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Charles Kymrell : Le monde du XXVe siècle (45e partie)

dimanche 5 octobre 2025, par Denis Blaizot

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—  Quel est cet homme ? demanda Lanciano en désignant Napal.

—  Cet homme est l’Indien Napal, l’amant de cette femme, répondit Isabelle.

—  Son amant ! s’écria Lanciano.

Il s’approcha de Napal et le regarda attentivement. La distinction du jeune homme, la beauté de ses traits le frappèrent. Il reconnut qu’Isabelle disait sinon la vérité, du moins une chose exacte, en affirmant qu’Oudja aimait son compatriote. Il se rendit compte de la conduite de la jeune fille et comprit qu’il avait été joué par elle. Sa figure perdit son calme habituel pour prendre l’expression d’une sourde colère.

—  Monsieur, dit-il à Napal d’une voix concentrée, vous avez indignement abusé de l’hospitalité que nous vous avons accordée. Vous en serez puni, je le jure...

Napal releva la tête.

—  De quoi m’accuse-t-on ? demanda-t-il.

—  Depuis quelque temps votre conduite nous était suspecte. Nous avons surveillé vos faits et vos gestes. Aujourd’hui le doute n’est plus permis. Votre présence ici, ces compartiments ouverts, tout prouve que vous êtes un espion au service de la Chine.

—  Monsieur, s’écria Napal en fixant Lanciano qui baissa le regard devant la fière attitude du jeune homme, je déclare hautement que ceux qui m’accusent d’une pareille infamie ont menti. J’ai forcé cette bibliothèque, je l’avoue, et vous avez le droit personnellement de me le reprocher. Cependant, j’affirme sur mon honneur que je l’ai fait dans une intention que je n’ai pas à cacher, et je suis prêt à en rendre compte au Conseil s’il veut bien m’accorder la faveur de m’interroger.

Le langage du jeune Indien, son maintien, exprimaient une telle loyauté, que Lanciano l’aurait peut-être écouté s’il n’avait pas eu la certitude qu’il était aimé d’Oudja. Il tira un papier de sa poche et le montrant à Napal :

—  Reconnaissez-vous ce cachet ? dit-il.

—  Sans doute, répondit Napal ; c’est celui du gouvernement de mon pays.

—  Eh bien, Monsieur, dans cette enveloppe se trouvent des papiers adressés par votre gouvernement aux États-Collectifs, papiers par lesquels il nous donne la preuve irrécusable, que vous espionnez ici pour le compte de l’empire chinois.

—  C’est une calomnie que je repousse de toutes mes forces !

—  Voyez !

Luciano prit ne feuille dans l’enveloppe et la plaça sous les yeux de l’Indien. C’était une pièce compromettante, dans laquelle on avait imité l’écriture de Napal avec une telle perfection qu’i était impossible de ne pas la prendre pour la sienne.

Un instant, l’Indien chancela sous ce coup terrible. Cependant, fort de son innocence, il chassa cette faiblesse, s’avança sur Isabelle le regard menaçant, scrutateur. La femme coupable ne put soutenir la ténacité de ce regard et courba la tête.

Alors, Napal reconnu qu’elle était complice des lâches manœuvres d’Afsoul, qu’ils avaient combiné leurs mesures, de façon à lui ôter toute possibilité d’anéantir les preuves forgées contre lui. Reconnu comme espion au service de la Chine, C’était le bannissement dans une colonie perdue, loin de celle qu’il aimait, sans espoir de la revoir jamais ! Tous ses projets passèrent en moins d’une seconde dans son cerveau. Sa noble ambition, ses pensées généreuses, le bonheur de sa patrie, celui de ses concitoyens qu’il était venu conquérir en risquant sa liberté, tout cela s’écroulait sous la calomnie. Ainsi Ligerey mourait quelques jours auparavant sous la haine et l’envie !

Napal surmonta le sentiment d’amertume que ce souvenir jeta dans son cœur, et s’adressant à Lanciano :

—  Je n’ai plus rien à dire, monsieur, si ce n’est que je suis seul responsable de mes actes. Mlle Sivadgi n’est pour rien dans les faits qui me sont reprochés.

Oudja fit un geste de protestation. Napal l’arrêta :

—  J’ai dit la vérité, affirma-t-il avec énergie.

—  Vous essayez vainement de défendre Mlle Sivadgi, repartit Lanciano. Sa présence ici suffit pour prouver sa complicité. Mais la lettre de votre gouvernement n’accuse que vous. Aucune charge ne pèse contre elle. Elle sera simplement déchue de ses droits et renvoyée de l’Europe, après avoir juré de ne jamais révéler ce qu’elle a vu. D’ailleurs son père la réclame, c’est lui qui se chargera de la punir.

