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Charles Kymrell : Le monde du XXVe siècle (50e partie)

vendredi 10 octobre 2025, par Denis Blaizot

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« Ceci posé, je puis construire une série de surfaces transparentes d’inégales densités, de façon à ce qu’elles s’emboîtent les unes dans les autres, suivant les courbes formées par les rayons lumineux réfractés qui tombent sur leur surface. La construction faite, si je place l’objet au point voulu, les rayons ne le rencontreront pas, Ils tourneront autour, et cet objet, ne recevant pas de lumière, n’en renverra pas non plus et restera invisible.

—  L’idée est très ingénieuse.

—  Une première difficulté résidait dans le calcul et dans la disposition des surfaces. C’est un problème de géométrie transcendante qui m’a demandé un certain effort, quoique ce ne sait pas le premier de ce genre que nous ayons traité en Europe. D’ailleurs, je n’ai pas atteint un résultat absolument complet. J’ai obvié au passage des rayons normaux, qui ne se réfractent pas, par une couche d’un noir absorbant dont j’ai enduit l’intérieur, ce qui laisse entrevoir quelques points foncés dans la masse vitrée quand on l’examine avec attention. De plus, le problème n’est résolu que pour les rayons qui s’écartent peu de l’horizontale. Par suite, en regardant couché à terre, ou en plongeant par-dessus, on aperçoit vaguement l’objet caché. Enfin, le trajet des rayons contournés étant plus long que celui des autres rayons, la partie du mur contre laquelle on s’appuie parait plus éloignée que les autres. Mais tout cela exige une observation précise et soutenue pour être remarqué et pratiquement ne constitue pas un inconvénient. La seconde difficulté provenait de la confection de la matière à densités variables. Il fallait qu’elle fût aussi transparente que possible. C’est ce travail que j’ai effectué avec Papillon.

—  Je comprends maintenant pourquoi ce digne ami était si fier de vous prêter la force de son bras.

—  Il avait raison. C’est surtout grâce à lui que j’ai pu réussir aussi vite. Muni de cet appareil, vous pourrez assister sans être vu à la séance du Conseil Suprême.

—  Mais, observa Napal, si l’on n’est pas vu, on ne doit pas voir non plus ?

—  Pardon, pour voir il suffit d’une ouverture grande comme celle de la pupille. J’ai disposé dans la masse vitreuse un œil factice formé par un canal, avec une lentille ajustée à chaque extrémité. C’est en somme une petite lunette, qu’il est impossible de remarquer à moins de savoir qu’elle existe.

Napal examina l’appareil. Il se composait de quatre ou cinq grands anneaux transparents superposés et adaptés les uns aux autres dans l’intérieur, tandis qu’au dehors Ils formaient un ensemble continu. En se glissant dans le vide interne on devenait invisible. Les rayons lumineux traversaient la masse, frappaient le mur et revenaient sans avoir rencontré le corps. Des poignées placées en dedans donnaient la facilité de soulever le tout et de se déplacer.

Afin de permettre à Napal d’assister à la séance du Conseil, Geirard, aidé par le directeur des bâtiments qui était son ami, se chargeait de faire entrer le jeune Indien, et de disposer la masse vitrée dans la salle des séances avant l’entrée des membres du Conseil Suprême. Napal assisterait ainsi invisible à la fameuse réunion du 5 septembre.

—  Un seul point me tourmente, continua Geirard, c’est de savoir si Papillon est arrivé là-bas sans accident. Il n’y a certes pas encore à s’inquiéter. Néanmoins je ne suis pas rassuré.

Ce langage rappela à Napal la lettre de Synga, les souffrances d’Oudja et les dangers de Papillon. Un voile de profonde tristesse couvrit son visage. Geirard qui ne voulait pas le laisser sortir sous une triste impression, lui dit :

—  Espérez, Napal. Je vous le répète, votre tâche s’avance, bientôt vous retournerez dans l’Inde. Et puis je serai toujours de cœur avec vous.

—  Vous avez raison, répondit Napal. Mes sentiments personnels doivent s’effacer devant les intérêts supérieurs qui me guident.

—  Voilà comme j’aime vous voir, reprit Geirard. Après-demain, si vous le voulez, nous assisterons ensemble à la Fête des Lumières. Elle me plaît plus que toutes les autres, car c’est de toutes la plus artistique et la plus élevée. Je l’appelle, moi, la fête des Harmonies.

—  Après demain, donc, mon cher maître, dit Napal en quittant Geirard.

