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Charles Kymrell : Le monde du XXVe siècle (51e partie)
samedi 11 octobre 2025, par
En arrivant dans le vestibule, le jeune Indien reçut, comme fous les invités, un élégant programme dont il ne put définir la matière. Était-ce un papier spécial, du parchemin, une feuille de bois infiniment mince, ou de métal battu ? Quoi qu’il en soit, elle se présentait au toucher sous une ténuité extrême et à la vue sous l’aspect le plus agréable. Elle portait imprimé sur l’un des versos :
Année 2400 1er septembre
FÊTES DES LUMIÈRES
Concert des Harmonies
1e Partie : Gamme des tons
2e Partie : Les Esprits des Forêts
3e Partie : La Terre en feu
4e Partie : Le Paradis
Après avoir parcouru ce programme, Napal s’avança dans le vestibule et trouva Geirard très entouré, causant au milieu d’un groupe de plusieurs personnages. Nous avons dit que le savant jouissait d’une grande estime, aussi bien par la noblesse de son caractère que par l’immense étendue de son savoir.
À la vue de Napal, il se détacha du groupe, passa son bras sous celui du jeune Indien, lui tendit un papier et dit :
— Voici un billet qui, je crois, vous fera plaisir.
Napal prit vivement le billet et poussa un cri de joie en lisant ce qui suit :
« Arrivé après un fort mal de mer. Mlle Oudja en sûreté. Je reviens.
PAPILLON. »
Papillon n’aimait pas les longues phrases, il les jugeait inutiles ou dangereuses mais cette fois il manquait de précision dans son laconisme, car il nous semble qu’il doit-être fort difficile d’attraper un fort mal de mer, quand on voltige dans l’espace à une hauteur de deux ou trois kilomètres au-dessus des flots. Le brave garçon voulait dire, mal d’air sans doute. Seulement effrayé du néologisme au moment d’écrire le mot, Papillon, toujours prudent, tourna la difficulté ainsi que nous l’avons vu. Faiblesse excusable chez un homme qui venait de parcourir plus de huit mille kilomètres sans s’arrêter.
Quoi qu’il en soit, Napal s’inquiéta peu du style de la lettre. Le résultat lui suffisait.
Ce fut donc avec un sentiment de joie sans mélange qu’il pénétra dans la première salle ou second vestibule. Cette salle, plus élevée que le vestibule d’entrée qui n’était pour ainsi dire qu’un porche avec des arcades ogivales, se terminait en voûtes superposées à une très grande hauteur.Une série de colonnes métalliques, reliées entre elles par des cintres très ouvragés, s’élançaient jusqu’aux voussures et se dissimulaient sous une masse de feuillages entremêlés de plantes exotiques et de fleurs de toute espèce. Ces plantes et ces feuillages recouvraient les murs et formaient des voûtes touffues diversement étagées en se raccordant des murs aux piliers.
Les lumières, savamment disposées, ôtaient toute impression de limite à la vue et laissaient croire au visiteur qu’il se trouvait au milieu d’une véritable forêt tropicale.
Une vaste rotonde, terminée par un dôme, soutenu lui-même par de hauts piliers d’une extrême légèreté, occupait la partie centrale, le tout caché par la verdure. Entre ces parois de verdure et les piliers, des fontaines aux eaux transparentes, éclairées par dessous, envoyaient dans l’air leurs gerbes lumineuses, dont la teinte fluorescente faisait ressortir la blancheur et la finesse du sable répandu sur le sol puis retombaient en gouttelettes irisées dans des bassins de porphyre où l’on regardait des poissons métalliques courir sous l’influence de courants magnétiques et tracer comme de rouges sillons de feu dans l’eau des bassins.
Du sommet du dôme tombait un cône lumineux dont la clarté se perdait en se diffusant dans la rotonde. Toutes les lumières, atténuées par les fonds de verdure, donnaient à l’aspect général de la salle une teinte poétique un peu sombre.
En sortant de cette rotonde, Napal arriva sur une galerie circulaire d’où partaient six grands escaliers de marbre blanc sculpté avec des balustrades en onyx, et vivement éclairés par des lumières tombant des parties supérieures. De la galerie on voyait descendre la foule, et, comme chacun des invités portait son plus riche costume, le coup d’œil était d’autant plus merveilleux que le ton sombre de la salle voisine faisait contraste avec la vive clarté répandue dans toute la galerie.