Oudja pouvait répondre que Lanciano aurait tenu un autre langage si elle avait cédé à ses désirs, mais son malheur personnel la touchait peu en comparaison du chagrin que lui causait la ruine des projets de son fiancé. Elle se désespérait en songeant qu’elle allait le quitter pour ne plus le revoir.

En voyant sa rivale humiliée, Isabelle reprit son arrogance. Elle s’approcha du jeune Indien et lui dit d’un ton d’orgueil satisfait :

—  Tu as dédaigné le bonheur que je t’offrais. Je t’ai puni en rendant à ton Indienne l’humiliation que tu m’as infligée.

Napal la regarda fixement encore une fois, et au lieu de lui répondre, haussa les épaules avec un mouvement de mépris si profond qu’il devenait plus injurieux mille fois que la plus mortelle insulte.

Isabelle pâlit sous l’outrage et fit un geste de menace. Napal, sans y prendre garde, s’approcha d’Oudja, et, voulant donner à sa bien-aimée un espoir qu’il ne conservait plus lui-même, il lui prit la main :

—  Ne perdez pas courage, mon amie, dit-il. En dépit de la haine et de la calomnie, nous nous reverrons un jour pour ne plus nous quitter.

Il s’inclina et déposa un baiser sur la main de sa fiancée.

Furieuse, Isabelle fit un pas vers Oudja. Plus maître de lui, Lanciano la retint.

—  Laissez cette jeune fille, dit-il, elle est assez punie. Quant à l’Indien Napal, il appartient maintenant à la justice.

Il fit un signe aux agents. Ceux-ci s’avancèrent, l’air penaud, les habits en désordre, les cheveux ébouriffés, en se frottant les membres. Étonné, Lanciano regarda autour de lui, sans parvenir à comprendre ce qui motivait la déconfiture des représentants de la force publique. Il s’avança pour les interroger.

—  Partons, messieurs, dit Napal, qui ne voulait pas laisser à Lanciano le temps de se reconnaître. Je suis prêt.

Il sortit entre les agents, tandis que Lanciano et Isabelle ramenaient Oudja chez elle, où elle fut incarcérée en attendant son départ.

LXVIII – Où Geirard accorde aux faits et gestes de Papillon une attention contraire à ses habitudes

On serait en droit de nous demander d’où provenait la mésaventure dont les agents avaient été victimes. Voici ce qui s’était passé :

On se rappelle que Papillon, après avoir barricadé la première porte et soufflé la lampe, s’avançait vers la seconde porte pour trouver une sortie. Se voyant pris, Napal l’arrêta au passage, et, lui remettant ses notes :

—  Prends ces papiers, dit-il, et fuis sans t’inquiéter de nous. Personne ici ne te connaît. Grâce à ta vigueur tu pourras facilement t’échapper.

—  Je ne puis cependant vous abandonner.

—  Pars, te dis-je, sinon tu te compromettras sans nous sauver. Pars et cours prévenir Geirard.

Pendant ce court dialogue, Lanciano, Isabelle et les agents pénétrèrent dans la pièces.

—  Bon ! Ils ne sont que six, observa Papillon, je vais les exterminer, et nous fuirons tous ensemble.

Tout-à-coup il réfléchit que les agents portaient des costumes électriques.

—  Oh ! oh ! pensa-t-il, impossible. Ils vont me magnétiser !

Il courut vers la porte pour l’ouvrir au moyen d’une pesée. Par malheur, cette minute perdue permit aux agents de comprendre son projet. Les deux premiers se précipitèrent vers lui et, pour l’arrêter, déchargèrent leurs accumulateurs.

Un instant le colosse fut immobilisé, mais sa constitution était si vigoureuse que ce qui eût anéanti un homme ordinaire fut bientôt sans effet sur lui. Il se retrouva en moins d’une seconde.

—  Les deux premiers agents ne sont plus à craindre, se dit-il, restent les seconds, avec leurs accumulateurs intacts. Il s’agit d’éviter la seconde décharge, sans quoi tout est perdu.

Un des premiers agents le touchait déjà. D’un revers de sa main puissante Papillon le renversa étourdi sur le sol, puis, empoignant l’autre par les épaules, il le souleva comme un plume, le balança dans l’air et le jeta à la volée sur les deux autres qui s’avançaient. Les trois malheureux agents roulèrent les uns sur les autres, étourdis comme le premier. Aussitôt Papillon se retournant se précipita sur la porte, l’enfonça d’un coup d’épaule et disparut.

