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Charles Kymrell : Le monde du XXVe siècle (48e partie)

mercredi 8 octobre 2025, par Denis Blaizot

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—  Je tâcherai, repartit Napal.

—  Reste un autre point : celui de connaître les parties défectueuses de notre organisation générale, je vous donnerai les moyens d’y parvenir. Auparavant, je crois utile de vous rendre compte des graves événements qui se sont accomplis chez nous pendant votre séjour en Afrique.

Geirard apprit à Napal que les amis de Ligerey avaient publié les notes que Louise leur avait remises, afin d’en faire ressortir la valeur. On racontait en même temps les injustices dont on l’avait abreuvé, les misères de sa vie, sa fin malheureuse et prématurée. Et, par contraste, on faisait ressortir sa résignation, la noblesse de son caractère.

Ce qui ne fût jamais arrivé peut-être de son vivant surgit spontanément après sa mort. Est-ce parce que les temps se montraient propices aux mouvements d’une évolution nouvelle ? Ou bien les imaginations étaient-elles surexcitées par cette cause mystérieuse qui pousse les hommes à ne rendre justice aux intelligences d’élite qu’après leur disparition dans la tombe, parce qu’alors elles ne portent plus ombrage à personne ? Quoi qu’il en soit, l’attention publique fut fortement excitée par ces publications. On comprit ce que les travaux de Ligerey promettaient à l’humanité, et ce fut partout des regrets unanimes de voir qu’une œuvre admirable restait inachevée et qu’il se passerait de longues années, des siècles peut-être, avant de rencontrer un homme de génie qui, poussé dans la même voie, serait capable de mettre au jour les grandes découvertes que cette œuvre laissait entrevoir.

Des protestations énergiques s’élevèrent de toutes parts. La mort de Ligerey fut le prétexte et ses écrits la base sur laquelle elles s’appuyèrent. Les brochures, en dépit des mesures de rigueur, atteignirent un diapason aigu. Alors, de l’Est à l’Ouest et du Nord au Sud, partout dans les États, l’agitation s’étendit comme une traînée de poudre, d’abord en sourdes rumeurs, ensuite en manifestations menaçantes. Les fonctionnaires intègres, les agents de l’autorité eux-mêmes se joignirent aux manifestants, de sorte que la haute tête gouvernementale se vit privée de moyens de répression.

Le premier acte de la rébellion se porta contre le journal des résumés critiques des actes du gouvernement. Nous avons dit que ce journal ne remplissait plus depuis longtemps le but pour lequel on l’avait institué. Continuant ses errements, il passa sous silence la mort de Ligerey. On en fit hautement la remarque. Il persévéra dans son silence. Des clameurs s’élevèrent, la foule indignée envahit les bureaux de la feuille publique le soir même où Napal, Oudja et Papillon se rendaient chez Lanciano. C’était là la cause du tumulte que les jeunes gens avaient remarqué.

Pas une goutte de sang ne fut versée. On fit sortir le personnel du journal. Ce personnel partit sans opposer la moindre résistance, enchanté même de ce qui arrivait. Les instruments furent détruits et les bâtiments brûlés.

Le lendemain, les brochures demandèrent à l’unanimité une refonte du journal. Le gouvernement essaya de résister. Aussitôt les réclamations prirent une gravité menaçante, la sédition se changeait en révolte ; de la révolte à la révolution il n’y avait qu’un pas.

Le travail cessa partout, les rouages de l’immense organisation européenne menacèrent de s’arrêter. Si cet état de choses persistait pendant quelques jours, les événements dégénéreraient en cataclysme, tout se disloquerait, la nourriture manquerait, ce serait la famine au milieu d’une production colossale.

Les membres du Conseil Suprême furent frappés de terreur. Ils comprirent rapidement, malgré leur égoïsme, qu’ils n’étaient rien dans la masse des quatre-cent millions d’êtres humains qui composaient les États-Collectifs ; que la force armée se fondait elle-même avec ce tout ; qu’il n’est aucune puissance au monde capable de lutter contre opinion générale quand elle est d’accord avec le progrès, et que, dans sa marche en avant, elle pulvérise sans pitié, sans même y prendre garde, tout ce qui prétend l’arrêter. Il fallait donc agir. Le Conseil Suprême se réunit d’instance en délibération extraordinaire et déclara que le moment était venu de réviser la Constitution Européenne.