Napal et Geirard descendirent et arrivèrent au bas des escaliers de marbre, dans une nef dont la richesse sculpturale dépassait tout ce que le jeune Indien pouvait imaginer. Jamais un musée n’avait réuni pareilles splendeurs. V.pr.d.3 étant, par excellence, la ville artistique des États-Collectifs possédait par ce fait les plus sublimes ouvrages sortis de la main des hommes. Nous savons déjà que dans la galerie centrale du monument on voyait réunis les tableaux des plus grands peintres. Dans la nef où Napal venait de poser le pied, se trouvaient rassemblés les chefs-d’œuvre des sculpteurs célèbres. On remarquait le Moïse de Michel-Ange et, lui faisant face, le marbre sculpté par Athénès l’an 2315, représentant le premier législateur des États-Collectifs. Plus loin la Vénus de Praxitèle à côté d’un groupe de Canova, une statue de Lysippe près du Philopœmen de David d’Angers. Enfin les merveilles de la sculpture ancienne et moderne.
Napal ne ne lassait pas d’admirer. La vue de cet ensemble de statues valait pour lui toutes les satisfactions promises. Il s’était arrêté devant le Moïse, fasciné par la puissance de cette création du divin sculpteur, lorsqu’il se sentit poussé du coude par Geirard.
— Prenez garde d’être remarqué, lui dit le savant.
— Que craignez-vous ? demanda Napal surpris.
— Regardez ces personnes qui descendent le second escalier à droite.
Napal tourna ses regards dans la direction indiquée par Geirard et reconnut Isabelle en compagnie de son père et d’un troisième personnage.
— Votre situation exige que vous soyez prudent, reprit Geirard. Dissimulez-vous derrière cette statue pendant que je détournerai leur attention.
Napal obéit, anxieux de savoir si Isabelle Pavait remarqué. Le savant s’avança au devant du groupe, s’inclina devant Isabelle et Duparrieu, et tendit la main au troisième personnage qu’il connaissait particulièrement comme faisant partie du conseil d’hygiène.
— Je suis enchanté de vous rencontrer, Geirard, dit ce dernier, car, soit dit sans reproche, vous ne me favorisez guère de vos visites. Je vous attendais cependant depuis quelque jours.
— Vous m’attendiez, repartit Geirard, comment cela mon cher Borovsk ?
— N’aviez-vous pas un petit service à me demander ?
— Réclamer un service n’entre ni dans mes habitudes, ni dans mon humeur, répondit Geirard en souriant.
— Oui, je sais, reprit Borovsk, que vous êtes le premier comme le plus modeste de nos savants. Mais cette fois la réclamation ne vous concernait pas personnellement, puisqu’il s’agissait de pourvoir au remplacement du fonctionnaire qui vous aidait dans vos travaux.
Geirard satisfait de voir la conversation se placer d’elle-même sur le terrain où il voulait l’amener, reprit :
— Je vous avoue, mon cher ami, que je n’ai pas Le désir de me hâter dans cette circonstance.
— Pourquoi ?
— Parce que la mésaventure dont fut victime le fonctionnaire dont vous parlez ne m’engage pas à en choisir un autre.
Isabelle fronça le sourcil. Si la tournure de la conversation plaisait à Geirard, il n’en était pas de même pour elle. Flattée dans son amour-propre par la chute de Napal elle croyait triompher sans scrupule. Mais peu endurcie dans le mal, assez sûre de la loyauté du jeune Indien pour le savoir incapable de forfaiture, elle n’avait pas tardé à se livrer à d’amères réflexions sur la cruauté de sa conduite, et elle regrettait déjà de s’être laissé emporter par un sentiment de vengeance qui l’avait conduite à briser la carrière d’un homme qu’elle estimait. Malheureusement l’orgueil dominait tout chez elle. En entendant Geirard, elle se crut visée par ses paroles, et dit avec hauteur :
— Appelez-vous victime d’une mésaventure, monsieur, un étranger justement puni pour avoir abusé de l’hospitalité que nous lui avions si généreusement accordée ?
— J’estimais beaucoup cet étranger, mademoiselle, reprit Geirard. Je doute qu’il ait été criminel autant que vous voulez le faire croire.
— Le jugement rendu ne laisse aucun doute à cet égard, monsieur, repartit Isabelle. Convaincu d’espionnage, cet homme n’est plus digne de considération ni d’estime.
— Cette réflexion est juste, remarqua Borovsk, tandis que Duparrieu approuvait du geste. Nous devons nous défendre contre les intrigants des autres pays, si nous ne voulons pas que nos intérêts soient lésés et compromis.
— Assurément, appuya Isabelle.
La jeune femme méritait une leçon. Geirard la regarda en face et répondit :
— Mademoiselle, je garderai toujours ma considération à celui qui ne craint pas de compromettre sa situation pour rester fidèle à son serment et à sa foi.