LXXVI – Le théâtre en l’an 2400

En parlant des illusions théâtrales et des établissements phénologiques à propos de sa découverte sur l’invisibilité, Geirard avait éveillé l’attention de Napal. Le jeune Indien résolut de passer une soirée dans un théâtre, afin de reposer son esprit des fatigues des journées précédentes.

Pendant son premier séjour à V.pr.d.3, il avait assisté à des spectacles divers où, grâce à des moyens scientifiques encore inconnus dans l’Inde, on arrivait à provoquer l’attention du public avec des illusions curieuses, ainsi que par des phénomènes optiques bizarres donnant la vision à distance des paysages extérieurs. Mais il n’avait pas encore trouvé l’occasion, ni le temps peut-être, de voir la représentation d’une œuvre dramatique.

Nous savons déjà, pour l’avoir mentionné au commencement de ce récit, que le nouvel Opéra de Bombay jouissait de tout le confortable moderne au point de vue matériel, Les théâtres européens,ceux de V.pr.d.3 surtout, l’égalaient au moins sur ce point, et le dépassaient de beaucoup du côté artistique, car, n’étant pas sous la coupe d’administrations mercantiles, mais de chefs choisis exprès, ceux-ci savaient discerner les meilleurs pièces et donner aux représentations tout ce que l’art aidé par la science est susceptible de produire de plus noble et de plus élevé.

Les théâtres européens embrassaient tous les genres, depuis les arènes antiques, qu’on avait reconstruites dans les cités méridionales, c’est-à-dire là où les spectacles à l’air libre étaient possibles, jusqu’aux cirques et aux théâtres géants où se mêlaient des milliers de spectateurs.

Mais les manifestations de l’art dramatique pur restaient toujours confinées dans des salles de spectacle semblables à celles qui furent construites aux XVIIIe et XIXe siècles. C’est là que se représentaient les chefs-d’œuvre laissés par les grands génies qui se sont succédé à travers les âges. On avait renoncé, depuis longtemps, à cette utopie qui consistait à jouer des tragédies de Sophocle, de Shakespeare, de Corneille et de leurs émules dans les halls à proportions gigantesques, dans lesquels se perdent la voix, les gestes et les jeux de physionomie des acteurs.

Le mécanisme de la scène, ou machinerie, avait subi plusieurs transformations. Au système primitif des moufles, des poulies, des tambours et des contrepoids manœuvrés à bras d’hommes, on avait substitué la machinerie hydraulique, et à celle-ci, considérée comme lente et encombrante, l’électricité combinée avec le premier système, aidée en plus de procédés optiques d’un effet merveilleux.

Résolu à se divertir sans se fatiguer l’esprit, Napal se rendit dans un théâtre où l’on donnait une pièce fantastique avec un grand déploiement de mise en scène.

En entrant dans la salle, après avoir traversé des vestibules et des corridors spacieux, il fut agréablement surpris de sentir un air frais et parfumé qui le mit tout de suite en disposition favorable pour écouter la pièce. Sa situation lui donnait le droit de choisir une place du bas correspondant aux anciens fauteuils d’orchestre. Il s’assit dans un siège et s’y trouva aussi à l’aise que s’il avait été assis dans son bureau les pieds posés sur un coussin, au coin de son feu.

—  Voilà qui est bien compris, se dit Napal en se prélassant. La première condition pour profiter le mieux possible d’un spectacle, c’est d’avoir l’esprit délivré de toute incommodité matérielle.

La pièce en cours de représentation, sans être un chef-d’œuvre, s’écoutait avec plaisir. Il ne pouvait en être autrement, du reste, car, dans un pays où chacun était dirigé suivant sa vocation, les auteurs devaient fournir la somme de talent sans laquelle on les aurait contraints de se livrer à un autre travail.

Ce qui frappa surtout Napal, ce fut l’ensemble et l’harmonie apportés dans le développement de la mise en scène. On y sentait l’intervention d’ingénieurs habiles et non de vulgaires ouvriers. On croyait vivre avec elle, dans un monde réel, au milieu d’une nature animée. Au lieu de ces décorations d’autrefois qui restaient uniformes pendant toute la durée d’un acte, le décor se transformait au fur et à mesure que le temps marchait lui-même dans l’action de l’intrigue, subissant ses changements et ses fluctuations. En un mot, le décor était animé. On ne voyait plus ces pendeloques bizarres, sans cesse agitées, qui, sous le nom de frises ou de plafonds, figuraient les ciels et faisaient le désespoir des peintres décorateurs. Une disposition lumineuse habile cachait les parties supérieures de la scène aux yeux des spectateurs.