À l’énoncé public de cette importante déclaration, les esprits se calmèrent, on promit d’attendre. Les membres du Conseil demandèrent le temps indispensable pour étudier la question. Ils proposèrent de fixer au 5 septembre la réunion définitive, après laquelle on promulguerait les bases d’une Constitution nouvelle. Ce délai leur permettait de ne publier le résultat de leurs délibérations qu’après la Fête des lumières qui se célébrait, chaque année, le 1er septembre, jour de l’équinoxe d’automne. Et Ils espéraient que les splendeurs de cette fête apporteraient un peu de calme dans les cerveaux surexcités de leurs concitoyens.

Nous rappelons que la date du 1er septembre correspondait au 22 du même mois dans les anciens calendriers.

Le travail reprit. La tranquillité qui en fut la conséquence et qui régna partout laissa croire aux gouvernants qu’ils avaient manœuvré en politiques habiles, qu’ils pouvaient dormir sans crainte de l’avenir. Quels qu’ils soient, les gouvernements sont toujours aveugles.

Napal apprit ces nouvelles sans étonnement. Il les avait prévues. Il connaissait maintenant l’Europe et appréciait le caractère de ses habitants aussi bien que s’il l’avait habitée depuis de longues années.

—  Il est évident, déclara Geirard, que cette séance du 5 septembre sera pour vous du plus grand intérêt. Il faut donc prendre des mesures pour que vous puissiez y assister, afin d’entendre ce que vous devez connaître au sujet de la défectuosité de nos institutions.

—  Comment assister à cette séance ? demanda Napal. Elle sera secrète, je suppose, car les membres du Conseil ne pousseront pas l’abnégation jusqu’à discuter en public les fautes dont Ils sont les auteurs.

—  Rassurez-vous, reprit Geirard. Le moment venu, nous agirons en Conséquence.

Papillon entra, tendant un papier à la main.

—  Voici, dit-il, une lettre de Synga d’une certaine gravité.

Napal prit la missive et pria Geirard de la lire avec lui.

Synga racontait les évènements survenus dans l’Inde depuis l’arrivée d’Oudja. En revoyant sa fille, Sivadgi s’était oublié dans sa colère au point de menacer de la frapper, si la mère n’était pas intervenue. Pâle, mais calme, Oudja l’écouta sans répondre, mais, quand son père l’eut mise en demeure d’épouser Afsoul, elle refusa nettement, disant qu’elle n’épouserait jamais un homme qu’elle considérait comme l’auteur de tous ses chagrins et qu’elle savait être un faussaire et un prévaricateur. Dans sa fureur, Sivadgi l’avait séquestrée. Elle passait ses journées dans une chambre et ne communiquait qu’avec Synga qui lui apportait sa nourriture. L’énergique jeune fille supportait son malheur personnel avec résignation, mais sa santé s’affaiblissait sous un pareil régime, et la douleur de croire Napal à jamais perdu pour elle la jetait dans un accablement qui deviendrait dangereux si on n’y portait un prompt remède. Synga faisait appel à Papillon et à ses amis en réclamant leur secours.

—  Je pars ! s’écria Napal profondément ému par la lecture de cette lettre. Je suis libre de voyager, d’aller où il me plaît. Je ne dois pas hésiter. Mon devoir m’appelle auprès d’Oudja, mon cœur m’ordonne de la sauver. Je pars !

Il fit un mouvement pour sortir. Geirard l’arrêta.

—  Calmez-vous, dit-il, et réfléchissez que, si vous êtes libre ici, vous êtes proscrit dans votre pays.

—  Je suis proscrit sous le nom de Napal, pas sous celui d’Upsal.

—  Qu’importe ? On vous arrêtera quand même, on prendra des informations, et tout sera découvert. Est-ce là ce que vous voulez ? Il est urgent sans doute d’instruire Oudja du changement survenu dans votre situation. Il faut aussi qu’elle sache bien que nous veillons sur elle, et, comme il serait imprudent de confier un pareil secret à une lettre, Papillon se chargera du voyage.

—  Certainement, repartit le colosse sans hésiter. Les voyages sont ma spécialité.

Une nouvelle, question se posait, très grave. Synga réclamait un prompt secours. Or, Papillon ne pouvait quitter l’Europe sans avoir rempli un certain nombre de formalités qui retarderaient son départ et le rendraient peut-être inutile. Napal se dépitait.

—  Comment les éviter ? demanda-t-il.

—  Je ne vois qu’une solution, répondit Geirard. Mais elle me parait bien dangereuse.

Papillon eut un sourire de mépris.

—  Dangereuse ! s’écria-t-il. Est-ce que le danger existe ?

Quand il s’agissait de se dévouer pour ses amis, Papillon ne doutait de rien.

—  Fort bien, mon brave ami, répliqua Geirard. Seulement, si vous restez en route, votre dévouement demeurera sans effet, et nous aurons le regret de votre mort.

