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Charles Kymrell : Le monde du XXVe siècle (44e partie)

samedi 4 octobre 2025, par Denis Blaizot

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Ne pouvant deviner la cause de cette particularité qu’ils observaient pour la première fois en Europe, Oudja et ses compagnons reprirent leur marche. Ils descendirent par le premier ascenseur et continuèrent leur chemin dans la rue. Même calme en bas qu’en haut. À un croisement de voie, Papillon qui avait pris la tête s’arrêta :

—  Voyez donc là-bas ! s’écria-t-il.

On apercevait, tout à l’extrémité de la rue, aboutissant elle-même à une grande place, une multitude de points noirs qui semblaient se mouvoir comme une houle. Ces points sortaient des rues avoisinantes pour se rassembler sur la place. Subitement le grand projecteur qui l’éclairait s’éteignit. On ne distingua plus que des lueurs errantes éclairant des masses confuses.

Les Indiens s’arrêtèrent et regardèrent immobiles, cherchant à comprendre. Impossible de s’informer, personne ne pas sait à côté d’eux. Ils crurent percevoir les bruissements d’une sourde rumeur qu leur arrivait semblable au bruit des vagues lorsqu’elles se brisent sur les hautes falaises.

—  Que se passe-t-il, et que signifie ceci ? demanda Oudja.

Napal l’ignorait comme elle. Toujours calme, le prudent Papillon ajouta :

—  Ne perdons pas notre temps à le chercher hâtons-nous de terminer notre opération.

Ils marchèrent encore l’espace de cent mètres environ et se trouvèrent devant la porte de sortie de Lanciano. Oudja appliqua la fiche, la porte s’ouvrit, Napal et la jeune fille entrèrent.

Au moment de franchir le seuil à son tour, Papillon fit un pas en arrière à l’aspect d’une lueur lointaine qui paraissait éclairer la foule avec des reflets d’incendie. Il ne comprit rien à ce qu’il voyait, et pressé d’agir il pénétra dans l’intérieur, referma la porte et alluma une petite lampe électrique dont il s’était muni.

On n’entendait aucun bruit dans l’intérieur de l’immeuble.

Ils se dirigèrent vers la seconde porte, qu’Oudja ouvrit comme la première, et prirent place dans l’ascenseur qui les déposa, après une montée de plusieurs secondes, dans l’intérieur de la bibliothèque. Arrivé à la hauteur voulue, l’ascenseur s’arrêta en faisant entendre un bruit sec.

—  Qu’est-ce que ce bruit ? demanda Napal.

Papillon regarda, essaya de faire manœuvrer l’appareil. L’ascenseur resta immobile.

—  La descente est fermée, dit-il. Nous ne pouvons plus redescendre.

Napal s’inquiétait, mais Oudja ajouta :

—  Ne vous tourmentez pas, je devine la cause de ce contretemps. J’avais insinué à Lanciano que je me hasarderais peut-être un jour à venir le voir secrètement. En prévision de cette visite, il s’est probablement arrangé d’avance pour m’empêcher de sortir quand je serais entrée et me tenir ainsi à sa disposition.

—  Ce serait un jeu dangereux, observa Napal. Lanciano doit savoir que la loi punit sévèrement toute violence envers les femmes.

—  Ayant pénétré chez lui par la porte secrète, les plus incrédules auraient pensé que ma présence était volontaire, et toute accusation de ma part eût paru dérisoire.

—  Alors, nous sommes emprisonnés ? repartit Napal.

—  Non, répondit Papillon. Je me charge de rétablir la descente.

Rassurée, la jeune fille indiqua le compartiment de la bibliothèque où Lanciano renfermait ses volumes secrets. Papillon rompit d’abord la communication électrique, étudia le compartiment, fit un choix dans ses outils, et en moins de cinq minutes, avec une habileté de main que Napal et Oudja admirèrent, il ouvrit le compartiment.

—  Voilà, dit-il.

—  Merci, ami, fit Napal.

Ils examinèrent l’intérieur du coffre. Dix-neuf volumes s’étageaient par six rangées de trois et une de quatre, de bas en haut. Essayer de les lire, de les parcourir même, impossible ! Les jeunes gens se regardèrent désappointés.

Mais Napal pensa avec raison qu’un de ces volumes devait être le résumé général des autres. Il s’agissait de le trouver.

—  Cherchons dans la rangée de quatre, observa Papillon avec son bon sens habituer.

