèbes des anciens Pharaons, que les Européens ont réédifiés sur les plans primitifs. Superbes, ces palais, mon cher maître. Je vous engage à les visiter un jour. Ensuite j’ai vogué au-dessus de la mer Rouge, de l’ancienne Arabie, de la mer d’Oman et de l’Inde jusqu’à Ghamabad. Et voilà !
— Tu as vu Oudja ?
— Mademoiselle Oudja est en sûreté, hors des atteintes de son père et d’Afsoul ainsi que je vous l’ai écrit.
— Bien, mon ami, dit Napal en serrant encore la main de Papillon.
La ride se maintenait sur le front du colosse. Napal voulut en avoir le cœur net. Il ajouta en hésitant :
— Et... Synga ?
— Plus charmante et plus dévouée que jamais !
— Alors, tout va bien ?
À cette question, la ride s’accentua légèrement, la physionomie de Papillon se couvrit d’une teinte de tristesse.
— Non, dit-il d’an ton grave qui frappa Napal.
Que s’est-il passé ?
— Hassir est mort.
À l’annonce de cette nouvelle le cœur de Napal se serra, une larme jaillit de sa paupière. Ainsi le vieillard disait vrai le soir où il lui apparut au milieu d’une heure de découragement : Napal ne le verrait plus ! Cet homme sage auquel il devait tant n’assisterait même pas au commencement de son œuvre. Il partait au moment où le triomphe apparaissait certain à ses yeux. Le jeune homme resta quelques minutes accablé sous le coup de son chagrin. Enfin il releva la tête.
— Mort ! Hassir ! murmura-t-il avec émotion.
— Oui, répondit Papillon.
— Depuis quand ?
— Depuis cinq jours ?
— Avec lui disparaissent les plus purs souvenirs de ma jeunesse, dit encore Napal. Ma reconnaissance seule reste avec moi !
Puis, prenant la main de Papillon :
— Ami, continua-t-il, le jour où nous serons de retour dans notre patrie, tu me conduiras sur la tombe d’Hassir, nous remercierons ensemble celui qui fut pour moi le plus noble des bienfaiteurs, et jamais, j’ose le proclamer, jamais hommage plus sincère ni plus profond ne sera rendu à la mémoire d’un homme.
Napal et Papillon vinrent ensuite trouver Geirard afin de prendre leurs dispositions pour que le jeune Indien pût assister à la séance du Conseil Suprême. La salle des délibérations était une merveille d’architecture ouverte au public en dehors des heures de réunion du Conseil. Il était donc facile d’exécuter le projet sans éveiller l’attention et d’introduire l’appareil d’invisibilité avec laide du complaisant directeur des bâtiments.
Dans la nuit du 4 au 5 septembre, vers onze heures, Geirard, Napal et Papillon sortirent du laboratoire du savant. Le colosse tenait la masse vitrée sur ses épaules avec autant de facilité que s’il eût porté un enfant.
Ils se rendirent auprès du directeur, qui les introduisit dans la salle du Conseil, et déposèrent l’appareil à l’endroit qu’ils jugèrent le plus convenable. La séance commençant à dix heures du matin, il fut convenu que Napal viendrait trouver le directeur vers huit heures et s’introduirait immédiatement dans la salle où il attendrait, caché par l’appareil.
Donc, le 5 septembre, à huit heures du matin, Napal était à son poste dans la salle des séances, complètement dissimulé à l’intérieur de la masse vitrée.
LXXIX – La séance du Conseil Suprême
Les membres du Conseil Suprême des États-Collectifs tenaient leurs séances de deux façons différentes. Celles qu’ils considéraient comme de peu d’importance se passaient au moyen du téléphone et du téléphoscope de sorte qu’ils restaient chez eux. Mais, quand il s’agissait de traiter des questions supérieures, Ils se rassemblaient dans la salle spéciale dont nous venons de parler et délibéraient en comité secret. Personne n’y était admis. Les employés eux-mêmes restaient en dehors, prêts à répondre aux appels. La séance terminée, on publiait aussitôt le résultat dans le journal des critiques ou dans les brochures spéciales.