La pièce commença. Le premier décor observé par Napal représentait un paysage au déclin du jour, mais encore baigné d’air et de lumière. Les rayons du soleil parurent s’atténuer peu à peu. Les arbres, les terrains, les maisons d’un village au lointain, prirent des reflets successifs avec la décroissance de la lueur solaire. Enfin le sommet des arbres resta seul éclairé, laissant filtrer les rayons lumineux à travers le feuillage supérieur, tandis que l’horizon s’empourprait d’un magnifique soleil couchant. Le rideau tomba sur cet effet.

Enchanté, Napal regarda si les spectateurs regardaient son ravissement. Il avait pour voisin de droite un homme à figure ouverte, une de ces physionomies bon enfant qui appartiennent à ceux qui se laissent vivre, qui acceptent volontiers ce qu’on leur présente, et qui ne demandent qu’à s’amuser n’importe où Ils se trouvent. Le regard du voisin croisa celui de Napal.

—  Voilà, se dit le jeune Indien, un spectateur qui serait enchanté de causer. Profitons-en.

Puis, élevant la voix :

—  Ne trouvez-vous pas comme moi, monsieur, que cette mise en scène est admirable et que c’est une chose merveilleuse que d’arriver, à l’aide d’un décor, à reproduire la nature avec une aussi grande perfection ?

—  Je suis absolument de votre avis, monsieur, répondit le voisin du ton le plus aimable. Depuis que nous sommes arrivés à produire cette illusion par des procédés optiques particuliers, la mise en scène vit avec la pièce et la fait valoir. De sorte que nos spectacles ont gagné en art et en attrait.

—  Vous êtes amateur, monsieur, si je ne me trompe ?

—  Le spectacle est mon plaisir préféré. J’entends par spectacle la représentation des œuvres dramatiques, et non les exhibitions.

—  Est-ce que ces procédés optiques sont depuis longtemps en usage dans nos théâtres ? demanda Napal.

—  Depuis quatre-vingts ans à peine. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que, si merveilleux qu’ils paraissent, on les avait trouvés vers la fin du dix-neuvième siècle.

—  Vraiment ? Vous me surprenez !

—  J’en suis sûr.

—  Comment cela ?

—  Je travaillais un jour dans la salle archéologique de la bibliothèque centrale, lorsqu’il me tomba sous les yeux une petite brochure remontant à l’année 1893 1893 , dans laquelle on développait les moyens de transformer la mise en scène par l’application de procédés lumineux absolument nouveaux.

—  Ces procédés ressemblaient à ceux qu’on emploie aujourd’hui ?

—  Entièrement. Les explications donnés par la brochure ne laissent aucun doute à cet égard.

—  Peut-être n’étaient-ils pas applicables au théâtre, avec les moyens scientifiques restreints dont on disposait à cette époque ?

—  Pardonnez-moi. Ils étaient, au contraire, faciles à appliquer.

—  Alors, pourquoi sont-ils restés si longtemps ignorés ?

—  Précisément parce que c’était une époque d’ignorance et de transition, époque où l’on tenait l’argent pour beaucoup, la science pour très peu, le talent pour rien ; où chacun s’efforçait de vivre au détriment des autres, préférant perdre son or dans l’agiotage plutôt que de le faire prospérer dans une affaire industrielle ou scientifique. Ceux qui avaient trouvé ces procédés lumineux restèrent incompris et ne trouvèrent aucune aide chez les capitalistes. Alors Ils disparurent. L’oubli se fit sur leurs tombes comme sur celles de tant d’inventeurs, et Ils ne laissèrent de leur passage que la brochure dont je viens de vous parler.

—  Voilà qui est triste, observa Napal. Pourtant l’application de leurs idées aurait rapporté des sommes considérables. Ce qui n’était pas à dédaigner à une époque où l’argent dominait le monde.

—  Sans doute, répondit l’aimable voisin. Mais Ils proposaient une chose originale et nouvelle, et Ils parlèrent dans le vide.

Le second acte commença. Le décor représentait un ensemble de ruines éclairées par un pâle clair de lune. Des formes lumineuses voltigeaient au milieu de ces ruines, présentant l’aspect de rayons lunaires condensés en forme humaine. L’illusion était complète. La lumière paraissait blanche et le corps transparent.