Isabelle comprit que le savant connaissait ses relations avec Napal. Elle rougit et ne répondit pas. Geirard poursuivit :
— Celui-là est incapable de félonie, vous le savez aussi bien que moi, et mes regrets sont d’autant plus vifs que l’erreur commise à son égard est maintenant irréparable.
— Que voulez-vous dire ? demanda Duparrieu.
— Que les suites du jugement furent terribles pour l’homme dont nous parlons, répondit Geirard, car on l’a trouvé mort la tête fracassée, après un court séjour dans la colonie où on l’avait relégué.
— Mort ! la tête fracassée ! s’écria Isabelle comme malgré elle. C’est impossible, cela n’est pas !
— C’est la vérité, mademoiselle, ajouta Geirard. Et, ce qui est plus étrange encore, c’est que sa tête était complètement défigurée.
— Voulez-vous dire, mon cher Geirard, dit Borovsk, que quelqu’un avait intérêt à sa disparition ?
— Peut-être, répondit le savant, car il est difficile d’admettre que sa mort ait été le fait d’un simple accident.
— Voilà qui est singulier, en effet, reprit Duparrieu, et qui demande à être examiné. Mais que vous arrive-t-il, Isabelle ? ajouta l’homme d’État, en voyant que sa fille pâlissait et se soutenait à peine.
— Partons, mon père, je vous en prie, dit-elle d’une voix qui tremblait. Je souffre au milieu de cette foule, je suis au supplice, partons, je vous en supplie.
— Seriez-vous sérieusement indisposée ?
— Oui, partons ! reprit-elle avec force.
Le malaise de la jeune directrice était visible. Son père, alarmé, la prit par un bras, tandis que Borovsk la soutenait de l’autre. Elle s’éloigna, poursuivie par le regard de Geirard qu’elle sentait peser sur elle comme un remords.
Au bout de quelques pas le groupe s’arrêta, Isabelle se laissa tomber sur un siège en tournant de nouveau la tête vers Geirard qui la regardait toujours et qui semblait deviner les pensées qui l’agitaient.
La mort de Napal la terrifiait. Elle ne pouvait mettre en doute les paroles du savant, prononcées devant des personnages qu’elle respectait. Nous savons qu’en parlant de la sorte Geirard disait la vérité, que l’accident auquel il faisait allusion était des moins naturels, puisqu’il l’avait provoqué avec l’aide de Guadiala dans le but de sauver Napal et s’il avait prononcé sa phrase en lui donnant un double sens, c’est qu’il voulait laisser supposer à Isabelle que la fin tragique de celui qu’elle avait aimé, qu’elle aimait peut-être encore, était une conséquence des manœuvres d’Afsoul qui avait intérêt à se débarrasser de Napal. Les suites de sa complicité avec cet étranger, l’horreur de son crime lui apparurent si terribles, qu’elle crut voir tout-à-coup Napal devant elle, la tête ensanglantée, lui reprocher sa mort.
Elle passa la main sur son front pour chasser cette vision, et se levant brusquement par un violent effort de volonté, elle reprit le bras de son père et sortit.
Dissimulé derrière la statue, Napal avait suivi la scène sans la comprendre. Dès qu’Isabelle fut éloignée, il s’approcha vivement de Geirard.
— Que s’est-il passé, mon cher maître ? dit-il.
— Rien, répondit le savant. Une rencontre avec Isabelle aurait été dangereuse pour vous. Il fallait, afin de l’éviter, ou quitter la fête ou la contraindre à se mettre elle-même à la porte. J’ai choisi ce second moyen.
— Comment ?
— En lui laissant croire qu’elle vous avait assassiné. Et maintenant, mon cher ami, allons nous préparer au concert.
— Nous préparer ? fit Napal surpris.
— Sans doute, pourquoi vous étonner ? Croyez-vous que ce soit chez nous comme ailleurs, où l’on se rend à un divertissement quelconque sans consulter les dispositions dans lesquelles on se trouve ? Ici nous savons que le degré de satisfaction est en raison directe avec cette disposition d’esprit, et, lorsque nous devons assister à un concert comme celui que l’on nous donne ce soir, nous passons d’abord par une série de locaux disposés de façon à rendre nos sens de plus en plus sensibles aux impressions finales qu’ils doivent recevoir.
— Très bien, dit Napal en riant. C’est le sybaritisme du confortable. Que faut-il faire ?
— Suivre la foule tout simplement, répondit Geirard.