À partir de neuf heures et demie, Napal vit arriver successivement chacun des membres du Conseil. À dix heures Ils étaient tous présents, au nombre de quarante. Nul pouvait, sous peine de déchéance, ne pouvait manquer une. séance importante sans un motif extraordinaire approuvé par tous ses collègues.
Lorsque chacun fut installé et les portes closes, le président se plaça dans son fauteuil, promena un regard scrutateur autour de lui, constata qu’aucun membre du conseil ne manquait à l’appel, et déclara la séance ouverte.
Napal suivait ces préambules avec une curiosité mêlée d’ironie. Il devinait qu’en dépit de la gravité des derniers événements la majorité des membres du Conseil, satisfaits pour la plupart de la situation acquise, se montrerait hostile à une modification quelconque. Ces ambitieux égoïstes ne voyaient dans la réunion présente qu’une occasion de chercher un prétexte pour abuser leurs concitoyens par des promesses trompeuses. Quelques-uns, plus honnêtes cependant, se déclaraient partisans d’un remaniement total. Le plus énergique d’entre eux était Robertson, homme grave et sérieux, que Napal avait entendu nommer plusieurs fois par Geirard, dont il était l’ami, ainsi que nous avons eu occasion de le dire, au même titre que le gouverneur général des colonies, Guadiala.
Dans une séance précédente, Robertson avait annoncé que, se basant sur les réclamations générales exposées dans les brochures publiques, il établirait les défectuosités du système gouvernemental de l’Europe et demanderait la révision complète.
La séance promettait donc d’être agitée. Le bruit des premières conversations ayant cessé, Napal tendit l’oreille, le président se leva et dit :
— La parole est à M. Robertson.
Ce dernier prit place à la tribune. Il avait le maintien sévère, le visage austère, l’œil profond. Tout, dans sa personne, respirait l’énergie, mais en même temps une grande bienveillance.
— Messieurs, dit-il, l’heure n’est pas aux discours, elle appartient aux actes décisifs. J’aborderai donc sans périphrases la question qui nous occupe. L’esprit de nos institutions, telles que les avaient comprises nos premiers législateurs, est aujourd’hui faussé.
— Comment cela ? prononça une voix.
— Prouvez-le ! fit entendre une autre.
Voilà qui promet de devenir intéressant, se dit Napal.
Robertson continua :
— Le jour où les puissances qui se partageaient l’Europe disparurent pour faire place à un peuple unique, celui des États-Collectifs, une organisation puissante est apparue qui, réunissant dans même faisceau quatre cents millions d’êtres humains, devait créer une force de travail inconnue jusqu’alors. Par l’étude et la compréhension des lois naturelles, par la connaissance approfondie et la captation des ressources tirées de la terre elle-même, elle sut faire disparaître une partie des misères physiques qui pesaient lourdement sur les populations et développer une telle production dans l’économie politique et industrielle que le bien-être matériel fut assuré pour tous. Elle fit plus encore. Grâce à son essor, l’humanité marchant à grand pas vers le progrès, put entrevoir cet idéal qui doit être le but de ses travaux et de ses efforts, c’est-à-dire la conquête du globe avec l’alliance de tous les hommes dans la lutte pour l’existence.
— C’est l’apologie de notre système économique, et non la critique, interrompit un membre du Conseil.
— Nous n’avons jamais pensé autrement, ajouta un autre.
— Veuillez ne pas interrompre, messieurs, dit le président.
Napal redoubla d’attention. Robertson reprit sans s’émouvoir :
— Malheureusement, au milieu de ces immenses travaux productifs, est venu se placer, comme un parasite rongeur, le mal qui enraya ces efforts. Je veux dire ce régime administratif dont l’autorité, plus pesante que celle de la pire des tyrannies, s’est imposée à chacun de nous, du plus humble au plus grand, décourageant les forts, écœurant les justes, et plongeant les cerveaux dans cet affaiblissement moral, ainsi que dans cette annihilation de la volonté qui est la conséquence fatale de l’esprit bureaucratique.
— Je proteste, dit quelqu’un.
— Ce sont des mots ! cria un autre.