Ils trouvèrent, en effet, dans cette rangée, un livre un peu plus volumineux que les autres, qui résumait essentiellement l’organisation européenne. Il était divisé en Chapitres très clairs, de façon à ce que chacun des membres du C.S., dont la besogne consistait surtout à élaborer les questions d’ensemble, pût se rendre compte, par synthèse, de toutes les questions administratives, lorsqu’il avait besoin d’éclaircir ou de se remettre en mémoire un point quelconque de l’administration.

Tandis que Papillon s’occupait d’ouvrir le second compartiment, dans lequel se trouvait le résumé des critiques générales, Oudja et Napal à l’aidé des procédés scientifiques de transcription qu’ils avaient appris en Europe, notaient avec une extrême rapidité les éléments principaux et les calculs essentiels qu’ils découvraient en feuilletant le volume. Il serait trop long de reproduire ces notes en détail. Nous nous contenterons d’exposer, en quelques lignes, le résumé des idées qui servaient de base à l’organisation des États-Collectifs et particulièrement celui qui avait trait à l’organisation économique grâce à laquelle les États arrivaient à la production formidable dont la conséquence immédiate était le bien-être pour tous.

LXVI – Aperçu de l’organisation des États-Collectifs

Au vingt-cinquième siècle, en Europe, l’administration générale comprenait cinq grandes organisations fondamentales.

La première avait pour but de traiter tout te qui concernait la satisfaction des besoins essentiels de l’homme.

La seconde s’occupait du luxe, des beaux-arts, des lettres et des sciences, des arts décoratifs, des produits rares ou d’un fini achevé, etc.

La troisième comprenait l’éducation, l’enseignement, etc.

La quatrième l’organisation générale du travail.

Enfin la cinquième était réservée au gouvernement.

Parmi ces organisations, en vertu du retard du progrès de l’évolution morale sur celui de l’évolution intellectuelle, celles qui se rattachaient directement au côté moral étaient nécessairement entachées d’imperfection par rapport aux autres, surtout mises en regard de la production économique, dont le développement avait atteint les résultats surprenants que nous avons essayé de décrire.

Nous choisirons plus spécialement cette production, à titre d’exemple, comme étant plus parfaite que les autres.

Deux principes fondamentaux régissaient cette organisation économique.

En premier lieu, une série de travaux calculs destinés à établir rigoureusement la production avec le minimum de travail, de façon à ce que cette production tût toujours assurée.

En deuxième lieu, un travail scientifique d’étude précédant et dirigeant toutes les organisations. À cet effet, un personnel de savants étudiait dans les laboratoires et cherchait constamment à découvrir les lois inconnues susceptibles d’apporter un perfectionnement dans chaque branche de l’industrie. C’est à ce second principe, mis seulement en application régulière vers le vingt-deuxième siècle, qu’il fallait attribuer les progrès réalisés. Nous en avons signalé les résultats dans les grandes pêches, dans la fabrication alimentaire, dans la coupe des vêtements, etc. Le savant Geirard appartenait à ce personnel.

Malheureusement ce principe remarquable, en dépit des réclamations, s’était concentré presque uniquement sur la seule production économique. C’est ainsi que. nous avons vu Geirard demander inutilement à l’appliquer à l’étude ne l’homme dans sa généralité. La science elle-même se trouvait réglementée. Elle avait perdu, sous la routine administrative, l’indépendance sans laquelle elle est incapable de marcher. Et c’est parce qu’il se trouvait enserré dans les mailles. de cette réglementation étroite que Ligerey n’avait pu développer l’essor de son génie.

L’organisation économique comprenait donc, d’après ce qui précède, deux études distinctes : celle des besoins essentiels de l’homme, et celle des produits naturels.

Dans le premier principe, on cherchait et on posait les calculs destinés à accorder la demande et la production dans les conditions les plus précises et les plus sûres.

Ensuite, l’organisation suivait strictement les lois naturelles et se scindait en autant de séries administratives que la nature présentait elle-même de différences successives dans ses produits, depuis leur création jusqu’à leur complet développement.

Ainsi, par exemple, pour, les besoins essentiels,on partait de ce principe évident que ces besoins proviennent d’une rupture d’équilibre entre la machine humaine et le milieu qui l’entoure, de sorte qu’en marchant progressivement on rencontrait :

1° Le milieu interne humain, équilibré par l’hygiène et par l’alimentation.

2° Le milieu externe immédiat, traité par l’hygiène extérieure, les bains, les soins matériels.