Rester en route, lui, Papillon, allons donc !

—  Aucun chemin n’est assez épineux ni assez glissant pour m’arrêter, prononça-t-il. D’ailleurs, qui veut la fin veut les moyens.

Puis, humilié d’avoir choisi un proverbe aussi vulgaire dans une aussi grave circonstance, il ajouta :

—  Le brouillard cache le précipice à ceux qui sont destinés à y tomber. Je ne suis pas de ceux-là !

Il était difficile de mieux dire. Geirard fit un signe approbatif. Ce que voyant, Papillon, flatté, se redressa de toute sa hauteur.

—  Quel est ce moyen ? dit Napal en souriant malgré lui de la confiance superbe que montrait son compagnon.

—  Prendre mon planeur, répondit Geirard.

C’était évidemment la solution la jus simple. Malheureusement, ainsi que l’expliqua le savant, son aéroplane n’avait pas fait suffisamment ses preuves pour lutter dans un long parcours contre des phénomènes météorologiques ignorés ou imprévus. De plus, si le cas d’une chute sur terre était facile à réparer au moyen des ressources fournies par un magasin de la ville la plus proche, il n’en serait pas de même au-dessus des mers. Là, pas de remède possible ; l’isolement au milieu de l’immensité des flots, puis la mort.

Papillon écoutait Geirard, plus impassible que jamais.

—  Nous avons, dit-il sans hausser le ton de sa voix, à choisir entre la vie d’Oudja et la possibilité d’un accident pour moi. Il me semble qu’il n’y a pas à hésiter.

Ensuite, comme Geirard réfléchissait, il ajouta :

—  Synga réclame notre secours. Que penserait-elle si elle apprenait un jour qu’ayant entendu son appel je suis resté sourd à sa voix !

— Allons, soit, reprit le savant. Je disposerai demain mon planeur de façon à lui donner les perfectionnements qui lui manquent. Après-demain, vous partirez.

Le jour suivant, Geirard travailla sans relâche à l’aéroplane aidé de toutes Les ressources que le gouverneur mit à sa disposition. Napal et Papillon l’assistèrent dans cette opération. Il vérifia les ressorts, ajouta des plans complémentaires aux anciens plans, doubla les tiges de sûreté, plaça un matériel d’outils dans la nacelle, enveloppa cette dernière d’une double toile étanche pour lui permettre de flotter, joignit quelques objets indispensables, tels que cartes, boussoles, fanaux électriques et dans les heures prises par les repas, ne cessa de donner des conseils à Papillon, en prenant soin de les lui faire répéter.

À l’heure précise, le planeur déployé sur la terrasse de la demeure de Geirard, se tenait accroché, prêt à partir. Le savant était agité en pensant que cet appareil, sorti de ses mains, causerait peut-être la mort d’un homme qu’il aimait et dont il appréciait justement la haute valeur morale.

Napal, ému, recommandait la prudence à Papillon. Seul, le colosse gardait son calme. Il ne doutait ni de la solidité du planeur ni du succès de son voyage. Il partait pour sauver Oudja. Il reverrait Synga. Rien n’était capable de l’arrêter.

Muni de tous ses papiers, parmi lesquels un congé en règle délivré par le gouverneur général, Papillon monta dans la nacelle. Napal et Geirard lui serrèrent la main.

—  N’oubliez pas mes recommandations, répéta Geirard. Songez qu’à vol d’oiseau vous devez franchir plus de huit mille kilomètres.

—  Bah ! répliqua le géant. Ce n’est ni la mer à boire, ni le désert à avaler, puisqu’il ne s’agit que de voler par-dessus.

—  J’aime votre assurance, observa Geirard. Elle est la première condition du succès. Néanmoins soyez prudent. S’il vous plaît d’aller vite, montez très haut, mais prenez garde aux rencontres des courants inverses. Attachez-vous à l’appareil et veillez constamment à la manœuvre.

Papillon décrocha les crampons, et, se repoussant des points d’appui, lança l’aéroplane dans le vide. Ses plans étant développés au maximum, l’appareil descendit suivant une très faible inclinaison. Une différence de pression de l’air, autrement dit une petite rafale, l’enleva presque verticalement. L’appareil s’abaissa encore un peu, puis fut soulevé de nouveau. Ces oscillations persistèrent jusqu’au point où, atteignant les couches supérieures de l’atmosphère, le planeur fut enlevé avec une très grande vitesse.

Napal et le savant le suivirent des yeux. Ils le virent diminuer rapidement, ressemblant bientôt à un aigle aux ailes déployées, ensuite à un petit oiseau, et enfin à un point projeté sur l’azur du ciel.

