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Charles Kymrell : Le monde du XXVe siècle (49e partie)

jeudi 9 octobre 2025, par Denis Blaizot

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Le jeune Indien arriva dans la nuit à V.Tr.10. Il revit les arches gigantesques de l’entrepôt éclairées par une demi-douzaine de puissants fanaux électriques. La lumière, en traversant les enchevêtrements métalliques jusque dans les hauteurs, donnait au monument un aspect irisé qui miroitait en reflets brillants sur les eaux des bassins.

Jugeant inutile de rester dans une ville qu’il connaissait, Napal partit le même jour pour l’intérieur des terres, et à partir de cet instant commença pour lui une existence très agréable et des plus intéressantes, D’abord, liberté absolue, bien inappréciable après une douloureuse détention ; contraste frappant que la fortune lui avait ménagé comme compensation à ses déboires passés. Ensuite, bien-être et confortable extraordinaires partout où il séjournait. Nous ne reviendrons pas sur des descriptions que nous avons déjà faites à propos des repas chez Isabelle et chez Oudja. Il nous suffira de dire que Napal, considéré comme un fonctionnaire placé au-dessus des directions, jouissait d’avantages supérieurs encore à ceux qu’il avait remarqués chez les deux directrices. Ainsi, par exemple, la cristallerie mise au service des hauts fonctionnaires se composait, tout entière, de coupes semblables à celle dont nous avons donné le détail au commencement de ce récit, et ces coupes, de différentes grandeurs, disséminées sur les dressoirs, donnaient aux appartements un aspect chatoyant qui réjouissait la vue sans jamais la fatiguer.

Le service de l’alimentation était assuré par une fabrication alimentaire organisée comme le grand établissement que Napal avait visité, mais avec un outillage plus perfectionné, un personnel plus habile et des produits plus parfaits. Lorsqu’on voyageait, il suffisait de prévenir là où on s’arrêtait pour trouver son repas préparé.

Les appartements que Napal habita successivement l’enchantèrent. Ils offraient toutes les commodités désirables par le luxe aussi bien que par le côté usuel. Il rencontrait, installés partout, téléphone, télescophote ; phonographe, etc., ce qui lui permettait de profiter, à domicile, des plaisirs du théâtre et des concerts dans les villes où il passait.

Ce que Napal estima le plus dans ses domiciles successifs, c’est qu’on s’y sentait complètement chez soi. Dans un milieu aussi actif que celui de l’Europe, on conçoit que le travail intellectuel des hauts fonctionnaires devait être considérable, surtout quand Ils accomplissaient consciencieusement leurs fonctions. Afin de leur éviter des fatigues inutiles, les demeures étaient aménagées de façon à donner l’impression d’une intimité comparable à celle d’une maison perdue dans une campagne. déserte. Aucun bruit n’y pénétrait du dehors ; partout le calme et le silence.

Napal possédait encore, par sa fonction, un autre avantage qui lui fut extrêmement utile dans son voyage d’observation. C’était non seulement le droit de visite dans les directions placées sous ses ordres, mais encore dans toutes Les autres directions. Son devoir, même l’y appelait, car il devait être apte à tout comprendre dans le cas où il ferait un jour partie des Conseils supérieurs. Il lui suffisait donc de se présenter pour être accueilli. Le costume qu’il portait indiquait la marque distinctive de sa situation.

Il perfectionna, dans ces visites, les connaissances qu’il avait acquises sur le développement de la culture et de l’élevage, de façon à posséder des idées d’ensemble sur ces industries capitales.

Il étudia les pylônes métalliques qui l’intriguaient pendant son premier voyage et dont Isabelle lui avait expliqué la destination. Dans ces observatoires, aucune action chimique, calorique, ou physique, n’était négligée. L’attention s’y portait surtout sur les phénomènes météorologiques dont les lois générales découvertes depuis longtemps s’appliquaient en connaissance de cause, de sorte qu’on travaillait avec certitude.

On agissait sur la terre elle-même par des moyens électriques, mécaniques, ou autres. On ne voyait plus, comme autrefois, ces terribles destructeurs qui ravageaient les provinces, comme le phylloxéra, et non plus ces différences du simple au quintuple dans les récoltes. À une différence très minime, la terre fournissait chaque année le maximum de production sans s’épuiser, grâce à la sage prévoyance d’une science assez sûre pour prévoir les rendements plusieurs lustres d’avance.