La première salle dans laquelle Ils pénétrèrent présentait un aspect extraordinaire. Le plafond, le plancher, les parois, les ornements, tout était formé de matières transparentes d’une limpidité parfaite. Napal ressentit nettement l’impression de se trouver au milieu d’une chambre taillée dans un énorme diamant. Des milliers de facettes étincelaient sous le feu de quelques lampes qui ne jetaient qu’une faible lumière afin d’éviter de fatiguer les yeux des spectateurs par trop de clarté. Des vases portés par des statues aussi claires que le cristal le plus pur, des cassolettes suspendues à la voûté, émettaient des parfums qui se répandaient dans l’air mêlés, par instants, à de légères fumées odoriférantes.
— Cette salle, dit Geirard, nous prépare aux harmonies des parfums par l’émission de saveurs simples et élémentaires, comme le sont les accords en musique.
— Je la trouve féerique, repartit Napal, et l’air qu’on y respire est embaumé de délicieuses odeurs.
Puis s’arrêtant subitement devant des cristaux ciselés :
— Voyez ces fruits, dit-il, cette grappe surtout qui semble taillée dans du diamant… Ces statues, ces sphinx aux yeux éblouissants sont admirables !
— Nos usines fabriquent aujourd’hui des matières transparentes de toute beauté ajouta Geirard. Vous allez en juger dans la salle suivante.
Il entraîna le jeune Indien et, après avoir traversé une galerie tendue d’étoffes Ils entrèrent dans une nouvelle salle dont l’aspect différait complètement de celui de la première.
— Ici, observa Geirard, nous préparons notre vue à recevoir les harmonies de couleur.
Napal jeta un regard circulaire autour de lui et comprit qu’on avait voulu, par la disposition particulière de la salle, éviter toute impression d’architecture au visiteur. Les murs étaient noirs, non d’un noir mat, mais de cette couleur du jais qui renvoie un peu de lumière, comme une glace sombre, sans laisser deviner la paroi. Au centre se dressait une série de colonnes transparentes d’un vert foncé, comme si elles avaient été construites avec des émeraudes superposées et brillantes. Le fût de chacun de ces verts piliers semblait se perdre en s’élevant, dans des vapeurs opaques, ce qui donnait à supposer une hauteur de voûte prodigieuse. Quant au plafond, ou plutôt ce qui limitait la partie supérieure, voici ce que vit Napal :
Au centre, une sphère lumineuse blanche, miroitante et mobile. Autour, comme huit planètes courant sur un même orbite, huit masses rouges, lumineuses, semblables à un gros rubis, ayant chacune deux mètres de diamètre. Sur des orbites d’une plus grande excentricité, disposées de même dans un ordre régulier, d’autres masses également lumineuses, de formes variées, simulant la topaze (jaune), l’améthyste (violet), le saphir (bleu). De minces filets d’or couraient dans les intervalles.
Par l’effet combiné du plafond noir et des vapeurs dans lesquelles se perdaient les fûts des colonnes, les masses lumineuses paraissaient suspendues dans le vide, sur un même plan. Seules elles éclairaient la salle ; aucune autre lumière que la leur. Napal croyait voir un immense bijou composé de pierres énormes, dont quelques-unes avaient au moins deux mètres cinquante centimètres de largeur.
Tandis qu’il regardait, il se produisit un brusque changement. Les colonnes passèrent du vert au jaune topaze. Les émeraudes du plafond se transformèrent en améthystes, les rubis en saphirs, et ainsi de suite. Les formes elles-mêmes se modifiaient de façon à ce qu’il y eût harmonie, non seulement entre les juxtapositions de couleurs, mais encore entre les quantités.
— Continuons notre chemin, dit Geirard, car Napal ne pouvait détacher les yeux de ce spectacle nouveau pour lui. Continuons, l’heure du concert approche.
Ils arrivèrent dans une galerie sombre où l’œil se reposait, tandis que des harmonies invisibles préparaient l’oreille. Ensuite Ils pénétrèrent dans la grande salle du silence.
Toutes les chambres préparatoires, semblables à celles que nous venons de décrire, aboutissaient par une galerie obscure à cette grande salle du silence, dont le but était de calmer un instant les sens, qui se trouvaient disposés à suivre le concert par l’effet obtenu sur eux dans les salles précédentes.
Dès que Napal fut entré, il ne vit d’abord que trois immenses baies vitrées, semblables à un portail de cathédrale, auxquelles on parvenait par des escaliers se détachant au loin, et en dehors, sur le fond opposé. Ces trois baies laissaient passer une sorte de poussière lumineuse venant d’une pièce extérieure sur laquelle elles s’ouvraient.