Cette opération fut si rapide qu’Isabelle et Lanciano, occupés auprès de Napal et d’Oudja, eurent à peine le temps de l’apercevoir, encore moins de la comprendre.

La porte franchie, les obstacles n’existaient plus pour Papillon. Il se rendit tout courant chez Geirard. Les gens qui l’auraient rencontré pouvaient le reconnaître à sa haute stature, mais Ils eussent vainement cherché sur son visage les traces de ce flegme remarquable dont il était si fier. Le brave garçon ressentait une inquiétude qu’il n’avait jamais éprouvée, non pour lui, le généreux cœur, mais pour Oudja, pour Napal surtout qu’il croyait ne plus revoir. À cette pensée sa poitrine se gonflait et un sanglot lui montait à la gorge. Il savait qu’on ne plaisantait pas avec l’espionnage dans les États-Collectifs, et il cherchait vainement une solution favorable à cette question insoluble.

Il arriva chez Geirard, qui attendait suivant sa promesse dans son laboratoire. À la vue de Papillon, le savant devina la vérité sans avoir besoin de recourir à sa science habituelle. Il quitta son travail, offrit un siège à Papillon, et s’asseyant lui-même :

—  Parlez, dit-il.

Papillon raconta ce qui s’était passé sens omettre un détail. Geirard l’écouta sans bouger, avec une attention soutenue qui flatta Papillon. Évidemment le savant réfléchissait, en même temps, à la possibilité de tirer Napal du guet-apens qu’on lui avait tendu.

Lorsque Papillon eut terminé son récit, Geirard se leva, se précipita sur un de ses appareils et malgré l’heure avancée se remit à son travail.

—  C’est bien, mon brave ami, dit-il à Papillon. Je sais maintenant à quoi m’en tenir, rentrez chez vous, et arrangez-vous pour rester à ma disposition quel que soit le jour où je demanderai votre concours.

—  Je vous le promets, répondit Papillon. Croyez-vous qu’il soit possible de sauver Napal ?

Geirard gardait le silence. Papillon attendit avec anxiété. Enfin le savant, indiquent l’appareil auquel il travaillait, lui dit :

—  Voici la réponse. Papillon se pencha, regarda, se demanda quel rapport existait entre le bambou sur lequel Geirard collait une bande de toile et la délivrance de Napal, ne comprit rien,et comme il était la discrétion même, que de plus il avait une confiance illimitée dans le génie inventif de Geirard, il se retira en disant :

—  L’espoir est comme la rosée qui tombe sur le sein du désert. Il rafraîchit le sentier du voyageurs.

Preuve que Papillon ne désespérait jamais, même dans les circonstances les plus critiques.

LXIX – Le Géant des mers

Le procès de Napal ne fut pas long. Si Isabelle et Lanciano savaient ce qu’il en était réellement de l’accusation d’espionnage portée contre le jeune Indien, elle ne pouvait être douteuse aux yeux des juges. Les habitudes prises par Napal, ses interrogations perpétuelles sur le pays, devaient attirer l’attention et engendrer des soupçons que la lettre d’Afsoul transforma en certitude.

Ensuite, progrès immense, la justice se montrait beaucoup plus expéditive qu’autrefois. Darnais en avait expliqué les raisons à Napal, dans les causeries du soir aux Longs-Jardins. De plus, les actions de chacun étant nettement connues, il régnait moins d’incertitude dans les procès et dans les accusations. Un seul événement, que nous avons omis à son heure afin de ne pas interrompre le cours de ce récit, en donnera la preuve. On se rappelle l’acte de violence dont le surveillant Reggio s’était rendu coupable envers Louise Sennevières. Aucun des témoins de cette scène n’en avait parlé. Cependant, le simple fait de la porte brisée par Papillon éveilla les soupçons, et on remonta sans retard du fait à la cause. Reggio ne fut pas puni, parce que Louise se refusa absolument à porter plainte. Il en resta quitte pour une admonestation sévère. D’ailleurs, Papillon l’avait tellement secoué qu’il perdit à jamais l’envie de recommencer.

Le procès de Napal se termina donc promptement. Te jeune Indien fut condamné à vivre dans une ville lointaine des colonies,sous une surveillance sévère, au milieu d’un nombre restreint d’individus, afin, ajoutait le jugement, de lui ôter la faculté de communiquer les secrets qu’il avait découverts. On le punissait ainsi par où il avait péché, c’est-a-dire en le mettant dans l’impossibilité de nuire aux États-Collectifs en parlant. Il ne subissait d’ailleurs qu’une détention au troisième degré, ou autrement dit on lui infligeait un travail destiné à utiliser ses qualités intellectuelles, et on lui donnait en compensation un certain bien-être qu’il pouvait perdre s’il n’accomplissait pas le travail exigé.