La Ville Agricole, qui se dressait au milieu des cultures, ne ressemblait pas aux Villes d’autrefois ! Elle répondait. toujours à des raisons de travail, de climat, de transport ou d’économie, parfaitement définies, et portait une épithète spéciale suivant son affectation.

Elle se composait quelquefois d’une simple ferme ou d’une direction, puis, suivant les nécessités de la culture, elle s’étendait en groupes d’habitations, de magasins et d’outillages. Le directeur habitait dans la ville principale avec ses bureaux, ses laboratoires, etc. Quand plusieurs directions étaient accolées, la Ville devenait très grande et très importante.

Les observations pratiquées du haut des pylônes permettait de tout voir dans les campagnes et de tout prévoir, de sorte qu’en dépit de la dissémination des villes et de leurs distances respectives elles se reliaient ensemble et ne faisaient, pour ainsi dire, qu’une unité.

La ville de fabrication (V.F.B.) était, au contraire, concentrée et très peuplée, puisq’elle exigeait la réunion d’un nombreux personnel. Les feux des hauts-fourneaux, les cheminées d’appel, les murs cyclopéens, le bruit des pilons et des machines en rendaient l’aspect fantastique, surtout pendant la nuit. Ce fut en traversant l’une de ces villes que Napal se rendit compte de la façon dont on arrivait à construire des monuments gigantesques comme celui de l’entrepôt, qui stupéfia Papillon le jour de son débarquement en Europe. Les établissements industriels où se fabriquaient ces masses métalliques rappelaient, dans leur ensemble, ce que le jeune Indien connaissait sur les bâtiments de la fabrication vestimentale.

Nous ne reviendrons pas sur les villes proprement dites, telles que V.pr.d.3, ou sur les villes de transport que nous connaissons. Bornons-nous à dire que la première des villes de transport, V.Tr.1 (Londres) possédait un entrepôt plus grandiose encore que celui de V.Tr.10 (Marseille). Il se composait d’un immense édifice de triage reposant, à plus de six ou sept cents mètres de hauteur, sur des piles métalliques qu’il reliait entre elles. Ces piles descendaient sur le sol jusqu’aux extrémités de la ville où elles aboutissaient à des entrepôts secondaires. Ces immenses piliers inclinés contenaient des chambres habitables et pouvaient passer chacun pour une petite ville.

Ce voyage à travers l’Europe fit comprendre à Napal pourquoi les métaux précieux : l’or, le platine, l’argent, etc., servaient à profusion dans l’ornementation des immeubles luxueux et des monuments. Il descendit dans l’un des puits d’une ville d’extraction minière. Tandis qu’autrefois on considérait les puits de mine de mille mètres comme des phénomènes, les Européens, avec leurs puissantes machines et par des moyens frigorifiques excessifs, avaient atteint les gisements des métaux précieux et les extrayaient en aussi grande quantité qu’ils le voulaient.

On sait, en effet, que le noyau de la Terre doit être particulièrement formé des métaux les plus lourds, car, la densité du globe surpassant de plus du double celle des matériaux qui composent sa surface, il est présumable que, pendant la période de refroidissement, les métaux se sont agglomérés dans la fusion centrale tandis que les parties légères surnageaient comme les scories dans les fontes métallurgiques. Or, dans l’action du refroidissement terrestre, les scories n’étaient autres que les roches et les corps légers, entre les interstices desquels se sont emprisonnés les filons métalliques que l’on exploitait autrefois dans les mines avec les procédés primitifs dont on disposait. En possession de moyens puissants d’extraction, on conçoit que, si l’argent n’avait pas disparu des États-Collectifs comme base des échanges, son emploi serait devenu tellement commun, par son abondance même, que les Européens l’auraient forcément délaissé, et afin d’éviter des perturbations dangereuses dans les autres contrées, chez lesquelles ces procédés miniers étaient inconnus et où par conséquent, l’argent était plus rare, on avait réglementé la sortie des métaux précieux à l’aide de traités spéciaux, de telle sorte que l’Europe dominait le monde non seulement par sa civilisation, mais encore par ses richesses.

Ce qui frappa le plus Napal au milieu de ses pérégrinations, ce fut l’intelligence avec laquelle on utilisait les forces naturelles dans l’emploi des machines. Chutes d’eau, actions chimiques, électricité, marées, vents, courants, etc. Rien n’était négligé.