Napal prit une lunette. Il aperçut la petite silhouette de Papillon qui regardait par-dessus la nacelle, puis tout s’effaça. Le brave Papillon voguait, seul dans l’espace, avec une vitesse fantastique, au milieu des déserts qui s’étalent, presque sans interruption, des bords du Niger aux rives du Gange. Napal reprit sa lunette, espérant le revoir, et ne le retrouva plus.

—  Pourvu, dit Geirard, qu’il ne perde pas sa direction et qu’il ne s’égare pas dans la nuit !

—  Les forts courants sont-ils à redouter ? demanda Napal.

—  Non. Si la pression est partout uniforme, elle ne fera qu’enlever plus vite le planeur. Je redoute les mouvements giratoires, parce que, si la différence de pression devient trop forte sur les côtés, elle brisera les ressorts qui maintiennent la stabilité de l’appareil, et celui-ci sera roulé par le vent comme ces feuilles que l’on voit courir sur le sol aux approches de l’orage. Alors, j’espère que les parachutes dont je l’ai muni rendront la chute très douce, que Papillon pourra remettre le tout en état avec ses instruments, s’il a pris la précaution de s’attacher, et qu’il ne surviendra rien de fâcheux si... tout se passe comme je l’ai prévu.

—  Espérons-le, dit Napal avec un serrement de cœur. Je ne me consolerais pas de sa perte. Je n’ai jamais rencontré d’homme plus généreux, ni plus désintéressé dans son dévouement.

—  Vous avez raison, repartit Geirard. C’est un brave et vaillant homme.

LXXIV – Les villes européennes

Le soir Geirard partit pour V.pr.d.3, tandis que Napal retardait son départ de deux ou trois jours afin de visiter les environs du Niger, sur les bords duquel l’industrie européenne avait déployé toutes ses ressources. Il voulait profiter de ses dix mois de liberté, et se proposait de rentrer à V.pr.d.3 un peu avant le premier Septembre pour assister à la Fête des Lumières.

Le troisième jour, après avoir chaudement remercié le gouverneur Guadiala, qui lui jura d’être prêt à recommencer si c’était à refaire, Napal prit congé de l’excellent homme et se dirigea vers l’hôtel du départ. Sa situation lui permettait de prendre un train-éclair. Ce merveilleux mode de transport lui fit parcourir, en moins de sept heures, les deux mille cinq cents kilomètres qui séparaient V.p.4.G.C.(Tombouctou) de V.p.2.G.C.(Alger) située au bord de la mer. La voie était établie sur des ouvrages d’art magnifiques, à travers les plaines, les plateaux, les dunes et les steppes.

Arrivé à V.p.2.G.C., qu’il reconnut pour l’ancienne capitale de l’Algérie, Napal s’informa des départs et apprit qu’un rouleur-express se tenait en partance pour V.Tr.10. Il y prit place et partit après une heure d’attente.

Ce vaisseau rouleur express, beaucoup plus petit que celui sur lequel il avait cru reconnaître Oudja, faisait le trajet de V.p.2.G.C. à V.Tr.10, c’est-à-dire la largeur de la Méditerranée, dans le moins de temps possible. Aussi sa construction réalisait la perfection au point de vue de la vitesse. L’avant présentait une disposition spéciale pour diminuer la résistance de l’air. Une puissante machine communiquait un mouvement propulseur à une hélice, tandis que de puissants jets de vapeur, lancés à l’arrière aidaient à la propulsion par la résistance de l’air.

Le bateau ne portait que trois paires de roues, de trente mètres de diamètre, et filait avec une extrême rapidité.

Napal, debout sur le bord, prenait plaisir à voir l’énorme masse flottante courir sur les lames. Il put se rendre compte de l’extrême stabilité du navire, car, le vent venait à souffler violemment, le bateau continua sa marche sans tanguer, et les plus fortes vagues, coulant entre les roues lenticulaires, ne parvenaient même pas à envoyer une poussière d’écume sur les bords.

Mais ce mauvais temps augmentait la résistance et retardait la marche. De plus le bateau montait et descendait comme une voiture qui roule sur un chemin inégal. Le chef du navire, dont l’heure d’arrivée était fixée, fit cesser l’action des flots en faisant projeter des jets d’huile par un grand nombre de tuyaux longs et minces. La mer se calma subitement. Seule l’action du vent se fit encore sentir sur la surface des roues, mais très amoindrie elle-même par suite d’une disposition spéciale qui permettrait à l’air de s’échapper obliquement. Napal estima la vitesse du rouleur à plus de cent kilomètres à l’heure.

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