3° Le milieu externe plus étendu, où protection contre les facteurs énergiques du milieu, tels que le froid, la chaleur, la pluie, les chocs, à l’aide des vêtements, des appareils préservatifs, etc.

4° Le milieu externe plus étendu encore, combattu au moyen des habitations, etc.

5° Enfin le milieu le plus étendu : régions, actions climatériques, par des procédés scientifiques.

De même, en regard des moyens de production, on procédait par des explorations ou études du globe destinées à mettre le plus grand nombre de ressources possibles à la disposition de l’homme, et quand ces ressources étaient assurées les pou passaient dans le service destiné à en garantir la consommation.

À chacune de ces parties, qui suivaient la disposition naturelle des choses dans leur développement rationnel, correspondait un système de travail répondant à ces principes.

Ce système comprenait une quantité de directions correspondant chacune à une chose naturelle définie, Quand on se trouvait en présence d’une organisation trop vaste, comme la culture du blé par exemple, on comptait plusieurs directions ayant Chacune un emploi déterminé. À la tête de chacune d’elles se plaçait un directeur auquel on laissait le maximum d’initiative et de liberté. Il était seulement astreint à diriger son travail suivant les lois scientifiques arrêtées. On jugeait de sa valeur par les résultats qu’il obtenait. Il avait Sous 8es ordres des chefs de section, des savants, des ingénieurs, des employés, des ouvriers.

Les directeurs obéissaient directement eux-mêmes à des conseils qui englobaient chacun respectivement plusieurs directions. Ces conseils élaboraient les lois scientifiques, assuraient la répartition des moyens de travail, jugeaient les différends, etc. Ils se subdivisaient en plusieurs catégories. Ainsi le conseil d’hygiène comprenait dans ses différentes commissions : les conseils de transports, de développement, de fabrication, etc.

Au dessus se tenait le Conseil Suprême, qui examinait et tranchait les questions ensemble (fondation d’une ville, canaux entre deux mers, monuments, etc.), et dirigeait les États.

Enfin des bureaux étaient chargés d’établir la répartition des papiers administratifs, afin d’assurer la communication du personnel isolé avec les directions et les conseils.

Toute cette organisation pouvait donc se résumer ainsi : le Conseil Suprême était la tête, et les conseils le cerveau, qui concevaient.et élaboraient les lois. Les directeurs, les membres actifs qui les exécutaient. Les bureaux, la machine administrative qui assurait le fonctionnement de l’ensemble et des détails qui se compliquaient à l’infini.

Chacune de ces organisations (culture, élevage, chasse, métallurgie, transports, etc.) était elle-même installée de façon à se plier sans effort aux nécessités naturelles, et on s’efforçait toujours de concilier l’organisation du travail avec la quantité de produits dont on avait besoin, afin d’obtenir le plus de rendement possible avec le minimum de travail dépensé.

Ainsi, on calculait exactement ce qu’il fallait de bien pour une année. Ensuite, par une approximation très serrée, ce qu’exigerait l’année suivante. Et on déterminait de la sorte d’une façon certaine, grâce à la connaissance sûre et profonde de la météorologie, d’après ce que telle ou telle terre était capable de fournir, la quantité de terrain à mettre en culture.

Cette précision scientifique était autrefois complètement inconnue en Europe. Les économistes seuls la soupçonnaient. Au lieu d’appliquer ce travail d’étude si fécond en résultats, le producteur cultivait au hasard des circonstances, sous l’impulsion d’une pratique rudimentaire aidée par une science à peine ébauchée. Au contraire, dans l’Europe du vingt-cinquième siècle, les zones de culture étalent réparties suivant les régions les plus favorables à leur production. Puis, à l’aide de calculs, de cartes régionales, de graphiques, etc., on appliquait à cette culture, sur l’échelle la plus développée, tous, les procédés fournis par la science et on cherchait sans cesse à les perfectionner.

Ce que nous venons d’expliquer en quelques lignes pour le bien s’appliquait également à toute espèce de travail. Ainsi les différents transports, depuis la voiture, le tramway, le véhicule à vapeur, jus qu’aux moteurs les plus perfectionnés étaient utilisés dans la mesure exacte des services qu’ils rendaient, mise en regard de la dépense qu’ils exigeaient. Comme l’avait dit Firouze à Napal : À quoi bon prendre une lumière électrique là où une chancelle peut suffire ?