Il se servit quelquefois du téléphoscope, ou vision à distance, pour communiquer avec Geirard. Il lui arriva même à ce sujet un incident singulier. On connaît l’extrême sensibilité du téléphone. Souvent les courants magnétiques terrestres agissent sur lui en formant des sons comme si la Terre parlait. Des phénomènes analogues se produisaient dans le téléphoscope.

Napal communiquait donc un jour avec Geirard dans cet appareil, afin de lui demander s’il avait reçu des nouvelles de Papillon. Le savant lui répondait qu’il ne comptait pas en recevoir avant quelques jours, lorsque son image disparut tout-à-coup de la plaque visuelle et fut remplacée par une série d’objets bizarres qui défilèrent devant les yeux du jeune Indien comme un décor panoramique. Tantôt il voyait des paysages étranges éclairés par des colorations ardentes et présentant des formes curieuses. Puis il entrevoyait des choses bien nettes, comme une voûte, une grotte, une chambre ; tantôt encore des vues complètement incohérentes.

Napal s’expliqua ce phénomène par la présence, à la même heure, d’un grand orage magnétique sur la Terre. L’appareil, mal protégé sans doute, en subissait l’influence comme un simple téléphone. Seulement, au lieu de répercuter les sons, la Terre lui montrait des tableaux variés qui provenaient peut-être de vues prises dans son intérieur, et qui sait, peut-être même aussi des mondes extérieurs, par la communication magnétique des forces interplanétaires. L’orage apaisé, l’appareil reprit son état normal, mais Geirard avait quitté la chambre de communication. Le savant n’aimait pas perdre son temps.

Enfin Napal reconnut la vérité des paroles de Geirard au sujet de l’état général des esprits en Europe. Il existait partout une irrésistible poussée vers un régime meilleur. On attendait en silence l’issue de la séance du 5 septembre avant d’agir.

Loin de partager la confiance des membres du Conseil Suprême qui s’endormaient sur un volcan, le jeune Indien chercha et comprit vite la raison pour laquelle un peuple, quoique soumis à un régime aussi merveilleux que celui des États-Collectifs et possédant assez de bien-être pour n’éprouver aucun désir immodéré, assez de sécurité dans son existence pour ne jamais redouter l’inquiétude du lendemain, voulait cependant s’affranchir de ce régime.

C’est parce que la race européenne du vingt-cinquième siècle, aussi robuste qu’intelligente, ne pouvait rétrograder ni s’abaisser en tombant dans une déchéance quelconque, et que le jour où un abaissement moral se produirait, sous une forme ou sous une autre, dans la pratique de ses institutions, elle saurait s’en affranchir en écrasant ceux qui oseraient la lui imposer.

L’homme affaibli par les maladies, par l’anémie, par les tares physiques, se montre apathique et paresseux. Il souffre perpétuellement et subit son sort sans montrer d’autre énergie que celle de se plaindre. En Europe, sauf de très rares exceptions, la population entière était saine. L’ivrognerie, ce terrible fléau d’autrefois, qui avait procréé des générations de criminels, d’épileptiques et de névrosés, l’ivrognerie avait disparu, ainsi que ces maladies héréditaires qui se transmettaient du père affaibli au fils abâtardi et condamnaient des générations entières. Darnais avait jadis expliqué à Napal les précautions prises contre les individus malsains. La race était donc d’une constitution vigoureuse, toujours prête à penser, à concevoir et à combattre pour perfectionner son état moral. Le fonctionnarisme l’avilissait par le favoritisme. Elle allait secouer son joug et s’en débarrasser.

Sous l’influence de ces études laborieuses, le caractère de Napal se transformait de jour en jour. Il avait un peu perdu de son ardeur enthousiaste, mais il devenait plus réfléchi et son énergie s’était fortement trempée. Grâce aux leçons de Geirard, à ses propres observations, il avait acquis l’expérience qu’il espérait trouver au contact des institutions européennes. Il lui restait encore à connaître les points faibles de ces institutions. Il reviendrait ensuite dans l’Inde assez fort pour combattre ses ennemis, assez armé pour faire triompher sa cause.

LXXV – Gygès

C’est dans ces dispositions que Napal revint à V.pr.d.3 l’avant-dernier jour d’août. Il se dirigea immédiatement vers le laboratoire de Geirard.