L’action se développa : des personnages hâves entrèrent successivement et circulèrent sur la scène. Tout-à-coup, sans le moindre mouvement dans la machinerie ni sur le décor, par un simple changement dans les éclairages, les ruines disparurent instantanément pour faire place à un paysage éblouissant de verdure et de lumière. Les costumes des personnages déguenillés se changèrent en costumes éblouissants d’or et de pierreries, la scène se transforma complètement, l’horizon s’agrandit insensiblement, et une perspective immense au lointain de laquelle on voyait circuler une foule de personnages se développa sous les yeux des spectateurs.

Napal fut émerveillé. Il ne parvenait pas à comprendre comment on arrivait à reproduire aussi parfaitement l’illusion de la foule dans le lointain.

—  Vous voyez, monsieur, lui dit son voisin, jusqu’où on peut arriver avec ces procédés lumineux.

—  Cela tient du prodige, repartit le jeune Indien.

—  Prodige est le mot, reprit l’homme aimable. Quand on pense que, lorsque leurs inventeurs offraient de prouver ces effets par des expériences, on leur tournait le dos ! Pauvres gens ! Ah ! il fait bon vivre maintenant, ajouta-t-il en s’étalant commodément dans son fauteuil, et non à ces époques d’ignorance vaniteuse et de sotte incrédulité.

Napal sourit. Il se rappelait que son ami Kartoul avait proféré une exclamation semblable le soir de l’inauguration de l’Opéra de Bombay. Cependant Kartoul ne jouissait pas d’un bien-être comparable à celui de l’Européen, le voisin de stalle de Napal. Ce qui prouve que malgré la différence de situation de deux individus, le contentement de l’un peut égaler celui de l’autre. Peut-être ceux qui riaient au nez des inventeurs des procédés lumineux, en 1895 1895 , trouvaient-ils que tout allait pour le mieux dans les théâtres de leur époque.

Le rideau se leva sur le troisième acte. Napal vit un ballet dans lequel les danseuses, par l’arrangement des groupes, par des poses et par l’entrecroisement des costumes, produisaient de merveilleuses associations de lumières et de couleurs. Elles semblaient se dédoubler, se tripler même, et présentaient dans leur ensemble un aspect étrange et fantastique. À un moment donné tout s’éteignit dans la salle et sur la scène. Décors, personnages devinrent invisibles, seules les danseuses apparurent lumineuses dans l’obscurité générale et sous une forme éblouissante.

Le spectacle se continua jusqu’à la fin de la pièce avec les mêmes enchantements. À la sortie Napal remercia son voisin de ses aimables explications.

—  Grâce à vous, monsieur, dit-il, j’ai passé une excellente soirée. Mon seul regret est de savoir que les inventeurs des procédés lumineux n’en aient pas profité.

—  C’est le sort réservé à ceux qui essaient de marcher un peu plus vite que les autres, répondit l’aimable voisin.

Sur cette pensée philosophique, il s’inclina devant Napal et s’éloigna, tandis que notre héros rentrait chez lui sous l’impression de calme que laisse à l’esprit un spectacle artistique et agréable.

LXXVII – La Fête des Lumières

Napal consacra les deux jours suivants à visiter les parcs, les splendides avenues et les principaux musées de V.pr.d.3.

Le soir du premier septembre, il se dirigea vers le palais de l’hygiène, où Geirard devait l’attendre dans le grand vestibule d’entrée.

La ville était magnifiquement illuminée. Cependant ces illuminations ne dépassaient pas en merveilleux celles que Napal avait vues dans l’Inde, si ce n’est par la puissance des projecteurs, par le grand nombre des fontaines lumineuses, des flammes colorées et des feux d’artifice. Plus ou moins réussis, ces spectacles éblouissants, renouvelés depuis des siècles, plaisent toujours à la foule, amusée par la chatoyante variété des lumières.

Le côté véritablement original de la fête devait se passer dans l’intérieur du palais de l’hygiène. Malgré la grandeur du monument la population ne pouvait y pénétrer tout entière. Les hauts fonctionnaires, relativement peu nombreux, assistaient seuls de droit à la fête. Les autres n’entraient que munis d’un billet spécial. Ces billets étaient délivrés sur demande personnelle. On s’arrangeait à les distribuer de préférence aux personnes qui n’avaient pas obtenu leur entrée les années précédentes. On contentait ainsi tout le monde à tour de rôle.

C’était le soir de cette fête du 1er septembre 2400 que devait se donner le concert des Harmonies, dont Darnais avait entretenu Napal avec enthousiasme.

—  Impossible d’y assister, répétait-il, sans ressentir des sensations inoubliables.

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