La consommation se calculait simplement par de classement d’un homme choisi comme type moyen. On définissait chaque individu par rapport à l’écart qu’il présentait avec ce type. Par suite, on arrivait à apprécier facilement, grâce à une statistique savante, ce que la masse de la population demandait à la production pour se satisfaire, et on partait de ce principe pour équilibrer le travail des années suivantes. C’est au moyen de cette statistique qu’après son examen Napal s’était vu logé, nourri et habillé suivant ses goûts sans avoir formulé le moindre désir.

Ces brèves explications, jointes aux observations de Napal que nous avons déjà relatées, donnent un léger aperçu de ce qu’était l’administration générale des États-Collectifs. Nous n’insisterons pas sur ce sujet, nous réservant d’ajouter les compléments indispensables quand Ils se présenteront dans les notes de notre héros.

LXVII – Qui change le cours des événements

Napal et Oudja consignaient donc les notes qui leur semblaient utiles. Afin d’abréger leur besogne, Ils s’étaient partagé la tâche et travaillaient avec une activité fiévreuse.

Pendant ce temps Papillon, après avoir ouvert le second compartiment, travaillait à faire fonctionner l’ascenseur. Rien n’était venu les troubler, les choses marchaient au mieux, lorsque Papillon s’arrêta soudain, prêtant l’oreille :

—  Entendez-vous ? dit-il.

Napal et Oudja écoutèrent. Une rumeur lointaine venait du dehors et arrivait jusqu’à eux.

—  Je ne crois pas me tromper, reprit Papillon, ce sont les bruits d’une émeute.

—  Qu’importe, reprit Napal, si elle ne vient pas nous déranger ?

Papillon hocha la tête.

—  Elle peut forcer Lanciano à revenir chez lui, observa-t-il, hâtons nous !

Chacun se remit à sa besogne. Au bout d’une heure, Napal et Oudja avaient noté tout l’ouvrage.

—  Enfin, s’écria Napal, grâce à cette organisation économique dont je tiens les secrets, je pourrai, s’il me plaît, créer dans l’Inde une union coopérative au moyen de laquelle j’obtiendrai des rendements qui ruineront, par la concurrence, les industries rivales qui ne travaillent que pour s’enrichir au détriment du travailleur, tandis que notre coopération profitera à tous. Je hâterai ainsi l’évolution du peuple hindou par le progrès et par le travail.

Un tendre sourire d’Oudja récompensa Napal. Elle comprenait la noble pensée du jeune homme et l’en remerciait.

Restait à examiner le résumé des critiques provenant des observations que chacun avait le droit d’écrire et qu’on envoyait au journal dont nous avons parlé. En possession de ces critiques, Napal connaîtrait les défectuosités de l’œuvre et saurait les éviter.

Il en parcourait les premiers feuillets, quand Papillon cessa de nouveau son travail en faisant signe d’écouter.

On entendit une porte s’ouvrir, puis, dans la pièce voisine, un bruit de pas qui s’approchait de la bibliothèque.

Papillon jeta un regard rapide autour de lui, s’empara d’un gros meuble et le plaça vivement devant l’ouverture, comme une barricade. Malheureusement, l’ascenseur ne fonctionnait pas encore ; restait la ressource de sortir par la porte opposée.

Le géant éteignit sa lampe et se précipita sur cette porte. Rien de plus facile pour lui que de l’enfoncer. Il réfléchit qu’il fallait faire le moins de bruit possible et préféra la forcer avec un outil par une simple pesée.

Napal l’arrêta au passage, prononça quelques paroles à voix basse en lui remettant ses papiers. Puis Papillon retourna vers la porte et commença de l’ébranler. Avant qu’elle eut cédé, celle qui était barricadée s’ouvrit sous une poussée extérieure. La bibliothèque s’éclaira subitement, et plusieurs personnes apparurent dans l’entrebâillement. Elles écartèrent le meuble et pénétrèrent au milieu de la pièce.

Lanciano se trouvait en tête, accompagné d’Isabelle et de plusieurs agents. Isabelle paraissait triomphante.

En reconnaissant leur ennemie, Napal et Oudja comprirent qu’ils étaient perdus. Ils s’armèrent de courage et gardèrent le silence, attendant les événements.

—  Eh bien, monsieur, dit Isabelle à Lanciano, avec une expression de hauteur amère, douterez-vous encore de ma parole ? Comprenez-vous maintenant que cette Indienne vous trahissait ?

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