Une agitation inaccoutumée régnait déjà dans le palais de l’hygiène, en vue des préparatifs de la fête des Lumières. Sans s’inquiéter de ces travaux décoratifs, Napal téléphona au laboratoire de Geirard, afin de savoir s’il trouverait le savant chez lui.

—  Montez, répondit la voix de Geirard.

Napal prit le chemin habituel et frappa à la porte.

—  Entrez, dit la même voix.

Le jeune Indien pénétra dans le laboratoire, regarda, ne vit personne, entra dans la seconde pièce qu’il trouva vide comme la première, revint dans celle-ci, et, surpris de ne voir encore personne, se dirigeait vers la porte de sortie, quand la voix de Geirard se fit entendre pour la troisième fois.

—  Pourquoi partez-vous ? fit-elle.

Napal jeta de nouveau les yeux autour de lui, n’aperçut rien, et, dépité, manifesta son impatience dans un geste,comme pour dire : Je crois que mon ami le savant Geirard se moque un peu de moi.

—  Détrompez-vous, reprit la voix répondant à la pensée de Napal, je ne me moque aucunement de vous, bien au contraire.

—  D’accord, mon cher maître, dit Napal qui ne put se retenir de rire, mais enfin je ne suppose pas que vous habitiez l’intérieur des murs ou que vous possédiez l’anneau de Gygès.

—  Peut-être, repartit la voix.

Napal pressentit quelque chose de curieux. Avec Geirard il ne fallait jamais s’étonner.

—  Alors, mon cher Gygès, poursuivit Napal, voulez-vous me faire le plaisir de m’indiquer où vous êtes ?

—  Regardez dans l’angle à gauche, sans toucher, dit la voix.

Napal regarda.

—  Vous ne voyez rien ?

—  Rien !

—  Approchez-vous.

Le jeune homme s’approcha, examina, crut entrevoir une lueur, des raies noires verticales, et ce fut tout.

—  Eh bien ? demanda la voix.

—  Je vous entends près de moi, et je ne vous vois pas. Je suis bien éveillé cependant.

—  Sans doute, et la preuve est que me voici !

Aussitôt la tête de Geirard parut surgir dans l’espace, séparée du tronc, tandis qu’une main qui ne semblait se rattacher à aucun objet visible tenait une masse vitreuse.

Napal stupéfait ne trouvait rien à dire pour exprimer son étonnement, lorsqu’il entendit le savant s’écrier avec satisfaction :

—  Cela suffit, l’expérience est concluante.

Et, se débarrassant de quatre ou cinq anneaux vitrifiés qui l’enveloppaient, Geirard apparut tout entier.

—  Vraiment, maître, s’écria le jeune Indien, au comble de la surprise, on marche avec vous de merveilles en merveilles.

—  Peuh ! fit le savant, j’ai tout bonnement, comme Gygès à qui vous venez de me comparer, trouvé le moyen de me rendre invisible.

Puis il ajouta d’un ton plus sérieux :

—  La science, ainsi que vous le voyez, est une véritable fée, capable de réaliser toutes les fantaisies que l’homme caresse dans son imagination.

—  Oui, grâce à des génies comme le vôtre.

—  Vous me flattez, mon cher ami. Le problème n’est pas aussi merveilleux que vous semblez le croire. Si vous aviez fréquenté nos théâtres et nos établissements phénologiques, vous seriez moins étonné. Je l’avais cherché autrefois comme curiosité mathématique, puis abandonné. Mais, réfléchissant qu’il pouvait vous être utile, je l’ai repris, et, si j’en crois l’expérience que je viens de tenter devant vous, j’ai réussi.

—  Admirablement. Comment procédez-vous ?

—  C’est fort simple. Vous savez qu’un rayon lumineux, en tombant sur un corps transparent, change de direction, autrement dit se réfracte, et que cette réfraction dépend de la densité. Si le rayon lumineux traverse un milieu à densités variables dans un même sens, il s’infléchira suivant une courbe, et, s’il vient à rencontrer ensuite les mêmes milieux disposés en sens inverse, il sortira dans une position symétrique qui sera, si tout est bien disposé en conséquence, le prolongement de la direction primitive ; de sorte que le rayon contournera un objet placé au centre de ce milieu à densités inégales et sortira sans le rencontrer.

—  Parfaitement ! C’est un effet qui rappelle celui du mirage.

—  Un peu, si vous voulez, puisque dans le mirage on aperçoit des objets situés derrière une colline qui les cache directement à la vue.

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