Oudja, de son côté, fut comme l’avait annoncé Lanciano, condamnée à la privation de ses prérogatives en Europe et à s’embarquer dans un bref délai pour être remise entre les mains de sa famille.

Geirard ni Papillon ne furent inquiétés. Geirard était trop connu pour qu’un soupçon put l’effleurer. Papillon, dont la force prodigieuse passait déjà en proverbe fut bien soupçonné d’être le troisième personnage qui avait brisé les portes et malmené les agents, mais Papillon conseillé par Geirard répondit aux questions qui lui furent posées avec un flegme si imperturbable qu’on abandonna l’accusation. D’autant mieux que la conduite du brave garçon était excellente et les services qu’il rendait à son posta remarquables. Sans compter que tous l’aimaient pour sa bonne humeur.

Le jugement rendu, Napal se trouva seul avec ses gardiens. Tout était fini pour lui. Son existence, désormais, devait se passer sur une terre inconnue, dans un pays brûlé par le soleil, sans espoir de retour ni de liberté.

Impossible de s’enfuir. En supposant qu’il put tromper la surveillance de ses gardiens, où irait-il ? Comment vivre, privé de son carnet à souches ? Grâce aux observatoires établis dans les campagnes, on l’aurait reconnu partout, et quand même il eut déjoué toute surveillance il serait mort de faim ! Mieux valait se résigner et s’efforcer de ne plus penser.

Napal traversa de nouveau la campagne européenne, de V.pr.d.3 aux bords de la mer, mais cette fois sans rien voir, sans chercher à se rendre compte de rien.

—  À quoi bon s’instruire ? disait-il. Ma vie est maintenant sans but.

Arrivé à la Méditerranée, il fut embarqué sur un bâtiment de vieux modèle, c’est-à-dire à vapeur. Les mouvements désordonnés que ces bateaux subissaient à la surface des flots et auxquels il n’était pas habitué lui furent pénibles. Il regrettait le bâtiment de Firouze et ceux dont on se servait habituellement, qui filaient sur la mer avec aussi peu de secousses qu’un train sur la terre ferme.

On était parti le matin. Vers le milieu de la journée Napal, accoudé sur le pont, contemplait mélancoliquement les flots qui battaient les flancs du navire, lorsqu’en portant ses regards vers l’Europe, dont les côtes s’enfonçaient dans le lointain, son attention fut attirée par un spectacle étrange. Il vit apparaître à l’horizon une masse mobile qui grandit insensiblement jusqu’à devenir énorme et qui semblait marcher à grandes enjambées sur les eaux, avec une vitesse prodigieuse. On eût dit un de ces gigantesques animaux antédiluviens arpentant une lande terrestre, à la recherche d’une proie. Quand cette masse fut plus rapprochée, Napal reconnut un bateau-rouleur. Il en avait vu quelques-uns dans les ports de l’Inde, car ces navires s’employaient depuis longtemps. Jamais il n’en avait rencontré d’aussi gigantesque.

Vu de face par l’avant, il ressemblait à ces véhicules supportés par des roues très hautes, entre lesquelles se trouve posé, au-dessus du sol, le coffre de la voiture. Mais ici les roues étaient pleines, semblables à des disques lenticulaires, et formées d’une masse métallique creuse remplie d’air – ce qui assurait le flottement de tout le système. Elles avaient au moins trente mètres de diamètre, autrement dit plus que la hauteur d’une maison de six ou sept étages. Le navire en portait dix paires, ce qui lui donnait que longueur supérieure à trois cents mètres.

Napal calcula ce que devait être la puissance des machines de ces bateaux-rouleurs pour actionner une masse pareille avec une vitesse qui dépassait de beaucoup celle des anciens vaisseaux. Il comprit qu’ils possédaient un grand avantage sur eux. En effet, tandis que les anciens navires glissaient sur la mer, ce qui déterminait un frottement excessif, les rouleurs s’avançaient sur les flots comme un train sur une voie terrestre et substituaient par ce mécanisme le frottement de roulement à celui de glissement.

L’énorme masse s’approchait toujours, gagnant sur le bâtiment de Napal avec une grande rapidité. Le jeune Indien la détaillait maintenant tout entier. Entre chaque roue se dressaient les imposants tuyaux des machines. Bientôt le bateau-rouleur marcha parallèlement avec l’autre et passa assez près pour permettre de distinguer les passagers que l’on voyait assis ou debout sur la galerie qui courait tout autour du bâtiment en avant des roues.

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